Lorette (prostitution)  

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lorette

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AVANT-PROPOS.


Voici, à ce que m'assure l'éditeur du présent livre, un coin du grand pano- rama parisien que personne n'a ose! peindre, une page du grand livre de la


2 iVAM^HQPO^.

Civilisation moderne, au bas de laquelle personne n'a osé mettre son nom.

Il y a dans mon esprit une tendance toute particulière à entreprendre les choses que personne n'ose accomplir; aussi ai-je du premier coup accepté la tâche proposée, si difficile et surtout si scabreuse qu'elle fût.

Il est vrai que presque aussitôt cette promesse faite, je me suis, en songeant aux pudibondes susceptibilités de l'é- poque, senti quelque repentir de m'être avancé ainsi ; mais ma parole était en- gagée, et je suis avant tout esclave de ma parole ;


ÀVANT-PKOPOS. 3

Je vais donc essayer de l'acquitter. Seulement, pour mettre un certain ordre dans mon travail , je diviserai la matière que je traite en trois classes dis- tinctes, en trois catégories progressives, en trois échelons ascendants, qui con- duiront successivement le lecteur du coin de la borne oii la prostituée des rues guette le nocturne passant, jusqu'au boudoir princier oii l'ëlégante cour- tisane, qu'on a envoyé chercher dans une voiture sansarmoirie, estintroduite par un valet sans livrée.

Maintenant je préviens ceux qui vou- ront bien perdre leur temps à lire les


AVANT-PROPOS.


pages suivantes, qu'elles ne sont point écrites pour les demoiselles qui sortent du couvent.


FUIES,




FILLES


Il est inutile de faire ici la physiologie çle lafille publique : c'estcet être dégradé

• Une portion des matériaux qui m'ont servi a faire cet article est puisée dans le précieux ouvrage de Parent Du- châtelet; puis pour les choses que Parent Duchâtelet a oubliées, j'en ai appelé aux lumières de quelques uns de mes amis, fort savants sur la matière, et dont je citerais les noms avec reconnaissance , si je ne craignais pas de blesser leur modestie en mettant tout, fc coup leur seien<*e en lumitVe.


S MLLES.

que vous rencontrez le soir, particulière- ment sur la place de la Bourse, au coin de la rue de Richelieu et de la rue d'Am- boise, sur le trottoir de la rue Laffitte et sur l'asphalte du boule vart de Gand.

Nous voudrions que le cadre de cet article nous permît de prendre la fille à la formation de noti *ft société, et de la suivre à travers notre civilisation crois- sante, poursuivie par les lois somptuai- res de Philippe-le-Bel, les règlements du chancelier de l'Hôpital et les décrets de la législative : cela donnerait à notre travail un cachet de gravité et un reflet de science historique, qui nous ferait pardonner peut-être son excentricité; malheureusement nous sommes enfer- més dans les limites infranchissables.


FILLES. »

Hâtons-nous donc d'arriver au cœur de notre sujet.

Sous François I er , les filles habitaient déjà les environs de la rue Saint-Honoré, dont elles se sont peu éloignées depuis. Ce fut dans une maison de la rue du Pé- lican que l'avocat Féron vint chercher l'étrange vengeance qu'il réservait au royal amant de na femme.

L'élévation du palais Cardinal sous Louis XIII fit refluer vers le marché des Innocents et vers la rue de Féi onneTie, le troupeau de prostituées, qui aupara- vant s'ébattait joyeusement à la butte Saint-Roch, dans la rue Froidmanlel et dans la rue Saint-Honoré ; mais bientôt, comme des oiseaux qu'un bruit momen- tané a éloignés de leur rendez-vous or-


10 FIMJ3S.

dinaire, la volée des vierges folles re- vint s'abattre aux environs du nid pri- mitif et se répandre dans la rue de Ri~ chelieu, la rue des Bons-Enfants et la rue Traversière; car ce fut toujours un privilège des palais d'attirer à eux ce qu'il y a de plus haut et de plus bas dans la société.

Mais ce ne fut qu'en 1789, je crois, que l'entrée du jardin et des galeries du Palais-Royal fut permise à la fille publi- que ; dès ce moment elle s'en empara, elle en fit sa cliose, et comme la lice de la fable, elle parut y avoir établi son do- micile pour toujours .

Nous avons encore vu le temps où le Palais-Royal appartenait exclusivement à la fille publique: c'était la prostituée


FILLES. H

qui en faisait les honneurs : elle y avait son salon de réception et son parc. L'hi- ver, à la fumeuse chaleur des lampes, elle recevait dans les galeries de bois ;

l'été, à la douce lumière de la lune, elle glissait sous les tilleuls ou folâtrait au- tour du bassin, pareille à ces nymphes dont parle Virgile, qui se cachent, mais avec le désir d'être vues, qui fuient, mais dans l'espérance d'être atteintes .

Alors le Palais-Royal présentait un singulier aspect dont rien ne peut don- ner une idée ; entre deux rangées de chétives barraques , quelquefois assez splendidement décorées au dedans, mais toujours pauvres et mesquines au de- hors, circulaient une centaine de créa- tures, dernière tradition des costumes


12 FILLES.

du sacre, dernier échantillon des toilet- tes de l'empire, coiffées de fleurs, de plumes et de faux diamants , décolletées jusqu'à la ceinture, vêtues de satin, de velours et de soie, avec les joues enlu- minées, les sourcils peints, les lèvres rougies ; marchant d'un pas de reine de théâtre, se faisant faire place dans la foule, comme Jean-Bart se faisait faire place parmi les courtisans; apostro- phant de temps en temps d'une voix avinée, une connaissance qui passe ou une amie qui coudoie ; agaçant par une parole libertine le provincial nouvelle- ment débarqué; provoquant par un geste lascif l'employé trop inconnu pour aller dans le monde et trop paresseux pour rester, à travailler chez lui; jetant


FILLES. 13

une promesse de luxure ait commis- voyageur dont la journée est finie, et qui se promène comme un sultan dans ce bazar de chair humaine en faisant ré- sonner les éperons de ses bottes et son- ner l'argent de son gousset; puis, de temps en temps, débordant dans Tune ou dans l'autre des galeries de pierres pour s'assurer si quelque amateur n'a pas mordu à l'hameçon de leurs séduc-


tions frelatées — si oui — s'éloignant rapide et tournant de temps en temps la tête pour s'assurer sa proie par la fasci- nation du regard, puis disparaissant avec elle dans quelque allée obscure, au fond de laquelle rampe un escalier hu- mide et tortueux — si non — se reje- tant empressée dans toute cette lumière,


14 FILLES.

dans toute cette foule, dans tout ce bruit, pour voir si elles ne seront pas plus adroites ou plus heureuses à la seconde fois qu'à la première.

Puis minuit venu, tous ces dénions de la luxure s'évanouissaient comme si la baguette de quelque enchanteur les eût anéantis ; en un instant tous avaient fui par les portes étroites, par les allées bâ- tardes, par les rues obscures ; avec eux disparaissait toute là foule qui venait là pour eux. Puis peu à peu les boutiques se fermaient, le bruit allait diminuant, les ténèbres reprenaient leur enurire. Alors devant certaines maisons s'allu- maient des numéros de feu, enseignes infernales, à la lueur desquelles on voyait entrer et sortir des hommes au


FILLES. 15

visage pâle, aux joues caves, aux re- gards fiévreux. Ces hommes, c'étaient des joueurs ; ces maisons, c'étaient des tripots .

Le lendemain le Palais-Royal repre- nait l'aspect gênerai des autres monu- ments et se repeuplait d'une population à peu près pareille au reste de la popula- tion parisienne. Cependant ce n'était pas sans un certain effroi que les femmes honnêtes et les mères de famille se ha- sardaient dans cette Gomorrhe ; on les voyait traverser le jardin d'un pas ra- pide et inquiet, regardant devant elles, autour d'elles, derrière elles, et ne ra- lentissant le pas une lorsqu'elles avaient gagne d'un cote la rue Vh ienne, ou de l'autre la place du Palais- Ro yal . Puis le


i<3 FILLES.

.soir venu, à la première lumière des bougies, des lampes et des quinquets, tout ce monde fantastique, qui s'était évanoui la veille, reparaissait de nou- veau, et sortant de dessous terre, comme les nonnes impudiques de Robert-le- Diable, venait joyeusement, en appa- rence du moins, reprendre sa tâche de perdition.

 cette époque il y avait des hommes qui habitaient le Palais-Royal, qui ne quittaient jamais le Palais-Royal, pour qui Paris tout entier était dans le Palais- Royal. Ils y logeaient, ils y mangeaient, ils y jouaient , ils y aimaient, ils s'y ha- billaient. Là ils trouvaient tonte chose sous leurs mains : logements garnis, res- taurateurs, tripots, maîtresses, tailleurs,


FILLES. 17

cabinets littéraires, promenades. Nous connaissons un de ces hommes, homme de naissance, homme d'esprit, homme de distinction, qui quitta le Palais-Royal le jour où les filles en furent chassées ; il y avait sept ans qu'il n'en était sorti.

Qui amena cette expulsion, après une si longue jouissance que la concession semblait être devenue un droit : c'est là un de ces profonds mystères de police, invisible à l'œil du profane et sur lequel on a beaucoup discuté, sans que la dis- cussion ait fait jaillir aucune lumière; peut-être eût-il été plus logique de faire honneur çle cette mesure à quelque noble et puissante susceptibilité maternelle,

mais personne ne songea à ce motif,

2


sans dpute parce qu'il était le plus simple et le plus vraisemblable .

Tant il y a que les filles disparurent

du Palais-Royal.

  • «/ ■

Mais chose bizarre, il sembla que la proscription avait frappé non seulement une population, mais une race. Refoulée dans la rue Vivienne, sur la place de la Bourse, dans la rue de Richelieu, dans la rue Laffitte et sur le boulevart de Gand , la prostituée reparut sous une autre forme, avec un autre costume, et, si on peut le dive, avec une autre tournure.

Cela tenait à cette bienheureuse boue de Paris qu'il fallait affronter, et dans laquelle il devenait bien difficile de traî- ner les robes de velours cerise, les robes de satin rose et les robes de pou-de-soie


FILLES. U>

blanc, qui faisaient les honneurs des ga- leries de bois .

De plus, la fille publique, qui jusque là avait eu le libre usage de ses deux mains, était forcée d\m employer une à

relever sa robe et l'autre à retenir son

châle. Il est vrai qu'elle ne perdait pas tout; elle ne montrait plus sa jjprge,


mais elle faisait voir sa jambe.

Cela lui donnai! ; un faux air tlcvleiume

honnête, auquel il était instant de re- 7 i •

medier.

La police défendit alors à la fille de se promener avec une autre fille, attendu qu'alors elles pouvaient avojr l'air de deux femmes.

Eu effet, si ce n'était ce coup d'œil provocateur, ces certains mouvements

1 T


20 FILLES.

de hanches et cette inquiétude conti- nuelle qui la fait regarder en arrière bien plus souvent que devant elle, la prostituée, grâce à son nouveau costume, pourrait encore tromper quelque pro- vincial nouvellement arrivé, qui la pren- drait pour une comtesse égarée, ou quel- que bourgeoise qui la laisserait coudoyer par sa fille.

Mais il ne faut pas que pareille chose arrive, car les lois et la morale ont mis la fille publique au ban de la société. La fille publique est le paria de la civilisa- tion; c'est la pestiférée, sans le la- zareth.

Pénétrons dans l'intérieur de cette vie exceptionnelle, de cette existence


FILLES. 21

excentrique, que sa position honteuse a forcé la fille d'adopter. Grâce aux re- cherches que nous avons faites près des gens les mieux renseignés à cet endroit, peut-être parviendrons -nous même r après Parent Duchâtelet, à en dire quel- que chose de nouveau et d'inconnu.

Procédons par ordre : examinons d'a- bord les causes qui peuvent déterminer une créature humaine, faite à l'image de Dieu, nous dit la Bible, à embrasser ce honteux métier et à détourner sa face non seulement du Seigneur, mais encore de tout ce qui est honnête en ce monde.

Ce métier une fois adopté , voyons l'emploi de sa journée, ses joies, ses plai- sirs, ses douleurs, pendant tout le temps qu'elle disparaît à nos yeux.


22 FILLES.

Puis enfin nous essaierons d'expliquer comiîieiil, à ml jour venu, à une époque dite, à un âge presque uniforme, la fille publique disparaît dans les profondeurs de la société, comme les démons qui s'abîment dans le secdnd dessous d'un théâtre.

Disons aussi que, par une rare excep- tion, quelques unes échappent à la pros- cription générale, et pour nous servir de la même comparaison, s'élèvent au ceihtre, resplendissantes d'or et de dia- mants, dans une gloire pleine de lumi- neuses clartés .

Il j a deux causes premières qui dé- terminent une fille honnête à se faire prostituée, Puis une t^oisièiiie cause,


Fîtl.fcv *4

cause étrange, exceptionnelle* inouïe, et qui viendra à son tour pour clore cette série.

La première de ces causes csl îâ sé- ductioii.

La seconde^ là misère.

La troisième, le dévouement.


Décalquons un des tablcaiix de Poii- vrage de Parent Duchâtelet, et nous au- rons, sur une moyenne de j, I 83 prosli- I Liées, la proportion suivante :




M FILLES.

Domestiques séduites par leurs mai- \

très et renvoyés par eux. . . 289

Jeunes filles enceintes venues de province pour se cacher à Paris, et n'ayant trouvé les ressources qu'elles espéraient 280/

Jeunes filles amenées à Paris et abandonnées par des militaires, des commis-voyageurs et des étudiants. . . ....... 404/

Voilà pour la séduction.

Perte des père et mère, expulsion \

de la maison paternelle, aban- don complet. ........ 1,255,

Concubines ayant perdu leurs a-

ju x « > 4,121

mants et étant restées sans aucune ressource. ...... 1,425J

Excès de détresse, dénuement ab- solu ,..»*... ï>441

Voilà pour la misère.


A reporter. . . . 5,094


FILLES. 25

Report 5,094

Pour soutenir des parents vieux et

infirmes 37

Aînées de famille , n'ayant ni père ni mère, se livrant à la pros- titution pour élever leurs frères g 9 et leurs sœurs, leurs neveux ou leurs nièces 29

Mères veuves et abandonnées pour

élever leur famille 23

Voilà pour le dévouement.

Total. ... 5,183

Ainsi Dieu a voulu, sans doute, afin qu'on ne pût pas dire qu'il y avait un lieu de la terre où son regard ne péné- trât point, qu'une lueur de vertu brillât sur ce cloaque immonde, comme un feu follet voltige, étincelant et solitaire, sur


Û FILLES.

un marais infect ou sur un étang fan- geux .


Maintenant que nous avons indiqué les sources premières qui alimentent la prostitution, passons du détail à la masse, et suivons l'armée de prostituées qui tient garnison à Paris, dans la tente ou elle se renferme le jour, sur le champ de bataille 08 elle exerce le soir, et dans le taudis où elle vient s'ébattre la nuit.

Il en est des filles comme dés nouvel- les recrues qui rejoignent les drapeaux : pendant quelque temps , à leur allure naïve, à leurs gestes gauches, à leur ac- cent provincial, on peut reconnaîtse en- core les traces de Péducation primitive < 1 1 1


FlUfiS. S

conscrit; puis peu à peu, soiis la canne du sergent , sous Finfluencé de la salle de police, sous l'exemple des camarades, tout cela se plie, se discipline, s'harmo- nise, et le plus maladroit réquisition- naire finit par partir du pied gauche et marcher au pas comme ses camarades . Ainsi, (jiie ce soit la séduction, la mi- . <Ve ou le dévoilement qui ait conduit la malheureuse créature; à Fetat de dépra- vation où elle est arrivée, au IknHd'uh certain temps lés caractères distincnls des causes premières disparaissent, et l'observateur le plus judicieux et le plus profond aurait grand'peine à reconnaître des différences notables entre la fille et la fille, la prostituée et II prosfituee.


28 FILLES.

Maintenant divisons la fille publique en trois classes :

La fille de la Cité, La fille du boulevart, La fille en maison.

Nous allons reconnaître à chacune de ces trois classes des caractères distincts. Bien entendu que nous embrassons tou- jours des généralités, l'espace nous man- quant pour nous occuper des détails et pour suivre les exceptions .

La fille de la Cité appartient à la der- nière classe des prostituées ; c'est l'as- socié des voleurs dont regorgent les en- virons de la rue de Jérusalem. C'est la


FILLES. 29

maîtresse et la complice nëe du galérien futur, ou du forçat libéré. Elle vit de sa vie, parle son argot, et le suit souvent jusque sur les bancs de la Cour d'as- sises.

Les noms qu'elles se donnent entre elles se ressentent de l'état qu'elles exer- cent et de la société qu'elles fréquentent. C'est la Chouette, laCALORGNE, la Ban- cale, laBouRDONNEUSE, la Trimarde, et autres appellations tirées de leurs dé- fauts physiques, et plus souvent encore de leurs inclinations, de leurs vices ou de leurs crimes .

Nous ne les mentionnons ici que pour mémoire. Le courage nous a manqué pour descendre même en pensée dans les égoûts ou elles exercent, et pour


3§ FILLES.

monter même par procurateur jusqu'aux chenils qu'elles habitent*

La |Llle du boulevart doit être rangée dans la seconde classe des prostituées .

C'est en gênerai la fille libre et n'ap- partenant qu'à elle-même, logeant dans les garnis ou dans ses meubles, et ne rendant compte de sa conduite qu'à l'au- torité administrative et à l'administra- tion saiiitaire.

Nous parlerons tout à l'heure de son véritable maître.

On la désigne sous le nom de fille en carte, nom qui lui vient de la carte de visite sanitaire qu'elle va chercher deux fois par mois au dispensaire, qui porte le nom sous lequel elle s'est fait inscrire et


£{££$$. 31

la (J?te du jour où elle a été visitée ; à toute réquisition elle est forcée de justi- fier de cette carte.

Quant à l'état qu'elle exerce dans le cours de ses promenades crépusculaires et nocturnes, il s'appelle faire le vague.

Cette classe est la bourgeoisie de la prostitution. Elle n'a pas de langage spécial , niais seulement quelques mots particuliers qui lui servent à distinguer certains personnages plutôt encore que certains objets.

Ainsi la police, c'est la Rousse, les inspecteurs sont les Ronssards.

Son amant , est son amant, mais elle est ssimenesse.

La fille au dessus d'elle est la fille bon-


32 FILLES.

ton> la fille an dessous d'elle est la pier- reuse .

t

Là se borne à peu près tout son argot. * Les noms qu'elles se donnent entre

elles s'élèvent déjà au dessus des noms

des filles de la Cite'.


C'est :


rousselette, '

Mont Saint- Jean,

Parfaite,

Mourette,

Roulotte,

Raton,

Beignet,

Crucifix,

Peloton,

Rosier,


FILLES. X

MlGNARDE,

SOCGfE,

Bouquet,

Cocarde,

Chardonneret,

Louchon. Au crépuscule, elle sort, comme ces phalènes qui viennent tournoyer aux lumières. A onze heures et demie, elle commence à rentrer; à minuit elle a dis- paru.

Qu'a-t-elle fait depuis le matin, et que va-t-elle faire la nuit : c'est ce que nous allons voir.

Toute fille faisant le vague a un amant de cœur, qu'en termes de police on nomme souteneur, et quYn termes


U FILLES.

de clames de la halle on appelle d'un nom plus expressif encore . f^^ fa^ Un amant de cœur, c'est étrange, n'est-ce pas, et cependant cela est ainsi. Le premier mouvement est de se de- mander : Est-ce que ces filles-là ont un


cœur ?


Hélas ! oui, mesdames; il faut bien, les malheureuses, qu'elles tiennent au monde par quelque chose, ne fut-ce que pour épuiser, avec toutes les humilia- tions de la société, toutes les souffrances delà terre.

Voici les deux causes qui déterminent la prostituée à prendre un amant, c'est- à-dire, à se donner ce maître dont nous parlions tout à l'heure.


FILLES. M

La première, la plus commune, la plus déterminante, c'est de se rattacher à quelque chose d'humain dans l'état de dégradation sociale où la fille est tom- bée, à ses propres yeux. C'est d'avoir quelqu'un qui, dans l'indifférence géné- rale dont elle est entourée, lui prouve qu'il s'intéresse à elle, même en la bat- tant.

La seconde cause est que la corpora- tion des souteneurs ne permettrait pas qu'une fille restât sans amant.

Dans le premier cas, c'est le choix li- bre et indépendant de la fille qui déter- mine son affection; dans le second cas, c'est la nécessité.

Occupons-nous de cette classe eu- rieused'individusqui l'ait, en échappait!


36 FILLES.

à son pouvoir le désespoir de la police.

Auprès de toute industrie, il y a une autre industrie plus basse, qui la côtoie et qui vit d'elle.

Ainsi, la fille publique a près de son industrie qui l'enrichirait peut-être, l'industrie de l'homme entretenu qui la ruine certainement.

Car le véritable titre à donner à l'a- mant de cœur de la prostituée, n'est ni le titre que les dames de la halle lui ont donné, ni celui que les agents de police lui donnent, mais bien celui que nous lui donnons.

Le Ruffiano, comme on dit en Italie, existe peu aujourd'hui en Fiance; ce sont en général les femmes qui ont usurpé leurs honorables fonctions. D'un


FILLES. 37

autre côté, le souteneur de Gilblas, de Gusman d'Alfarache et de Lazarille de Tormes, qui se cache sous le lit, qui se blottit dans un coffre, qui s'enferme dans une armoire, pour dévaliser l'im- prudent visiteur, n'existe plus. On peut, à l'heure qu'il est, si l'on monte chez une fille en carte, poser sa bourse sur la che- minée, poser sa montre sur la table de nuit, et on les retrouvera où on les a mises.

Nous en revenons donc au titre d'homme entretenu que nous avons donné à l'amant de cœur de la prostituée faisant le vague; nous verrons plus tard la différence qu'il y a sur ce point entre celle-ci et la fille de maison.

Les hommes entretenus forment une


38 FILLES.

corporation, comme autrefois celle des boucliers, clés boulangers et des tail- leurs : seulement, comme toutes les lois de cette corporation sont verbales , comme tous les règlements sont tradi- tionnels, comme rien ne prouve Passo- ciation, les tribunaux sont impuissants pour la dissoudre, et la police se borne à la surveiller.

Nous avons dit où se recrutait la pros- titution ; disons où se recrute la corpo- ration des hommes entretenus.

Le Wauxhall autrefois, le Prado de- puis, et le bal Montesquieu maintenant, sont les pépinières où les filles vont en général chercher leurs amants de cœur.

Là, elles rencontrent quelque petit ou- vrier menuisier, ébéniste, peintre en bâ-


FI f, LES. M

fiments, qui vient dépenser, au profil du plaisir, l'économie de son travail de toute la semaine : la fille l'agace, l'em- bauche, et l'emmène chez elle.

Le lendemain, l'ouvrier qui a l'habi- tude de se lever à cinq heures du matin se reveille à huit : il est trop tard pour se présenter chez son maître, et com- mencer sa journée.

D'ailleurs la fille le retient.

— Mais, dit l'ouvrier, il faut cepen- dant que je gagne mes trois francs.

— En voilà cinq, dit la fille.

Si l'ouvrier accepte, il est perdu : car il verra qu'il peut gagner deux francs de plus par jour à ne rien faire, qu'à tra- vailler douze heures.

Mais ce n'est pas le tout qu'un ou-


40 FILLES.

vrier soit choisi par une fille pour en- trer clans la corporation des amants de cœur : il faut encore qu'il soit reçu par l'association qui ne veut admettre que des individus dignes du corps.

Vous savez ce qu'on appelait autre- fois tâter un okîat : quand ce soldat ar- rivait au quartier, le spadassin de la compagnie allait lui chercher querelle, et si le nouveau venu reculait, tout était dit, chacun le souffletait ou lui crachait au visage jusqu'à ce qu'il eût quitté le régiment.

Il en est ainsi de Y homme entretenu : à peine une fille en carte a-t-elle fait un choix nouveau, et s'est-elle donnée à un homme inconnu à la corporation, que le bruit de cet événement se répand dans


FILLES. 41

la corporation, et un des terribles saisit la première occasion de lui chercher querelle.

Il va sans dire que si l'occasion ne se présente pas, le provocateur s'en passe en en créant une .

L'intrus , une fois insulté , de deux choses l'une : ou il refuse le combat , et alors il estimé, honni, conspué, chassé, et cela par sa maîtresse, la première ; il fait donc abnégation de ses prétentions, s'éloigne, rentre dans les rangs de la so- ciété qu'il a abandonnés, y reprend la place qu'il avait quittée, et renonce à tout jamais à l'espoir qui lui avait souri un instant ; ou il accepte la lutte, et alors on convient des conditions du combat, ,et du lieu et de l'heure oii il sera livré.


4fi VILLES.

L'heure est ordinairement au crépus- cule, le lieu une de ces petites rues qui avoisinent les corps-de-garde; le mode du combat, la savate.

Puisque nous avons prononce ce mot, arrêtons-nous un instant sur lui, il en vaut bien la peine.

La savate est aujourd'hui un art, comme le cancan est une danse; les gens du monde les ont élevés tous deux à une hauteur qu'on ne les croyait ni l'un ni l'autre destinés à atteindre.

Tant que la savate est restée une lutte populaire, un duel de Titi à Titi , la sa- vate n'a pas fait de grands progrès, car elle se conservait pure et traditionnelle ; mais la fusion des rangs a amené la ren-


FILLES. *3

contre des grands et des petits, de l'homme du monde et du crocheteur : l'absence du respect qu'on portait aux habits de velours et de soie, a fait naître le mépris et la haine des habits de drap; autrefois, pour l'homme du peuple, le grand seigneur était un protecteur qui le faisait vivre; aujourd'hui, pour le dernier manant, l'homme comme il faut est un usurpateur qui lui prend sa part des biens de ce monde.

Tous les matins, il y a des journaux qui, ne sachant pas ce que c'était que la loi agraire chez les Romains, orêchent la loi agraire. Tous les jours il y a des éco- nomistes qui, sous le nom de Saint-Si- moniens, de Communistes et de Pha- lanstériens, préconisent le partage des


44 FÏLLES.

fortunes et l'abolition de l'hérédité ; tous les soirs il y a des filous qui mettent la théorie en pratique .

Pour tout homme pauvre, comme nous Pavons dit, Phomme riche est donc un ennemi; car il retient son bien, lui enlève sa pari de bonheur, et lui impose le travail à Paide duquel seulement il peut se procurer son pain de chaque jour.

D'ailleurs, si pauvre qu'il soit, et cela est juste, Phomme du peuple est, devant la loi, l'égal de l'homme du monde : il jouit des mêmes droits, et peut réclamer de tout agent de l'autorité une égale protection.

D'un autre côté, comme en même temps qu'il prenait à Phomme du peuple


FILLES. 45

le dësir de mouler, il prenait à Phoinme du monde le caprice de descendre. Il ré- sulta, de ce double déplacement, un ter- rain neutre sur lequel le goujat et Phomme comme il faut se rencontrèrent. Ces terrains neutres furent successive- ment la descente de la Courtille, les bals masqués de Franconi, de la porte Saint- Martin, des Variétés, dePOdéon, de la Renaissance, de Musard, et aujo*raPîu;i de POpéra.

Nous désignons, comme on le Voit ici, lès localités principales, abandonnant les localités secondaires.

Cette réunion de Pliounne du peuple presque toujours envieux avec Phomme du monde quelquefois insolent, amena


  • « FILLES

des rixes ; il n'y avait pas moyen d'éle- ver Phomme du peuple jusqu'au duel à l'épée et au pistolet, force fut à l'homme du monde de descendre jusqu'à la lutte à coups de pied, et le combat à coups de


poing.


Presque toujours, grâce à l'habitude de cette sorte de combat et à l'étude qu'en avait faite son adversaire, l'homme du monde fut vaincu.

Toute intelligence veut réagir con- tre ce qui l'opprime, que l'oppression vienne de la force ou de l'habileté; l'homme du monde décida donc qu'il ré- tablirait l'égalité par l'étude.

Dès lors, le besoin du maître de sa- vate se fit sentir dans la société, et le maître de savate fut.


FILLË2». 47

II y avait bien déjà le maître de bâton; mais avec le bâton on assomme, et la moralité du gouvernement constitution- nel ne permet point qu'on en arrive jus- que là ; d'ailleurs on ne peut pas tou- jours sortir avec un bâton de longueur, comme un compagnon du tour de France, et depuis Germanicus on est, comme chacun le sait, forcé de laisser sa canne à la porte des théâtres.

La savate devint donc, à partir de ce moment, une portion non pas essentielle de l'éducation de l'homme du monde, mais une partie complémentaire de ses arts d'agrément.

Les trois quarts de nos jeunes gens comme il faut, de ce qu'on appelait au- trefois nos dandys, et de ce qu'on appelle


48 FILLES.

aujourd'hui nos lions, sont les premiers sa va f tiers du monde .

Mais Part de la savate se traîna d'a- bord dans les errements connus, le pro- fesseur s'en tint aux traditions vulgai- res, et l'homme du monde, après une étude plus ou moins longue de cet art, se trouva tout bonnement, sous ce rap- port, l'égal de l'homme du peuple.

C'était déjà beaucoup pour lui qui avait été long-temps son inférieur, mais ce n'était pas assez, ce n'était pas le tout de pocher un œil , d'écraser un nez ou de déchirer une jambe, il fallait rentrer chez soi avec les tibias intacts, le nez pré- servé, et les jeux sains et saufs.

Or, pour parvenir à ce résultat, ce n'était point assez d'arriver à être l'égal


FILLE*. 49

de l'homme du peuple, il fallait l'écraser par une puissante supériorité.

Les individus naissent en harmonie avec leur temps . Si les grandes époques manquent parfois aux hommes , il est bien rare que les hommes manquent ja- mais aux grandes époques : un homme de génie apparut. — Cet homme, c'est Charles Lacour.

Charles Lacour commença nar étu- dier la savate, et arrivé à une force su- périeure, d'écolier il se fit maître tout en convenant cependant, ce qui est rare chez les professeurs , que la savate , même comme il l'enseignait, était un art incomplet.

Il rêvait doue nuit et jour aux moyens de perfectionner cet art.


50 FILLES.

Comme il était plongé au plus pro- fond de ses calculs théoriques, il enten- dit parler de la boxe.

Quand je faisais partie de la garde nationale, et cpie mon sergent, avec grand'peine , m'avait fait faire demi- tour à droite, il s'arrêtait, haletant, s'es- suyait le front avec son mouchoir, puis me disait, d'une voix lente, accentuée et solennelle, afin de rendre la démons- tration plus lucide :

« Maintenant, monsieur Dumasse, demi-tour à gauche est exactement la même chose que demi-tour à droite, ex- cepté que c'est tout le contraire. — Aile/.. •

Eh bien ! pour me servir de la dé- monstration de mon sergent qui m'a


FILLES. 51

toujours paru la figure la plus claire de l'école de peloton. — Je redirai après lui :

« La boxe est exactement la même chose que la savate, excepte que c'est tout le contraire. — Allez. »

En effet, écoutez bien ceci : et vous en tirerez encore cette conséquence po- li tique qu'il y a, outre la haine nationale, une antipathie naturelle entre l'Anglais et le Français ; n'en déplaise aux pre- neurs de l'alliance anglaise.

En effet l'Anglais dans fa boxe, — la boxe est la savate de l'Angleterre, — a perfectionne l'usage des bras et des jmings, tandis qu'il n'a considère les jambes et les pieds qrte comme des res -


52 FILLES.

sorts destinés à rapprocher ou à éloigner le boxeur de son adversaire.

Tout au contraire, dans la savate, qui est la boxe de la France, le Parisien avait fait de la jambe et du pied les agents principaux, ne considérant les mains que comme armes défensives .

Il en résulte que l'Anglais perd toute la ressource qu'il peut tirer des pieds, tandis que le Français perdait toute l'aide qu'il pouvait espérer des mains.

Charles Lacour rêva cette grande en- treprise, cette splendide utopie, ce su- prême perfectionnement de fondre en- semble la boxe et la savate.

Il partit pour l'Angleterre, et sans leur dire qui il était, il prit, comme un écolier ordinaire, des leçons de Swift et


FILLES. 53

Adams, les deux premiers boxeurs de Londres .

Puis lorsque Pecolier.se sentit maître, il revint à Paris, et mis sa théorie en pratique.

De cette combinaison est née la savate contemporaine ; cet art terrible qui met l'homme qui le possède en état de lutter, non seulement avec un homme plus fort que lui, mais avec quatre hommes d'une puissance supérieure à la sienne.

A partir de ce moment, et grâce à la réunion des pieds et des poings, qui fait des quatre membres, dont Dieu, dans sa prévoyance, a doué l'homme, des armes tour à tour défensives et offensives. La victoire de l'homme du monde sur l'hommedu peuple ne fut plus douteuse,


54 FILLE».

et la supériorité se trouva établie en fa- veur de l'aristocratie.

Nous disions donc avec raison que la savate était un art.

Maintenant que nous l'avons prouvé, revenons à notre sujet, dont cette di- gression nous a écarté, sans cependant nous en faire sortir.

Si donc, comme nous l'avons dit, le néophite accepte le défi, les deux cham- pions, accompagnés de leurs témoins, se rendent au lieu désigné, et là le combat s'engage.

C'est une chose non moins curieuse à voir qu'un duel, je vous jure.

D'abord, comme dans un duel, où les


FILLE*. S5

adversaires se tâtent l'un l'autre par des dégagements et des feintes, chaque sa- vatier commence par ce qu'on appelle les coups de principes . Attaquant par les coups de pied bas, qui ont pour but de mettre à nu les os des jambes, ripostant par les coups de pied d'arrêt, qui ont pour résultat de couper le diaphragme. Au bout d'un instant de cette lutte pré- paratoire, comme ils ne connaissent pas encore la boxe-savai e et qu'ils s'en tien- nent à l'art primitif, c'est-à-dire qu'ils ne se servent que des pieds, ils essaieu! de se passer la jambe. Enfin, si habile qu'ils Soient tous deux, l'un d'eux finit toujours par tomber; alors, et le plus souvent, une fois à terre il s'avoue vaincu, non pas en demandait! franche-


S6 FILLES.

ment grâce et merci , comme faisaient nos anciens chevaliers, — peste! le Français moderne est trop fier pour cela, « — mais en disant, — Ten ai assez, — * distinction subtile qui tend à faire croire que le vaincu se retire, non pas parce qu'il recoin i idi un vainqueur, mais parce que le jeu qu'il joue commence à l'en- nuyer.

Si le- . . nous cherchons un mot pour ne pas dire vaincu, si le. .. terrassé pro- nonce la phrase sacramentelle, son ad- versaire cesse de frapper à l'instant même, quelle que soit la haine qui l'en- flamme, quel que soit le nombre de coups de pied qu'il ait reçu, quel que soit enfin son désir de les rendre. — Le J'en ai assez,, — est un talisman su-


FILLES. 57

préine, un appel toujours entendu. Un savatier, qui , après ce mot prononcé, toucherait un autre savatier autrement que pour l'aider à se relever, serait un homme aussi profondément déshonoré qu'un duelliste qui, après avoir désarmé son adversaire, lui passerait son épée au travers du corps.

Mais si, en tombant, le champion ne dit rien, si, malgré la position fâcheuse où il se trouve, il continue à se défendre, alors c'est autre chose, et il n'y a plus ni grâce ni merci. Celui qui est resté de- bout tourne autour de celui qui est cou- ché , et essaie de le frapper à la tête ; et il frappe jusqu'à ce qu'il soit parvenu à lui laisser sur le visage une de ces em- preintes visibles et honteuses , qu'en


38 FILLES.

terme d'art on appelle expressivement le cachet.

Une fois qu'il a passe par une pareille épreuve, fût-il vaincu, ce qui lui arrive presque toujours, Pâmant de cœur est reçu dans la corporation.

Mais aussi s'il est vainqueur,

Sa position est faite à Pins tant même, les filles se le disputeront; il peut se mettre au prix qu'il voudra, et si une fille n'est pas assez riche pour l'entre- tenir, elles se mettront deux , trois , quatre s'il le faut, pour le payer à son prix.

Il y a un de ces messieurs qu'on ren- contre le soir sur le boulevart, avec des gants blancs, un habit bleu ou marron à boutons ciselés, un pantalon de couleur


FILLES. 59

tendre qui dessine ses formes, et dont rien ne trahit la position sociale qu'un chapeau légèrement incliné sur l'oreille, et le mouchoir de coton que, de temps en temps , il tire fastueusement de sa poche pour faire semblant de se mou- cher.

Il est entretenu par cinq femmes qui lui donnent chacune dix francs par jour, ce qui lui fait un revenu annuel de dix- huit mille francs.

Aussi, quand il passe sur le même boulevart que ses maîtresses , comme celles-ci en sont fières et comme les au- très en sont jalouses i

Et cependant le triomphe de ces pau- vres filles qui se ruinent pour lui est in- complet; elles ne seront contentes, di-


60 FILLES.

sent-elles elles-mêmes , que lorsque M. T***** aura un tilbury.

Vous me direz qu'avez 18,000 fr., c'est-à-dire avec la moitié' de ce qu'a de nos jours un fils de France, M. J***** pourrait bien prendre l'élégante loco- motive qu'ambitionnent pour lui ^es maîtresses.

Oui, sans doute; mais M. T***** est un garçon économe et qui songe à l'avenir : il n'aura pas toujours trente-sept ans, un poignet d'Alcide et un tempérament de fer. Il lui faut une ressource qui lui mé- nage une vieillesse honorable et ho- norée, et M. T*****, comme la plupart de ses confrères, loue des garnis, au jour.

Un mot de cette industrie, inconnue


FILLES. 6i

très certainement à la plupart de nos lecteurs.

La somme que reçoit dans les beaux quartiers de Paris un homme entretenu par une fille, est celle de dix francs par jour, c'est-à-dire les appointements d'un chef de bureau à la préfecture de la Seine, à la liste civile ou au ministère de l'intérieur.

En général, il en dépense cinq avec une autre fille : nous reviendrons à ce point tout à l'heure, et met les cinq au- tres de côte.

Puis, quand il a une somme suffisante, il prend des garnis au mois, qu'il sous- loue au jour.

Tous les soirs il va faire sa recette. Si on ne lui paie pas son loyer, il s'en in-


62 FILLES.

demnise lui-même en s'adjugeant un fragment de la parure de sa pension- naire, ou un châle, ou un chapeau, ou un bijou . Le lendemain ou le surlendemain, si on lui paie l'arriére, il rend l'objet. Le troisième jour, l'objet est vendu, et il n'y a plus rien à réclamer, le produit de la vente eût-il dépassé de beaucoup le total de la dette.

M. T** 1 *? a une douzaine de chambres garnies qu'il loue ainsi au jour, et dont il va en personne recevoir le loyer cha- que soir.

On conçoit surtout combien, pour cette recette quotidienne, un tilbury lui serait utile.

Au reste, les hommes entretenus ont les mêmes inclinations, les mêmes dé-


FILLES. 68

fauts et les mêmes vices que les femmes auxquelles nous empruntons l'épithète sous laquelle nous les désignons. Ils trompent la femme qui les paient, dé- pensent avec des maîtresses l'argent qu'elles leur donnent, leur font des scè- nes de jalousie , et les battent le soir quand elles n'ont pas fait une recette convenable.

Aussi , chaque amant de cœur sur- veille-t-il sa maîtresse , non pas pour s'assurer qu'elle lui est fidèle, tout au contraire, mais pour ne pas lui laisser de possibilité de le tromper sur le résul- tat de ses disparitions : il la suit de l'au- tre côte du boulevart, ou Pe[)ie embus- que au coin d'une borne.

Cela s'appelle filet' sa înonvsse.


64 FILLES.

Il ne lui passe aucune faiblesse, ex- cepté celles que de temps en temps elle est forcée d'avoir pour les roussards . On sait que les roussards sont les agents de la surveillance sanitaire.

A onze heures et demie, chacun ra- masse sa ménesse, c'est-à-dire rentre avec sa femme. On fait les comptes, et ramant de cœur reçoit son dû, dont il va presque toujours, malgré les pleurs de sa maîtresse, manger une partie avec une autre femme.

S'il reste, c'est pour être nourri par elle le lendemain.

Quant à l'emploi du temps des filles en carte chez elles, il se divise, comme on le comprend bien, selon les goûts ou les tempéraments. Le plus grand nom-


FILLES. 65

bre reste couche fort tard. Celles qui sa- vent lire, lisent les romans de Florian ou d'Anne Radcliffe, cherchant dans cette lecture des émotions douces ou ter- ribles, des amours pastorales ou des pas- sions sanglantes : tout ce qui est en op- position enfin avec leur vie habituelle et leurs émotions de tous les jours. Quant aux livres licencieux, si ap- préciés dans les collèges et si recher- chés dans les couvents, ils n'entrent ja- mais chez une prostituée. Qu'auraient- ils d'intéressant pour elle qui sait toutes les choses infâmes, et qui, sous ce rap- port, n'a plus rien à apprendre. C'est elle qui est le livre.

Il y en a d'autres qui cousent, qui bru dent, qui font de la tapisserie, mais la


66 FILINS.

chose est rare : la paresse est le défaut capital de la fille publique.

Le soir venu, et en général elles voient venir le soir avec une grande tris- tesse, elles s'habillent, descendent, et recommencent le métier qu'elles ont fait la veille.

Cette vie si uniforme, si monotone, si pareille, a cependant ses jours tragiques qui se représentent deux fois par mois ; ce sont les jours du dispensaire.

Le dispensaire est le lieu où les filles eu carte subissent la visite, et son éta- blissement date de l'année 1 802.

Chaque fille, comme nous l'avons dit, reçoit au commencement de l'année une carte sur laquelle est relaté le nom sous lequel elle s'en! fait inscrire, et qui pré-


FILLES. 67

sente en outre un timbre sec, et plu- sieurs petites cases clans lesquelles sont inscrites les dates des visites.

Toute fille en carte qui ne se présente pas au jour voulu, ce qui est facile à vé- rifier par la date de la première visite, est punie fort sévèrement. Il en résulte que si terrible que soit cette inspection pour elles, elles préfèrent encore la vi- site à la punition.

Le dispensaire est situé au coin de la rue de Jérusalem, près de l'arcade Jean- Goujon. Les filles en carte s'y rendent avec leurs amants de cœur qui les atten- dent à la porte : elles entrent alors dans une grande salle où elles attendent leur tour, confondues les unes avec les au- tres, sans distinction de hiérarchie,


68 FILLES.

soie, bure, velours et haillons pêle-mêle. Puis leur numéro d'ordre arrive, on les appelle, et elles passent dans la chambre d'examen.

Dans la prison et à l'hôpital, l'inspec- tion se fait sur une espèce de table pa- reille à celle dont on se sert pour les grandes opérations chirurgicales. La fille se couche sur cette table, et le mé- decin procède à la visite qui se fait sur- tout à l'aide du spéculum.

Mais quels que soient les avantages qu'offraient cette table, on a dû y renon- cer au dispensaire. Pourquoi cela? le voici. Ecoutez-bien, la raison est étrange :

Les élégantes viennent avec leurs chapeaux ; en se couchant sur cette table


FILLES. 69

elle$ froissaient leurs chapeaux, qu'il eût été trop long de défaire et de remettre, rhaque médecin devant visiter vingt- cinq femmes, et faire ce qu'on appelle leur folio par heure. Or, comme pour la plupart du temps elles n'avaient que cet unique chapeau, cette circonstance de la détérioration d'une partie si impor- tante de leur toilette, multipliait le nombre des récalcitrantes et des insou- mises , à un tel point qu'il fallut renoncer à la table, quelque avantage qu'elle pré- sentât.

Il fallut donc se contenter d'un fau- teuil.

Ce fauteuil, à dos renversé, que dé- passent le cou et la tête, est élevé sur une espèce d'estrade où la patiente


70 FILLES.

monte à l'aide d'un escabeau. Puis la vi- site faite, si elle est reconnue saine, on lui vise sa carte, on lui remplit son folio, et on la renvoie.

Alors ce sont des cris de joie, des transports de bonheur entre Pâmant et elle : on a quinze jours de tranquillité devant soi, quinze jours d'abondance, quinze jours de liberté.

Mais si, au contraire, la fille est ma- lade, sur un signe du médecin elle est saisie, enlevée, et conduite au dépôt, malgré ses cris, ses pleurs, ses gémisse- ments, et cela à l'instant même, à la mi- nute, à la seconde.

Là, elle reste avec une centaine d'au- tres pestiférées comme elle, jusqu'à ce que la visite soit finie ; puis on les en-


FttLKS. 71

tasse six par six dans des fiacres, et la garde municipale les conduit à Saint- Lazare.

Le trajet est chose curieuse, car les amants suivent aux portières, échan- geant avec ces malheureuses des signes, des paroles, des protestations. Un ins- tant, les pauvres créatures pourraient se croire aimées de leurs amants. Hélas! il n'en est rien : les malheureux pleurent leur industrie détruite, leur spéculation ruinée, leur prospérité inteil'ompue.

Puis une fois guérie, la recluse sort de Saint-Lazare, et retrouve son amant infidèle et rançonnant quelque autre de sescamardes.

Elle refait un antre aman! qui l'es-


72 FILLES.

pionne, la ruine et la bat comme le pre- mier, et la même vie recommence.

Maintenant que nous en avons fini avec les filles en carte, passons aux filles en maisons.

Les filles en maisons se divisent en deux classes :

Les filles d'amour,

Les pensionnaires.

Ces deux classes sont reunies sous la seule dénomination de filles à numéro.

Ce nom de filles à numéro leur vient de qu'au lieu d'avoir une carte comme les filles qui exercent pour leur propre compte, elles n'ont qu'un simple numéro d'ordre.


FILLES. 73

La fille d'amour livre son corps pour la nourriture et le vêtement; on lui laisse un jour par semaine pendant lequel elle exerce pour son propre compte.

La pensionnaire travaille de compte à demi, c'est-à-dire qu'elle partage sa recette avec la dame de maison ; et, sur ce qui lui reste, s'habille et paie trois, quatre ou cinq francs de nourriture, se- lon l'élégance de l'établissement où elle se trouve.

L'intérêt de la dame de maison est d'endetter ses filles, afin qu'elles ne pas- sent pas dans un autre établissement.

Quelques unes cependant font malgré tout cela des économies assez considéra- bles. Il y a certaines de ses filles qui ont


74 mtim

jusqu'à vingt-cinq ou trente mille francs places sur le grand-livre.

Les filles qui habitent les grands éta- blissements manifestent nn profond mé- pris pour les filles en carie, qui leur ren- dent ce mépris en haine ; c'est l'aristo- cratie de la prostitution .

Aussi leurs noms se ressentent-ils de leur prétention à une supériorité sociale .

Elles s'appellent

Armide, Nathalie, Olympe, Zulma,

Armande,

AzÉLINA,

Palmire,




FITJ.ES. 75

Flavie,

Sydonie,

Arthémise,

OCTAVIE,

Flora,

ISMÉNIE,

Balzamine,

AsPASIE,

Antonia, [

Fanny,

Lucrèce,

Rosa,

Léocadie.

Les filles à numéro ne sortent pas, ou sortent très pieu ; elles se contentent de recevoir des visites.

Les chambres où elles reçoivent ces


76 FILLES.

visites ont un aspect tout particulier, une physiologie tout individuelle, qui tient de l'hôtel garni et de la maison bourgeoise.

Le mobilier se compose en général de rideaux blancs, de canapés rouges, de tableaux représentant Napoléon, l'im- pératrice Joséphine, le prince Eugène, et les Adieux de Poniatowski : d'une pendule flanquée de deux vases de por- celaine sous des globes, d'un feu qui ne brûle jamais, et d'une psyché que les filles appellent généralement une apschiché.

Tout objet d'ameublement qui se peut mettre dans la poche est généralement supprimé .

La vie de la fille en numéro est encore


FILLES. 77

moins accidentée, comme on le com- prend bien, que celle de la fille en carte : l'une cherche, l'autre attend; et si mo- notone qu'elle soit, c'est toujours une distraction que de faire le vague»

Puis celles-ci n'ont point la ressource quotidienne de l'amant de cœur, elles sont forcées de s'en tenir à l'amant heb- domadaire.

Aussi, n'ayant qu'un jour sur sept* mettent-elles toujours pour condition que ce jour sera le dimanche. Or le di- manche est le grand jour des commis et des étudiants; cela tombe à merveille.

Les dames en numéro ne paient pas leurs amants ; elles se font en général passer à leurs yeux pour des femmes en- tretenues par des Anglais, des banquiers


78 FILLES.

et des agents de change . Comme elles sont en général assez élégamment mises, ceux qu'elles veulent tromper se laissent prendre à leur mensonge. Mensonge qu'ils ne peuvent pas démasquer, le prix d'entrée de rétablissement qu'habitent ces dames, étant, en général, fort au dessus de leurs moyens pécuniaires.

Aussi, le lundi matin, commis et étu- diants rentrent-ils, d'un petit air fat, dans leurs magasins et dans leurs hôtels garnis, en parlant tout haut de leurs bonnes fortunes, avec de grandes dames dont ils montrent les cheveux roulés dans un médaillon, et dont ils gravent discrè- tement, sur les vitres de leurs chambres, les simples initiales, de peur de compro- mettre leurs nobles conquêtes.


FJUES. 79

Ce 3011 i là les baronnes, les comtesses et les marquises qui rendent la vie si malheureuse aux pauvres grisettes.

Aussi pour les filles en numéro, filles d'amour ou pensionnaires, le dimanche est-il le jour heureux, le jour désiré pen- dant six jours, le jour attendu toute Ja semaine, le jour dont le reflet se répand sur tous }es autres jours.

Maintenant, à part l'exercice de leur métier, à quoi se passent les autres jours.

D'abord la fille est surtout paresseuse, elle se lève le plus tard qu'elle peut. Deux fois par semaine, la marcheuse la conduit au bain, et raccompagne, de crainte qu'elle n'aille ailleurs. Puis elle rentre déjeuner dans sa chambre, passe


80 FILLES.

de sa chambre dans la chambre com- mune, où se trouvent ses compagnes, et joue aux cartes ou au loto ; au loto sur- tout, le loto est le jeu de prédilection de la fille à numéro. J'espère qu'on ne me fera pas l'humiliation de croire que j'ai risqué un calembourg.

Si des visites se présentent, on ap- pelle ces demoiselles selon leur tour de rôle. Il arrive aussi parfois que les visi- teurs les font demander par leurs noms; ce sont les tours de faveur.

 quatre heures, on dîne en commu- nauté : chacune a sa place habituelle, comme dans une table d'hôte ; la dame de la maison tient le milieu et veille à ce que tout se passe dans les convenances. Chez quelques dames de maisons, il y a




FILLES. 81

une amende pour toute fille qui jure ou tient un propos licencieux.

Le dîner est copieux : il se compose de la soupe, du bœuf, d'un bon rôti et d'une salade gigantesque, servie dans un saladier monstre. Ce saladier est tra- ditionnel, c'est le palladium de l'établis- sement ; on peut juger de la valeur que la superstition lupanarienne y met en voyant les attaches qui consolident ces nombreuses fêlures.

Les filles à numéro sont visitées une fois par semaine et à domicile. Le jour et l'heure de la visite sont toujours fixés d'avance, afin que le médecin ne les

trouve pas absentes ou occupées. Si une

« 

fille est reconnue atteinte d'une maladie contagieuse, elle est signalée à la dame


82 FILLES.

de maison qui, à l'instant même et sous peine d'amende considérable, est som- mée de la retirer de la circulation. En conséquence, la fille signalée est, à l'ins- tant même, consignée dans sa chambre, et le lendemain elle doit se présenter au dispensaire, où elle subit une seconde visite. Si cette seconde visite confirme le jugement porté sur elle à la première, elle est, immédiatement, conduite au dépôt, et de là transférée à l'hôpital.

Le lendemain, le commis ou l'étu- diant reçoit une lettre qui lui apprend que sa baronne, sa comtesse ou sa mar- quise est partie pour les eaux.

Maintenant quelques mots sur la fa- çon dont disparaissent, arrivées à un


FILLES. 83

certain âge, ces trente ou trente-cinq ' mille filles publiques qui forment la moyenne des prostituées de Paris .

Dans les différents tableaux, établis par le relevé des inscriptions faites au bureau des mœurs, on peut voir que la prostitution peut comprendre cinquante ans de la vie d'une femme.

Ainsi, par exemple, sur une moyenne de 3,500 filles qui se livrent à la dé- bauche, il est démontré que 2 ont com- mencé à dix ans et que 1 a fini à soixante- deux ; mais de vingt-huit à trente ans le nombre diminue de moitié ; mais passé trente-neuf ans toute fille qui exerce n'est plus qu'une exception ; il résulte donc que sur 30 ou 35,000 prostituées


..--


84 FILLES.

  • qui, ainsi que nous l'avons dit, forment

la moyenne annuelle, un dixième doit disparaître chaque année.

Où passe ce dixième, que devient cet amortissement, par quelle soupape so- ciale s'évaporent ces 3,000 créatures humaines.

Le plus grand nombre prend un état.

D'autres entrent comme domestiques dans différentes maisons, et souvent dans les établissements mêmes où elles ont exercé.

D'autres retournent dans leur pays ;

D'autres restent en prison ;

D'autres entrent dans des dépôts ;

Enfin d'autres meurent.

Veut-on savoir comment a disparu


FILLES. 8S

des contrôles de la prostitution un chiffre de 5,081 filles ; en voici le tableau :

972 Ont pris divers états :

392 Se sont faites couturières, bro- x deuses, giletières, bretellières,

gantières, frangières, dentelliè- res, passementières, etc., etc.

108 Sont devenues dames de maison,

86 Blanchisseuses.

83 Marchandes des rues.

48 Chiffonnières.

47 Modistes et fleuristes.

47 Ecaillères.

33 Marchandes à la toilette.

28 Ghapelières et cordonnières.

19 Polisseuses de métaux.

17 Cardeuses de matelas.


86 FILLES.

17 Actrices ou figurantes sur les théâtres de Paris et de la pro- vince.

1 4 Brocheuses et relieuses.'

1 3 Sages-femmes, dont plusieurs à la maternité.

1 1 Infirmières dans les hôpitaux.

8 Portières.

1 Maîtresse de musique dans un grand pensionnat.

247 Ont formé les établissements suivants :

53 Des boutiques de mercerie et de parfumerie.

37 Des boutiques de fruitières.

37 Des magasins de nouveautés. 33 Des cafés et des estaminets.

27 Des magasins de modes.




FILLES. 87

14 Des maisons garnies,

1 4 De petites boutiques de quincail- leries.

12 Des restaurants.

5 Des pensions bourgeoises.

3 Des cabinets littéraires.

1 Un débit de papier timbré.

1 Un débit de tabac.

461 Sont entrées comme domesti ques :

69 Chez des restaurâtes, limonadiers, marchands de vins, rogomistes, etc., etc.

49 Chez des tourneurs, des ébénistes, des menuisiers, des serruriers.

47 Chez des épiciers, fruitiers, bou- langers.

33 Chez des employés et des rentiers.


88 FILLES.


28 Chez des gens riches, chez des femmes titrées, en qualité de bonnes d'enfants ou de femmes de chambre.

1 9 Chez des magistrats, des avocats, des médecins et des artistes.

1 9 Chez des négociants et fabricants en boutique.

1 6 Chez d'anciens militaires retraités .

i 4 Chez des vieillards et des infirmes, en qualité de garde-malades. 9 Chez de gros négociants, en qua- lité de demoiselles de boutique et de comptoir. 5 Dans des pensionnats. 1 53 Dans des maisons restées sans dé- signation.

Enfin :

239 Ont été rayées par suite de leur renvoi dans leur pays, par les


FILLES. 89

bons offices des dames de cha* rite ou d'autres personnes.

1,206 Ont pris des passeports pour s'é- tablir d'une manière définitive en différents pays.

319 Ont été placées dans des maisons de repentir et de retraite.

254 Ont été reprises par leurs parents qui en ont répondu.

185 Ont disparu par suite de condam- nations judiciaires.

177 Par suite d'infirmités graves, les empêchant de continuer leur métier.

138 Ont été emmenées par la gendar- merie.

1 1 A Se sont retirées en prouvant qu'el- les avaient des rentes sur l'état ou des moyens positifs d'exis- tence.


90 FILLES.

101 Ont été réclamées par des gens riches qui vivaient avec elles maritalement.

1 1 Ont été acheminées sur le dépôt de Saint-Denis.

28 Ont été reprises par leurs maris qui les avaient abandonnées.

128 Sont mortes.

Enfin, si Ton veut pousser l'investi- gation jusqu'au bout, et savoir comment sont mortes ces 428 malheureuses ; on trouvera que

48 Ont. succombé à domicile, à la suite de maladies.

108 Dans les infirmeries de la prison.

2G4 Dans les différents hôpitaux de Paris.


FILLES. 91

2 Ont été assassinées. 4 Se sont noyées. 2 Se sont pendues (1).


(i) Parent Duchâtelet.


LORETTES.


Quand le grand-duc Ferdinand ren- tra, en 1814, à Florence, d'où il était exilé depuis dix ans, et qu'il vit les chan- gements que nous avions faits dans le


06 L0RETTES.

chef-lieu de la préfecture de l'Arno, il s'écria plein d'admiration pour nous :

«Mon Dieu, quel malheur que ces diables de Français ne soient pas restés dix ans de plus dans ma capitale ! »

En effet, en moins de dix ans, Flo- rence avait subi une transformation complète. Il en est de même de Paris : un Parisien qui l'aurait quitté il y a vingt ans et qui y rentrerait aujourd'hui, ne reconnaîtrait plus sa ville natale.

Or, parmi tous ces quartiers qui se sont élevés à l'envi l'un de l'autre, il y a un quartier qui semble bâti par la ba- guette d'une fée.

C'est le quartier de Notre-Dame de Lorette .




L6RETTES. 97

Il est vrai que la forme des bâtisses ajoute encore au fantastique de la chose. Comme pour répondre au défi de Victor Hugo, les architectes se sont mis à l'œu- vre, et chacun a été trouver son entre- preneur, avec des plans de maisons italiennes, espagnoles, grecques ; on eût dit qu'on avait tout à coup retrouvé et rouvert les cartons de Jean Goujon, de Raphaël et de Palladio. Les entrepre- neurs, émerveillés de tous ces dessins qui ne pouvaient manquer de séduire la fashionable badauderie des Parisiens, se sont mis à l'œuvre, et les maisons sont sorties de terre à A^ue comme les décora- tions de l'Opéra qui les regardait étonné de se voir supassé en vitesse. En effri, ce quartier improvisé se peupla avec


98 LURETTES.

cette miraculeuse rapidité qui restera toujours un problème, non pas de grands seigneurs, de riches capitalistes, ou de grands propriétaires comme Pavaient pense les entrepreneurs; mais d'artistes, de gens de lettres, de peintres, de sta- tuaires, de chanteurs, de comédiens, de danseurs, de danseuses, et surtout d'une nouvelle race toute fraîche éclose au mi- lieu de la population parisienne, et qui resta quelque temps sans nom.

Cette race appartenait entièrement au sexe féminin : elle se composait de charmants petits êtres propres, élégants, coquets, qu'on ne pouvait classer dans aucun des genres connus : ce n'était ni le genre fille, ni le genre gris et te, ni le genre courtisane.


LOiiETÏES. 9d

Ce n'était pas non plus le genre bour- geois .

C'était encore moins le genre femme honnête.

Bref,, ces jolis petits êtres, sylphes lu- tins ou démons, bourdonnaient donc, depuis deux ou trois ans déjà, autour de cette mondaine église qu'on venait d'é- lever plutôt comme un boudoir à Notre- Seigneur, que comme un temple à Dieu, pareils à des papillons voltigeant autour 1 d'une lumière, à des abeilles autour d'une ruche, à des colibris autour d'une cage, sans qu'aucun savant, sans qu'au- cun académicien, sans qu'aucun philo- sophe, sans que Cuvier, sans que Iluni- boldt, sans que Geoffroy Saint-Hilaire, fussent encore parvenus à les classer, ou


100 LORETTES.

à leur trouver un nom en harmonie avec leur tournure ; un de ces noms qui vont à la chose qu'ils désignent, comme l'her- mine va à la blanche genette de Bre- tagne-, comme l'oiseau de paradis va au roi emplumé de l'air, comme la luciole va à la mouche volante, qui à chaque mouvement de son aile fait jaillir une étincelle au milieu des nuits embaumées de Nice, et des transparentes ténèbres de Naples et de Palerme.

Mais voilà qu'un de nos hommes d'es- prit, un de nos hommes élégants, un de nos hommes de lettres, habitué à étu- dier sous toutes ses faces le sujet qui préoccupait alors la société, M. Nestor Roqueplan enfin, fit ce que n'avaient pu faire ni Geoffroy Saint-Hilaire, ni Hum-


LORETTES. 101

boldt, ni Cuvier, ni les philosophes, ni les académiciens, ni les savants, et dans le numéro des Nouvelles à la Main, du 20 janvier 1841, reconnut que c'était un genre absolument nouveau, une va- riété de l'espèce femme, un produit de la civilisation contemporaine n'ayant au- cun précédent parmi les sociétés passées , et qui devait prendre sa place dans une des cases de la population parisienne sous le nom de LORETTES.

Le nom était joli, et c'est beaucoup en France qu'un joli nom ; puis il avait le mérite de peindre parfaitement l'objet qu'il représentait, aussi fut il adopté à l'instant même. Mais ce qui le répandit surtout, ce fut le ravage que celles qui le


102 LORETTES.

portaient firent bientôt dans la société. Rien ne popularise comme le mal : y a- 1— il un homme, si ignorant qu'il soit, qui ne sache ce que c'est que la peste ou le choléra, que Tibère et que Néron?

En effet, art et finance, bourgeoisie parvenue et aristocratie ruinée, fils de banquiers, fils de famille, fils de prince, fils de roi, tout se jeta dans la Lorette. De tout côté on entendait un concert de plaintes et de récriminations, plaintes d'oncles, nlaintes de itères, plaintes de mères ; récriminations de fiancées à qui on avait enlevé leurs fiancés, de femmes à qui on avait enlevé leurs maris, de maîtresses à qui on avait enlevé leurs amants : enfin, la Lorette qui n'avait


LOfcETTEB. 103

été jusque là qu'un objet de curiosité devint presque un objet de terreur.

Dès lors on examina la Lorette sous ses rapports sociaux, politiques et intel- lectuels : on voulut la connaître pour la combattre, l'étudier pour se défendre. On se livra à son endroit à des études physiologiques profondes , et voilà ce que Pont reconnut.

La Lorette a une origine fantastique : si on l'interroge sur ses pareil ts^ c'est la fille de quelque colonel de l'Empire, de quelque capitaliste ruiné, de quelque émigré mort sans avoir touché son in- demnité; elle porte des noms analogues à son origine, s'appelle Marie de Latour, et alors elle descend de la famille de Vir- ginie; elle s'appelle Rose Duplcssis, et


104 LORETTES.

alors elle est parente des Mornay; elle s'appelle Elisa Me'morency, et alors elle est alliée aux premiers barons chrétiens .

Puis si l'on ne se contente pas de cette généalogie quelque peu superficielle, et en général on s'en contente si la Lorette est jolie, et que par curiosité, par entê- tement ou par amour de la science, on remonte de l'appartement à la chambre garnie, de la chambre garnie au cabinet meublé, on découvrira que la Lorette sort presque toujours de quelque loge de portier, et que son père, comme le save- tier du Jules-César de Shakspeare, est chirurgien en vieille chaussure.

Quant à cela, qu'importe : ïrilby, le charmant lutin de Nodier, avec sa petite voix si douce, son corps si transparent,


LORETTES. 105

ses ailes si légères et si diaprées, Trilby lui-même n'est-il pas sorti de l'âtre d'un pauvre paysan écossais ?

Cette origine poétisée, autant qu'il a été en nous de le faire, disons donc qu'à quelques exceptions près, c'est de la loge du portier que sortent nos Ti ilbys pari- siens.

Comment de pareils êtres, me dira- t-on en voyant le père et la mère, ont-ils pu produire une si souple, une si gra- cieuse, une si séduisante créature ?

Dame ! la portière n'a pas toujours été vieille, ridée, impotente : elle a été vive, pimpante et jeune; alors elle montait lestement ses quatre étages, elle avait quinze francs par mois pour faire le mé- nage du locataire du troisième, dix


106 LÔKETÏES.

francs pour celui du quatrième, cinq francs pour celui de la mansarde.

Au troisième était un jeune officier de la garde royale appartenant à quelque vieille famille de cette belle aristocratie qui s'en va; au quatrième un jeune avocat appartenant à cette pauvre bourgeoisie qui commence; au cinquième, un jeune peintre qui n'appartenant à rien du tout, qui n'ayant jamais clans les registres du passé pu parvenir à savoir comment il s'appelait, avait résolu dans les archives de l'avenir de s'appeler Raphaël. La jeune, pimpante et vive portière entrait donc à toute heure dans l'appartement, dans le salon, et même dans la chambre à coucher de ses clients ; ses clients fai- saient de beaux rêves, dans lesquels ils


LOBETTËS. 107

étendaient les bras vers quelque femme : elle les reveillait au milieu de ces rêves, et quand on n'est pas encore bien re- veillé, j'en demande pardon à nos Eves de velours, de satin et de soie, une por- tière vive, pimpante et jeune, ressem- ble, à s'y tromper, à une femme.

De là à la Lorette, peut-être. Mais comme on le comprend bien, ce n'est qu'une supposition, une théorie, un système. Je ne voudrais pas avancer un fait si grave sans preuves, et j'avoue que j'en manque entièrement.

Bref, la Lorette est... Ne cherchons pas son origine, si son origine est des- tinée à rester plongée dans les ténèbres du doute ou dans les mystères de l'in- connu. Et tout en admirant la féconde


108 LORETTES.

prodigalité du Seigneur qui, lorsque nous avions déjà les fleurs, les papillons , les colibris, les sylphes, les lutins, les grisettes, les élèves du Conservatoire, les demoiselles des Variétés et les filles de FOpéra, nous donne encore les Lo- rettes, disons dans notre reconnais- sance :

La Lorette est, parce qu'elle est.

Maintenant, quelle est Péducation qu'a reçue la Lorette ?

Oh, quant à cela, nous sommes forcés de l'avouer, la Lorette n'a reçu aucune éducation.

Cependant ses parents lui ont fait ap- prendre à lire ; mais elle a appris à écrire elle-même, et cela se voit facilement.


LORETTES. 109

Comment et pourquoi la Lorette a- t-elle appris à écrire ?

Par nécessite : il fallait écrire à sa cou- turière, à sa modiste, à son tapissier; il fallait surtout répondre à ses Arthuri.

C'est encore à M. Nestor Roqueplan (pie nous devons cette heureuse classifi- cation d'une nouvelle espèce destinée à faire le pendant de la Lorette .

Toute race animale a, dans ce monde, son masculin et son féminin.

L'amour étant une loi de la création, la reproduction une nécessité de la na- ture.

L'Arthur est donc l'amant de la Lo- rette.

Mais, me dira-t-on, qu'est-ce que l'Arthur?


110 LOKETTpS.

Pour être jus le, et pour rendre à Cé- sar ce qui appartient à César, je devrais renvoyer mes lecteurs à ce même nu- méro du 20 janvier 1 841 , que j'ai déjà cité ; mais comme ce serait un retard pour mes lecteurs, et que je suis trop adroit et trop dramatique surtout pour suspendre l'intérêt à cet endroit impor- tant du récit où je suis arrivé, —je di- rai moi-même ce que c'est que l'Arthur.

L'Arthur est de l'espèce bipède, ce que Diogène appelait un animal à deux pieds et sans plumes — Genus homo.

Seulement l'Arthur ne s'appelle Ar- thur que de dix-huit à trente ans . Jus- qu'à dix-huit ans, il s'appelle de son nom de baptême Pierre, Paul, François,


LORETTËS. * 111

Philippe, Emmanuel, Justin, Adolphe, Horace ou Félicien.

Passé trente ans, il s'appelle de son nom de famille : M. Durand, M. Berton, M. Legrand, M. Lenoir, M. de Preuilly, M. Delaguerche, M. de Baron ou M. de Chemillé.

Mais pendant douze ans, il s'appelle invari ablement Ar thur .

L'Arthur est multiple : il se présente sous toutes les formes ; il est artiste; il est homme de lettres; il est spéculateur; il est fils de famille; il a depuis 1 00,000 francs de dettes jusqu'à 25,000 francs de rentes.

Seulement il est fort rare qu'il passe de 100,000 francs de dettes à 25,000 francs de rentes, tandis qu'il est fort


112 LORETTES.

commun qu'il passe de 25,000 francs de rentes à 100,000 francs de dettes et même nlus.


L'Arthur n'est donc pas assez riche dans notre époque de misère constitu- tionnelle nour entretenir à lui seul une

X

Lorette à la mode; mais comme les mal- heureuses filles du boulevart se mettent à deux, à quatre et même à six pour en- tretenir un amant, les Arthurs se met- tent à six, à huit, à dix et même à douze pour entretenir une Lorette. L'un four- nit les gants, l'autre les chapeaux, celui- ci les étoffes, celui-là les façons. Un Ar- thur meuble la salle à manger, un autre Arthur le salon, un autre le boudoir, un autre la chambre à coucher; le dernier venu parsème les tables, les cheminées


LORETÏES. 113

et les étagères de vieux Sèvres et chi- noiseries de chez Gansberg, et la Lo- rette est ce qu'on appelle — chez elle.

Cette multiplication des Arthurs est une grande sécurité pour la Lorette. On ne se brouille pas d'un seul coup avec douze amants, comme on se brouille avec un seul : on se brouille avec un, avec deux ou avec trois même; — mais cela ne fait qu'une baisse dans la recette, voilà tout; — une gêne, — et non pas une ruine.

D'ailleurs la Lorette n'a pas assez d'a- mour dans le cœur pour un seul amant, — tandis que pour douze, elle en a tout ce qu'il en faut, — elle en a même de reste.

Or maintenant qu'on sait ce que c'est


114 L0KET1FS.

que l'Arthur, revenons au point où nous avons laisse la Lorette, c'est-à-dire à son talent calligraphique, plus ou moins dé- veloppé.

La Lorette possède ou le Dictionnaire de l'Académie, ou le Dictionnaire de Boiste, ou le Dictionnaire de Napoléon Landais; elle cherche à peu près chaque mot qu'elle écrit, ce qui fait qu'elle met deux heures pour écrire une épître de quatre lignes, encore les dernières let- tres de ses pluriels sont-elles presque toujours illisibles, etya-t-il en général un pâté plus ou moins gros sur chacun de ses participes.

Quant aux noms de baptême, elle les prend dans l'alinanach, attendu qu'ils ne se trouvent pas dans les die donnai-


LOItETTES. 115

res . L'absence de ce dernier guide ex- pose souvent la Lorette à faire des fautes d'orthographe dans son propre nom. Un de mes amis a reçu le lendemain d'une rencontre au bal de POpéra, une lettre émanée d'un domino qui Pavait intrigué la veille avec un esprit remarquable . —• Cette lettre était signée Sophie; — seu- lement il n'y avait pas dans le nom bap- tismal qui servait de seing à Pépître, une seule des lettres qui auraient dû le com- poser.

En l'absence de Palmanach rensei- gnateur, la jolie et spirituelle auteur de Pépître avait signé Ça-ufy.

Nous avons parlé de la Lorette élé- gante, de la Lorette dans le bonheur, de la Lorette chez elle enfin; mais il y a Lo-


116 LORETTFS.

rette et Lorette, comme il y a fagot et fagot.

Non seulement la Lorette n'est pas toujours fortunée; mais même la Lorette la plus fortunée a des hauts et des bas : — examinons-la dans les variations de sa fortune.

La Lorette a ses marchands attitrés, ses fournisseurs spéciaux, ses ouvriers excentriques .

Ce sont eux qui lui confectionnent ses chapeaux à la lionne, si relevés par der- rière, si inclinés par devant, qui laissent voir le chignon, et desquels s'échappe ce joli noeud de rubans qui flotte coquet- tement jusqu'au bas de son dos.

Ce sont eux qui lui fournissent ses crispins de velours ou de satin, quitorn-


LORETTES. 117

benfc si carrément jusqu'aux genoux, et qui sont si coquettement garnis de fran- ges.

Enfin ce sont eux qui lui livrent les mandions qui imitent si admirablement l'hermine, la martre et le renard bleu, qu'il faut l'œil d'une femme jalouse pour reconnaître la contrefaçon .

Mais il vient de ces moments terribles où le crédit s'épuise : — une baisse dans les Arthurs amène une suspension dans la confiance; il arrive alors parfois que la marchande démode, la couturière et fourreur refusent à la fois, les uns les iiapeaux, les autres les crispins, Jes au- tres les manchons.

Alors il reste une ressource à la Lo- tte.


118 LORETÏES.

Cette ressource, c'est le coiffeur.

Le coiffeur est le banquier de la Lo- retta.

Le coiffeur fournit à la Lorette des chapeaux, des crispins et des manchons à crédit.

Il est vrai qu'il les lui fait payer le double de ce que les lui font payer les fournisseurs ordinaires, qui les lui font payer déjà, le double de ce qu'ils va- lent.

Quant à l'argent dont elle a besoin pour les dépenses de poche, il le lui prête sur gages .

Rien de mieux coiffé que les Lorettes qui doivent 1 ,000 écus à leur coiffeur, si ce n'est les Lorettes qui lui doivent 4,000 francs.




LORETTES. îl&

On le comprend : l'honnête industriel

A

travaille comme pour lui, et tient à ren- trer le plus tôt possible dans ses fonds .

Il y a deux ou trois coiffeurs dans le quartier de Notre-Dame de Lorette : dans dix ans ils se retireront chacun avec 50,000 fr. de rentes.

Aussi, en général, les dames, qui se servent des mêmes artistes, savent-elles tous les netits secrets les unes des autres.

Un de mes amis, placé a une avant- scène de droite, avait remarqua de F au- tre côté de la salle, c' es t-à-d ire à une avant-scène de gauche, une Lorette qui paraissait avoir d'admirables cheveux.

— Quelle est cette dame, demanda mon ami, en se baissant à l'oreille d'une autre Lorette, qui ëtaii dans la même


1 20 LORETTES.

loge que lui et qui l'honorait de ses bon- tés.

— Ce sont de fausses touffes, répon- dit celle-ci avec un laconisme tout lacé- démonien.

Il est évident que ces deux dames avaient le même coiffeur.

Mais l'existence de la Lorette n'est pas tout entière dans son manchon, dans son crispin et dans son chapeau : elle a des besoins plus matériels; elle a des né- cessités moins poétiques.

Il faut qu'elle mange.

Dieu qui donne la pâture aux petits des oiseaux, ne donne rien du tout à la Lorette.

Or, nous le répétons, il faut que la Lorette mange, c'est un besoin de son


LORETTES. 121

organisation. La Lorette en général mange même beaucoup; — la Lorette, disons plus, est essentiellement gour- mande.

Quand la Lorette est dans le bonheur, il n'y a rien d'assez bon, d'assez fin, d'assez cher pour elle; d'ailleurs, en gé- néral, ce sont les Arthurs qui vérifient l'addition.

Mais quand la Lorette est à la baisse, elle a les vertus de ses revers, c'est-à- dire que la Lorette se restreint à un point qui ne lui laisse pour comparaison de sobriété que l'estimable animal qu'un de nos grands poètes a surnommé le navire du désert.

D'abord la Lorette se restreint à la table d'hôte.


122 LORETTES.

Il y a, rue de Breda, chez mademoi- selle Estelle, une table d'hôte consacrée exclusivement aux Lorett.es .

On paie 3 francs.

On y prend un petit verre au choix, avant le dîner; et l'on y joue au loto après .

Quand la Lorette ne peut plus même payer la table d'hôte, la Lorette se res- treint au pâté de viande.

Il y a, dans la rueLaffitte, un pâtissier qui. fait sa fortune en vendant des pâtés de vingt sous aux Lorettes qui n'ont pas trouvé à dîner.

Enfin, quand la Lorette n'a pas même vingt sous pour acheter son pâté, ce qui arrive quelquefois, elle envoie la femme


LORETTES. 123

de chambre chercher, connue pour elle, quatre œufs chez sa fruitière . .

Il est rare que cette ressource lui man- que, et cependant elle lui manque quel- quefois.

Alors la Lorette en vient aux expé- dients ni plus ni moins qu'un étudiant à qui son père a coupé les vivres .

Voilà ce qui est arrivé dernièrement à un restaurateur de la rue de Breda :

Deux Lorettes, descendues de la mai- son dorée à la table d'hôte, de la table d'hôte au petit pâté à vingt sous de la rue Laffitte, et du petit pâté à vingt sous de la rue Laffitte aux quatre œufs de la frui- tière, éprouvaient le besoin d'un dîner plus succulent.

Elles se présentent chez le restaura-




124 LORETTES.

teur, et font une carte montant à 22 francs .

— Vous savez, dit le restaurateur, que je ne livre qu'au comptant.

— C'est bien, dirent les Lorettes, faites monter cela rue Navarin, n. 12, et Ton paiera au garçon.

Les deux Lorettes sortent majestueu- sement, et le restaurateur fait descendre la carte au chef.

Un demi-heure après, le garçon se présente, dépose les plats sur la table et demande son dû.

— Et l'omelette au rhum? dit une des Lorettes.

— Ah oui! et l'omelette au rhum? dit l'autre.


LOREïTBS. 12»

— Comment l'omelette au rhum? dit le garçon.

— Sans doute, l'omelette au rhum. Savez- vous lire?

Non.

— Eh bien, voyez; il y a là omelette au rhum pour deux.

— Ah! dit le garçon, le chef l'aura oubliée .

— Allez la chercher alors; il y aura vingt sous pour la peine.

Le garçon, pour aller plus vite, laisse le dîner, descend les escaliers quatre à quatre, et rentre tout essoufflé chez son maître.

— Et l'omelette au rhum? dit-il.

— Et les 22 francs? répond le maître.




Î-2C LORETTES.

— Elles vont me les donner, quand je leur reporterai Pomelette au rlium.

— Misérable ! s'écrie le restaurateur . Et il s'élance lui-même à la recherche

de son dîner.

Mais comme l'île Julia, de volcanique mémoire, le dîner avait déjà disparu.

Le restaurateur chassa le garçon et assigna les Lorettes chez le juge de paix.

Sur dix causes qui se présentent de- vant le magistrat irréprochable chargé, comme l'indique son nom, de maintenir la paix dans le quartier Breda, il y en a toujours huit où les Lorettes sont défen- deresses .

Mais il faut le dire, à la louange de M. Lerat de Magnitot, tout en tenant


LOKETTES. 127

d'une main ferme, et surtout égale, la balance de la justice, il assure les droits des créanciers, sans trop grever Pexis- tence des débitrices. En général, la Lo- rette est condamnée à rembourser cinq francs par mois, ce qui, comme on le voit, lui donne de grandes facilités; mais cependant, vu le nombre des rembour- sements, ne laisse pas que de grever sa pauvre petite existence.

Ce fut sans doute à ce chiffre que fu- rent condamnées les deux jolies gour- mandes dont nous avons raconté l'his- toire .

Le nom de laLoretteestdéjàrépandu en province, quoique l'individu y soit encore inconnu : espérons que, grâce aux bateaux à vapeur, aux chemins de


128 L0RETTES

fer, à la civilisation toujours grandis- sante, la province jouira bientôt des mêmes avantages que la capitale.

Or, un provincial, arme de la veille et qui avait fort entendu parler dans son endroit de ce petit animal nommé Lo- rette, demanda pour premier service à l'un de ses amis de le mettre en rapport avec l'espèce.

La chose était d'autant plus facile, que l'ami était un Arthur*

L'Arthur lui répondit en le conduisant le lendemain à la table d'hôte de la rue deBreda.

Mais le nouveau venu était si pressé qu'il insista pour jouir de ce bonheur le jour même .

Malheureusement l'Arthur dînait en




LORETTES. 129

ville ce jour-là, dîner de grands parents, dîner auquel il lui était parfaitement im- possible de ne pas assister.

Mais comme il était un des habitués les plus assidus de la table d'hôte de la rue de Breda, il remplaça la présenta- tion verbale par une recommandation écrite : il donna à son ami une lettre pour mademoiselle Estelle, priant made- moiselle Estelle de regarder son recom- mandé comme un autre lui-même. Mademoiselle Estelle plaça l'ami de ni, près de la plus jolie habituée de tablissement.

uni regarda fort sa voisine pendant emière partie du dîner, s'occupa coup d'elle pendant la seconde ; cn- >endant la troisième, passa à la ga-


130 LOREÏÏES.

lanterie lapins extrême, racontant com- ment, à son avis, rétablissement de ma- demoiselle Estelle était une des plus charmantes choses qu'il eût vue depuis son arrivée, quoiqu'il eût vu le Musée, le Cabinet d'Histoire naturelle et le Pa- lais des singes .

Cependant au milieu de toutes ces merveilles du passé sacrifiées aux mer- veilles du présent, la jolie voisine du provincial remarqua que la chose qui Pavait le plus impressionné étaient les espiègleries et les gentillesses de la gent siniiane.

— Monsieur aime donc les singes? demanda la Lorette.

— Je les adore, répondit le provin-


LOltETTBS. 131

cial; c'est le seul animal auquel la civili- sation laisse un peu d'inattendu.

— Oh! comme cela tombé, s'écria la Lorette: j'ai justement à cette heure mis mon singe en loterie, et puisque mon- sieur paraît attacher quelque prix à la possession d'un animal de cette race. . .

— Eh ! celui-là surtout, mademoi- selle, aurait un double prix pour moi, puisqu'il vous aurait appartenu.

— En ce cas, monsieur, j'espère que vous voudrez bien me prendre quelques billets.

— Certainement, répondit le pro- vincial, avec le plus grand plaisir; veuil- lez me dire à quel prix sont ces billets, et

— Oh: monsieur, si vous connaissiez


132 L0RETTES.

l'animal dont il est question, vous ver- riez que c'est pour rien. C'est un singe de l'espèce de ceux que M. de Buffon ap- pelle Bonnet-Chinois, c'est-à-dire de l'espèce la plus intelligente; puis, outre ses dons naturels, il a des qualités acqui- ses : il monte la garde comme un chas- seur de la banlieue, fait des armes comme un élève de Grisier, bat du triangle, balaie la maison, reconnaît le plus amoureux de la société, et joue au domino.

— Vraiment, s'écria le provincial.

— L'année passé j'en ai refusé 500 francs à l'homme aux caniches .

— Et qui vous force donc à vous dé- faire d'un animal si intéressant?

— - Ah voilà, il brise toutes mes chi-


LORETTKS. 133

noiseries; vous comprenez : ce! animal, on ne peut pas lui faire comprendre le prix de ces choses-là; mais pour quel- qu'un qui n'a pas de magots chez soi, c'est un trésor.

— Eh bien, mademoiselle, dit le pro- vincial, je serais enchante de devenir possesseur de ce trésor, et, je vous le ré- pète, si vous voulez me dire à quel prix sont vos billets . . .

— Oh! monsieur, pour rien, à vingt francs; il m'en reste encore cinq, et je puis vous les offrir.

— Me sera-t-il permis, repondit le provincial en baissant la voix, d'aile* m'informer si j'ai gagné ?

— Comment donc, monsieur, ft se- rais heureuse devons recevoir.


134 LORETTES.

r*rr A quelle heure?

— Mais toujours, surtout de midi à cinq heures; je suis fort sédentaire.

— Et vous demeurez, mademoi- selle?...

— Rue Bourdaloue, n. 7, au qua- trième au dessus de l'entresol.

— S'il n'était pas trop indiscret de vous demander votre nom?

— - Caroline; vous demanderez ma- demoiselle Caroline, cela suffira.

— Mademoiselle, voici vos cinq louis.

— Monsieur, voici vos cinq numé- ros.

Muni de l'adresse de la Lorette et de la permission de se présenter chez elle, notre provincial ne jugea pas à propos de pousser le premier jour la chose plus


Ii)RËTTES. 135

loin, et rentra à son hôtel fort satisfait de sa journée.

Le lendemain il courut chez son ami.

— Mon cher Victor, }ui dit-il (pour son ami, Victor ayait continué de s'ap- peler Victor), mon cher ami, lui dit-il, je te remercie bien réellement; tu m'as procuré hier un dîner fort agréable, sans compter la chance que je te dois de de- venir propriétaire d'un animal que j'ai toujours désiré de posséder.

— Et de quel animal?

— D'un singe.

— Comment! tVun singe?

— Oui; tu sais que j'ai un faible pour les singes.

— Et tu en as acheté un?

— l\on pas loul-à-laii; je n'ai pas


136 L0RETTES.

encore le bonheur de l'avoir en ma pos- session, mais il j en avait unjnagnifiquc en loterie et j'ai pris cinq billets.

— A combien?

— A un louis le billet.

— A qui?

~ A mack'iaoiselle Caroline.

— Caroline, qui demeure?

— Rue Bourdaloue, n. 7 .

— Tiens, je ne lui connaissais pas de singe.

— Et un singe un peu soigne.

— Es-tu sûr que ce n'est pas un de ses amants qu'elle a mis en loterie?

— Allons donc !

— Au fait, c'est possible, murmura Victor.

— Sans compter qu'elle m'a donne


LORETTES. 137

son adresse, et qu'elle m'apermis d'aller m'informer, en personne, si j'avais ga- gné.

— Eh bien va, mon ami, va; elle est gentille, et si tu ne gagnes pas le singe, eh bien, mon ami, elle a mille moyens de te dédommager. C'est une fort bonne fille.

— J'irai, mon ami ? j'irai.

Et notre provincial rentra chez lui enchanté.

A quatre heures il se présenta chez mademoiselle Caroline.

Mademoiselle Caroline était chez elle.

— Ah, mon Dieu! lui dit-elle, vous venez pour voir votre singe. Je dis votre singe, parce que les numéros que vous avez pris sont excellents, et qu'il ne peut


138 LORETTES.

manquer d'être à vous. Mais vous jouez de malheur : il est aile jouer avee un singe de ses amis qui demeure rue de Breda, et pour lequel il a une extrême affection. Je vous conseille, quand vous l'aurez, de l'y envoyer de temps en temps , pour qu'il s'en déshabitue petit à petit; c'est un animal fort attaché, et qui, si on le privait de ses habitudes, pourrait tomber dans la mélancolie .

Le visiteur fut enchanté d'apprendre que son futur singe, outre les dons de l'esprit et les merveilles de l'éducation qu'il lui connaissait déjà, avait encore les qualités du cœur; mais il assura à ma- demoiselle Caroline que ce n'était pas pour le singe, mais bien pour elle qu'il était venu.


LOHETTES. 139

Mademoiselle Caroline reçut ce com-

il

priment comme il méritait d'être reçu : elle fut charmante; mais quand sonna la demie :

— Pardon, monsieur, dit-elle, mais je dois dîner aujourd'hui avec le duc de C**% et il faut, avec votre permission, que je fasse quelque toilette.

Notre provincial avait la bouche ou- verte pour dire à mademoiselle Caroline qu'elle pouvait faire sa toilette devant lui, et que cela ne le gênerait aucune- ment, mais il craignit de paraître trop à son aise pendant une première visite; il se leva donc, prit son chapeau, et de- manda la permission de revenir.

— Comment donc, s'écria mademoi- selle Caroline, quand vous voudrez.


140 LORETTÈS.

- — Alors demain, mademoiselle.

— - Demain, monsieur.

Mademoiselle Caroline fit une char- mante petite révérence, et le visiteur se retira.

Le même jour il dînait avec son ami .

— Eh bien? lui demanda celui-ci, en l'apercevant.

— Quoi?

— Às-tu été faire une visite à Caro- line?

— Oui.

— - Et as-tu vu son singe?

— Non : il était allé jouer avec un singe de ses amis, qui demeure rue de Breda.

Victor sourit imperceptiblement, et la conversation en resta là.


L0RETTES. 141

Le lendemain,' notre provincial se présenta de nouveau chez mademoiselle Caroline, qui le reçut avec le même air charmant.

La conversation roula sur les specta- clés, sur les Champs-Elysées etsur Fran- coni.

— A propos, dit le visiteur, et votre singe?

— Ali! vous pouvez dire notre singe.

— Eh bien, oui; notre singe s'est-il amuse hier?

— Si fort amuse, qu'il est tout souf- frant aujourd'hui, et que la bonne vient de le conduire chez son médecin. Vous ne l'avez pas rencontre sur l'escalier?

— Non.

— - Oh, c'est étonnant! . . .


lfcf LOREÎTÊS.

is l'indisposition n'a tieû de


sérieux?


— Je l'espère.

La conversation passa à un autre su- jet.

Quatre heures et demie sonnèrent.

— Pardon, monsieur, dit Caroline* mais je dîne aujourd'hui avec M . le comte de B***, et il faut que je m'habille.

Le provincial lâcha le mot qu'il n'a- vait pas osé dire la veille. Mais made- moiselle Caroline prit un de ces airs de grande dame qu'elle savait si bien pren- dre, pinça ses lèvres de son sourire le plus dédaigneux, et fit une révérence si miraculeusement aristocratique, que le visiteur ne répondit que par un profond salut, et se retira.


LORETTES. 143

Le lendemain il se présenta de nou- veau; mademoiselle Caroline n'était pas visible.

Il revint le lendemain sans être plus heureux.

Le surlendemain, idem.

— Mon cher ami, dit-il au portier en descendant, je ne puis pas voir made- moiselle Caroline, c'est très bien; elle est maîtresse d'ouvrir ou de fermer sa porte, je n'en disconviens pas; mais je voudrais savoir si la loterie est tirée.

— Vous savez bien, monsieur, qu'il n'y a plus de loterie, dit le portier en haussant ses lunettes sur son front, et en regardant le questionneur en homme qui se prémunit d'avance contre une mystification.



m


144 L0RETTES.

— Comment, il n'y a plus de loterie?

— Non, que même je nourrissais un ambe, et ma pauvre défunte un terne, et que ce gueux de gouvernement a fer- mé la loterie comme nos numéros al- laient sortir.

— Mon ami, je ne parle pas de la lo- terie royale, je parle de la loierie de ma- demoiselle Caroline.

— Mademoiselle Caroline a une lo- terie ? demanda le portier.

— Et sans doute qu'elle a une lo- terie.

— Quelle loterie?

— Une loterie ou Ton gagne son singe.

— Mademoiselle Caroline a un singe .

— Pardieu, un singe charmant, un


LOREÏTES. 145

singe qui monte la garde, qui fait des armes, qui bat: du triangle, qui recon- naît le plus amoureux de la société et qui joue aux dominos.

— Monsieur se trompe certainement : je ne connais pas de singe à mademoi- selle Caroline, à moins que monsieur ne veuille parler d'un petit peintre qui vient la voir quelquefois, et qui a une grande barbe .

— Mais non, mon ami, je vous parle d'un singe, d'un Bonnet-Chinois.

— Ah! qui est dans la musique de la garde nationale; c'est le locataire du se- cond, alors.

— Je vous parle d'un singe, d'un ani- mal que mademoiselle Caroline a mis eu

10


146 LOUEÏTES.

loterie, parce qu'il cassait toutes ses chi- noiseries.

- — Je ne connais aucun singe à ma- demoiselle Caroline.

— Elle en a cependant un, et la preuve, c'est que voilà les cinq billets de loterie que je lui ai pris, et que j'ai par- dieu bien payés 1 00 fr.

Le portier prit les cinq billets, sur chacun desquels il j avait : Bon pour un singe, âgé de quatre ans, répondant au nom de Jacques . Il les tourna et les re- tourna, puis il les rendit au provincial.

— Eh bien? demanda celui-ci.


- — Eh bien! monsieur, il est possible que mademoiselle Caroline ait un singe; mais ce que je sais, c'est que, quant à


LORETTES. 147

moi, je n'ai pas l'honneur de le con- naître.

Notre provincial se retira et courut chez son ami.

— Mon cher, lui dit-il, je crois que je suis volé.

— Comment cela, volé?

— A l'endroit de mon singe.

— Ma foi, mon cher, veux-tu que te l'avoue; j'en ai peur.

— Ah! s'il en est ainsi, que made- moiselle Caroline y prenne garde !

— Mon cher ami, si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas faire de bruit.

— Laisse donc, laisse donc; on se moquerait un peu trop de moi, par exemple.


148 LORETÏES.

— On s'en moquera bien davantage, si tu cries .

— Et, si je veux crier, moi.

— Crie; je ne t'en empêche pas; mais rappelle-toi ce que je te dis : tu en seras le mauvais marchand .

— Je sais ce que j'ai à faire.

— Fais, mon ami, fais.

Notre provincial se présenta une der- nière fois, rue Bonrdaloue, n° 7 . Made- moiselle Caroline était toujours invi- sible.

Il eut l'idée de retourner dîner chez mademoiselle Estelle, où il fut fort bien reçu par la maîtresse de la maison; mais oii il lui sembla que sa présence était ac- cueillie par un malin sourire et par quel-


LORETTES. 140

ques coups d'oeil significatifs qu'échan- gèrent entre elles les jolies convives.

Une jolie Lorette se pencha à l'oreille de mademoiselle Estelle, et lui demanda quel était ce monsieur dont la société' sa- luait la présence par une expression d'hilarité si prononcée.

— C'est le jeune homme au singe, ré- pondit mademoiselle Estelle, en ména- geant si mal l'intonation de sa voix, que le convive le plus intéressé à ne pas en- tendre cette réponse n'en perdit pas un mot.

Le provincial se leva furieux. Il n'y avait pas de doute, il avait été joué.

Un Parisien, un homme du monde, un homme d'esprit, s'en serait tiré par un joli mot. Notre provincial n'était rien


150 LORETTES.

de tout cela : il résolut de faire une scène à mademoiselle Caroline.

Il alla s'embusquer au coin de l'église Notre-Dame de Lorette, et attendit que mademoiselle Caroline sortît seule.

Il attendit ainsi trois jours; ce qui l'exaspéra au plus haut degré; de sorte que, lorsque mademoiselle Caroline sor- tit, le quatrième, il était parfaitement hors de lui.

Ce qui fit qu'il ne mesura ni ses paro- les ni ses gestes; de sorte qu'il y eut à la fois injures et voies de fait.

— Mademoiselle Caroline assigna le coupable devant le tribunal compétent.

Le provincial fut condamné à trois mois de prison et à 500 fr. de dommages et intérêts.


LORETTES. 151

Ce qui fit, avec les cinq louis de ses billets, 600 fr.de recette à mademoiselle Caroline.

Et tout cela pour un singe qu'elle n'a- vait jamais eu.

Revenons au fournisseur.

Si le fournisseur est dur, inexorable, avare, intraitable, juif, arabe envers la Lorette dans la peine, il devient, il est juste de le dire, pliant comme le roseau, souple comme l'osier, rampant comme le lézard envers la Loretle heureuse. À peine voit-il poindre à l'horizon de la rue Laffitte les crispins de velours, la pèlerine d'hermine, et le Bibi excentri- que, dans leur fraîcheur primitive, qu'il devine qu'il s'est fait un changement


152 LORETTES.

clans la position de sa cliente. Aussitôt il reparaît sur le carré, la figure souriante, sonne aussi modestement qu'il sonnait fort, et en échange du châle de mérinos, qu'il a souvent insolemment arraché de dessus ses épaules, il vient humblement lui offrir le cachemire de l'Inde. Alors la Lorette triomphe, elle pardonne, ou- blie, et paie pour achever de rétablir son crédit.

Telle est la vie de la Lorette pendant neuf mois de l'année.

Puis il arrive un moment où, comme les chevreuils au mois de mai, la Lorette devient folle .

Ce changement se manifeste en gêné- rai chez elle, au commencement du mois de décembre de chaque année. On de-







LORETTES. 153

vine qu'il est, pour la Lorette, question de l'approche du carnaval.

En effet, l'époque du carnaval, c'est le règne de la Lorette. Tous les calculs de l'année tendent, pour la Lorette, à se procurer un carnaval insensé, fiévreux, vitrioliqne. — La Lorette regrette le carnaval passé pendant cinq mois, elle attend le carnaval à venir pendant cinq autres mois; puis, pendant deux mois, elle n'attend plus rien, ne regrette plus rien, elle ne s'occupe que du présent : il n'y a pas eu de passé, il n'y aura pas d'a- venir.

Détailler la vie de la Lorette pendant

ces deux mois de cataclysme universel,

serait chose parfaitement impossible : il

l'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit, la


154 LURETTES.

division ordinaire du temps a cessé d'exister; le sommeil est retranché de Pexistence : on boit, on mange, on danse, voilà tout. On court du bal de l'Opéra au bal de l'Opéra-Comique, on bondit du bal de rOpéra-Comique au bal des Variétés, on saute du bal des Variétés au bal Saint-Georges; on descend'du cabriolet à gros numéro pour monter dans le ca- briolet de régie, on passe du cabriolet de régie au cabriolet miloi d, on s'élance du cabriolet milord dans le wurch,du wurcli dans la calèche, de la calèche dans le tandems, du tandems dans le tilbury, du tilbury dans le briska. Toute locomotive estbonne, seulement plus elle est rapide, plus elle est appréciée; on voudrait appli- quer la vapeur à la chaise sur laquelle de




LORETTES. 155

temps en temps on s'assied; on regrette le tapis magique des Mille et une Nuits, le manteau voyageur du Diable boiteux, le cheval infernal de Faust et le balai fantastique des sorcières de Macbeth; on avalerait de l'air inflammable si Ton était sûr de partir comme un ballon. Il n'y a, dans ce mouvement universel, que le fiacre patriarchal qui ait con- serve le droit d'aller encore de temps en temps à liieure et au pas .

Pourquoi la Lorette, qui ne respecte rien,a-t-elle respecte cette allure? C'est un des mystères gynésiaques de cette époque de folie.

Un mathématicien* que le mouve- ment perpétuel avait frappe comme nous, a calculé, en procédant du connu


156 LOÏŒTTES.

à l'inconnu, que la moyenne des danses et galops que pouvait danser une Lo- rette pendant ces deux mois de carnaval, devait se monter à 1222; ce qui, sur 1 440 heures dont secomposent ces deux mois, présente, en supposant que cha- que galop ou contredanse dure une demi- heure, un total de 61 1 heures employées, comme le dit Gavarni, à désobliger le gouvernement.

Maintenant, comment un petit corps si souple, si coquet, si fragile en appa- rence, peut-il supporter une fatigue de 61 1 heures sur 1 440, sans compter les fatigues qui précèdent les bals et surtout celles qui les suivent?

Voilà ce qu'aucun mathématicien ne peut résoudre.


LOUETTËS. 157

Le bal de la mi-carême passé, la Lo- rette se calme et rentre peu à peu dans le cercle de sa vie ordinaire.

La Lorette s'occupe peu de politique: en général elle ne connaît du gouverne- ment que les sergents de ville qui veil- lent aux portes de l'Opéra; et la Lorette est si gentille, si gracieuse, si peu offen- sive, que le sergent de ville prend sur lui de lui passer bien des petits mouve- ments, bien des gestes coquets, bien des paroles décolletées qui ne sont point dans l'ordonnance .

Seulement la Lorette a un ther- momètre qui lui indique le mouve- ment gouvernemental. Ce thermo- mètre, c'est la maison de M. ïhiers, située place Fontaine Saint-Georges :


158 LORETTES.

quand M. ïliiers est au ministère, la maison est déserte, les fenêtres éteintes.; et un gros chien jaune gronde et aboie de l'autre côté de la grille. LaLorette connaît parfaitement ce chien qu'elle caresse à travers les barreaux, de son côté le chien connaît parfaitement les Lorettes .

Mais quand la maison se repeuple, quand les fenêtres s'enflamment, quand le chien jaune disparaît, la Lorette se- coue la tête et dit :

Allons, allons, il paraît que notre voi- sin aura encore fait quelque farce à Louis-Félippe, et que Louis-Félippe Fa renvoyé.

Là se borne l'oraison funèbre de M. Thiers.


LORETTES. I5'â

Maintenant que nous avons saisi la Lorette à sa naissance, que nous Pavons suivie dans son éducation, examinée dans ses mœurs, comprise dans ses peines, dans ses plaisirs et dans ses opinions, nous voudrions pouvoir clore cet article en disant ce que devient la Lorette dans sa vieillesse; mais c'est là un de ces se- crets qu'un avenir assez éloigne nous révélera seul. La Lorette compte dix ans d'existence et trois ans de baptême. La Lorette est née d'hier. La Lorette est de l'âge des roses, de l'âge des papillons, de l'âge des hirondelles. La Lorette est jeune, vive, pimpante. La Lorette a en- core la moitié de son printemps, tout son été et tout son automne à parcourir, à vivre, à épuiser, avant d'arriver à son


o%


160 LORETTES.

hiver. Ne songeons donc pas pour elle à un hiver auquel elle ne songe pas elle- même. N'assombrissons pas son bel ho- rizon doré, « fit remettons son sort aux mains du Temps, ce rude et inflexible créancier, qui viendra un jour lui récla- mer sa dette, et contre lequel M. Lerat de Magnitot ne pourra plus lui accorder de délais.

En attendant elle use de sa devise : « Facile à prendre, impossible à gar- der. »


COURTISANES.


11


V


Tout au contraire de laLorette, qui date d'hier, la courtisane remonte à la plus haute antiquité.

L'Inde, cette aïeule des nations, avait ses courtisanes qui, loin comme les no-


Wi COURTISANES.

4

très d'être dévouées à l'ignominie, sont presque toujours désignées, dans les an- ciens auteurs, sous le nom de servantes des dieux. Ces courtisanes étaient pres- que toutes des danseuses, qui, au con- traire des autres femmes indoues, qui vivaient dans la plus profonde igno- rance, apprenaient à lire, à écrire, à chanter et à jouer de plusieurs instru- ments: aussi étaient-elles de toutes les fêtes civiles et religieuses, ce qui les mettait en grand honneur parmi le peuple et fort à la mode parmi les sei- gneurs . On retrouve encore aujourd'hui quelque chose de ces courtisanes chez les bayadères .

I/Egypte, cette fille mystérieuse de PInde, eut aussi ses courtisanes; mais


COURTISANES. 165

nous avons peu de détails sur elles . Une pyramide a cependant consacré le sou- venir de la plus fameuse de ses prosti- tuées; mais la montagne de granit qui recouvre ses ossements ne nous a rien raconté de positif sur la vie de celle qui Féleva. Est-ce la fille du roi Chéops? est- ce la femme du Pharaon Amasis? J'aime mieux, pour mon compte, que ce soit la femme du Pharaon; la fable est plus gra- cieuse.

Un jour, Rhodope, la plus belle cour- tisane de Thèbes, se baignait dans le Nil, sur les rives duquel elle avait dé- posé ses vêtements. Un aigle passe, s'a- bat sur sa pantoufle, l'enlève dans ses serres, et, en passant au dessus de Mem- phis, la laisse tomber aux pieds du Plia-


166 COURTISANES.

raon Amasis, qui rendait la justice au peuple assemblé. Le Pharaon adorait les petits pieds, et la pantoufle était si mi- gnonne, qu'il remit à huitaine la cause commencée, et fit, à l'instant même, pu- blier partout s on royaume que la proprié- taire de la miraculeuse pantoufle eût à se faire connaître. Le bruit de cette pu- blication parvint jusqu'à Rhodope, qui, ayant reconnu sa pantoufle au signale- ment que le crieur en avait donné, par- tit pour Memphis, et se présenta devant le Pharaon un pied chaussé et l'autre nu. Si la pantoufle seule avait tourné la tête d'Amasis, ce fut bien autre chose quand il vit le pied; mais soit caprice, soit calcul, Rhodope, qui avait si sou- vent fait le bonheur des sujets, refusa


COURTISANES. W

de faire celui du souverain, si ce souve- rain ne la prenait point pour femme. Ainasis, qui était amoureux, en passa par tout ce que voulut Rhodope, et la courtisane, devenue reine, consacra la fortune qu'elle avait acquise en exerçant son premier métier à élever une pyra- mide. Cette pyramide, dont chaque pierre est le prix d'une caresse, a sept cents pieds de largeur sur trois cent cin- quante déliant.

Qui se serait douté que le conte de Cendrillon remontait à l'histoire du Pharaon Amasis .

Passons de l'Egypte à la Grèce, et de Thèbes et Memphis à Athènes et Co- rinthe : là les documents ne nous man- queront point.


168 COURTISANES.

La Grèce était et devait être le pays des courtisanes. Sa religion, qui n'était que la matière poétisée, était une reli- gion toute de volupté : le plaisir était non seulement un besoin de l'organisa- tion des Grecs, c'était encore un des mobiles de leurs grandes actions, un des éléments de leurs meilleures lois .

Ce fut Solon qui, pour combattre un crime par un vice, établit à Athènes les courtisanes.

Il y avait à Abidos un temple à Vénus facile; Cottina, prêtresse de l'Amour, avait une statue à Sparte.

Un grand nombre de comédies anti- ques portaient pour titre des noms de courtisanes; il y avait la Corianno de Phérécrate, l'Antée de Philenéus, la



COURTISANES. 169

Thaletta de Dioclès, la Clepsydre d'Eu- bule, la Nerée de Timoclès et la Thaïs de Méandre.

Thémistocle , Timothée , Demade, Aristoplion et Bion étaient des fils de courtisanes .

Périclès répudia sa femme légitime pour épouser Âspasie, la belle courti- sane de Mégare.

Alcibiade, à son retour d'Olympie, exposa un tableau où il était représenté assis sur les genoux de la courtisane Néméa.

Mais, sous ce rapport, la ville par ex- cellence, c'était Corinthe; Corinthe qui, craignant que les courtisanes ne lui manquassent, faisait acheter des jeunes filles dans toutes les îles de l'archipel et


170 COURTISANES.

jusqu'en Sicile, pour les prostituer lors- qu'elles auraient atteint Page de qua- torze ans; Corinthe qui se vantait que Vénus, sortant de la mer, avait adresse son premier salut à sa citadelle.

Mais aussi les courtisanes étaient re- connaissantes de si grands honneurs : celles de Corinthe demandèrent à Vénus le salut de leur patrie: celles d'Athènes suivirent Périclès au siège de Samos.

Les Grecs divisaient leurs courtisanes en quatre classes; nous irons de la plus basse à la plus élevée.

La première classe était celle des au- iiLÎtUtOtrtètrides y ou joueuses de flûte. Celles-là, vAtjL^r c'étaient les bayadères de PInde, les ai- mées d'Egypte, les gitanes de Russie :


COURTISANES. 171

on les appelait à la fin des repas; on les invitait aux fêtes. La courtisane Lamie, à laquelle Athènes et Thèbes élevèrent chacune un temple sous le nom de Vé- nus Lamia, avait été d'abord une joueuse

de flûte.

-■-

La deuxième classe était celle des fa- milières : c'étaient les femmes auxquel- les un homme s'attachait pour un temps plus ou moins long. Elles correspon- daient à nos femmes entretenues. C'é- taient des femmes entretenues, qu'lïer- pillis, cette maîtresse d'Aristote dont il eut un fils nommé Nicomaque; que cette Gnatène, qui avait place! dans son vesti- bule le code de ses lois en trois cent vingt vers; que cette Abrotone, qui fut


172 COURTISANES.

la mère de Thémistocle, et que cette blanche Mnesarète, à qui sa pâleur fit donner le nom de Phryné.

La troisième classe était celle des fa- vorites 9 c'est-à-dire des maîtresses de rois, de princes, de généraux ou d'I mi- ces célèbres. Milto, Thaïs, Démo et Da- masandre étaient les duchesses d'Etam- pes, les Diane de Poitiers, les Montes- pan, et les Dubarry du temps.

La quatrième classe était celle des philosophes , telles étaient Saplio, Aspa- sie, Leontium : nous n'avons d'équiva- lent à opposer à ces trois femmes célè- bres, que Ninon de l'Enclos.




COUBTISANES. 173

II y avait encore les dictériades , ainsi appelées de dicter ion, mot synonyme de lupanar; seulement celles-là, ce n'é- taient point, à proprement parler, des courtisanes, mais des filles publiques.

Disons quelques mots de ces derniè- res, peut-être est-il curieux, à mille cinq cents ans de distance, d'établir un pa- rallèle entre la fille publique de Paris et la fille publique d'Athènes; puis nous reviendrons aux autres, qui font spécia- lement le sujet de ce chapitre.

La plus grande partie des dictériades étaient esclaves; elles appartenaient à des maîtres ou des maîtresses, qui trafi- quaient de leur beauté, et auxquels, en


174 COUUTÏSANES.

échange de la nourriture et du logement que ceux-ci leur donnaient, elles ren- daient la rétribution qu'elles avaient re- çue : le seul espoir de ces malheureuses était que, par caprice, quelque homme riche les affranchît et les élevât au rang de familières; il en fut ainsi de Phila, que Porateiir Hypéripe acheta, quatre ta- lents, et à laquelle il confia le soin de sa maison d'Eleusis.

Lesdictériades étaient soumises à des lois de police, à peu près pareilles à cel- les qui régissent nos filles à carte et nos filles à numéro; elles devaient être vê- tues d'une gaze assez claire pour que leurs robes ne cachassent point leurs formes; elles devaient porter leurs noms écrits sur leur front, ou tout au moins


COURTISANES. 175

au dessus de leurs portes; enfin, un voile devait pendre devant leur seuil, chargé d'attributs qui indiquaient la profession exercée par celles qui soulevaient le voile.

A partir de sept heures du soir, elles se promenaient dans les avenues du Cé- ramique; car il y avait deux Céramiques à Athènes, l'un destiné à la mémoire des guerriers, l'autre au commerce des cour- tisanes, et sous les arcades du Lonp*- Por tique qui donnait sur le Pyrée.

Dans le jour, plus heureuses que nos prostituées, les dictériades pouvaient demeurer à leurs fenêtres; elles tenaient alors une branche de myrte qu'elles agi- taient entre leurs doigts, ou dont elles se caressaient les lèvres, action qui


17(> COURTISAMES.

avait: le double avantage de maintenir leurs lèvres roses et de montrer l'email de leurs dents .

Quant aux lois sanitaires, elles n'exis- taient pas, les Grecs ayant le bonheur de ne point connaître l'Amérique .

Maintenant voulez-vous jeter avec moi un coup d'œil sur ces grandes et belles courtisanes qui ont eu tant d'in- fluence sur l'art, sur la politique et sur la civilisation des Grecs, la reine de tou- tes les civilisations?

Suivons la progression que nous avons indiquée, et prenons dans cha- cune des quatre catégories susdites, ce qu'elles produisirent de plus célèbre.


AUTETRIDES.


LAMIA.

Nous avons dit que Lamia était une joueuse de flûte; quelques mots sur La- mia.

Elle était fille de Cléonor d'Athènes;

enlevée à sa première profession par

12


178 COURTISANES.

Ptolémée, roi d'Egypte, elle devint sa maîtresse. Lorsque ce roi fut vaincu par Demétrius Poliorcète, elle tomba au pouvoir du vainqueur, et quoique âgée de près de quarante ans, elle devint sa favorite.

Lamia était habituée aux largesses royales, For fondait entre ses mains; son royal amant écrasait les villes de contri- butions pour satisfaire à ses caprices : on la surnommait FElepole, du nom d'une machine de guerre destinée à rui- ner les places .

Ses repas étaient si splendides, qu'un historien, Lincée de Samos, ne dédai- gna point de nous en transmettre le menu.

Les peuples, écrasés de contributions,


COURTISANES. 179

disaient que Démétrius était possède par une lamie.

Lamie, comme on le sait, veut dire larve, fantôme ou démon.

Lamia mourut lorsque Démétrius Po- liorcète était au comble de ses prospéri- tés; aussi, comme nous l'avons dit, Athènes et Thèbes élevèrent-elles un temple à Vénus Lamia.

Cherchez dans Diogène Laërte, une lettre d'elle à Démétrius, c'est un chef- d'œuvre d'amour et de rouerie.


FAMILIERES.


ABROTONE, HERPILLIS, GNATÈNE, PHRYNÊ.

Les plus célèbres parmi celles-ci, fu- rent Abrotone, Herpillis, Gnatène et Phrvné.

Abrotone était née en Thrace: tout


182 COURTISANES.

ce qu'on sait d'elle , c'est qu'elle fut la mère de Tliémistocle : son fils l'il- lustra.

Aussi, soit reconnaissance, soit incli- nation, Tliémistocle faisait-il sa société des courtisanes les plus célèbres de l'é- poque. Un jour, il parut sur un char au milieu de quatre courtisanes : Scyone, Lamie, Satira et Nannion; les trois pre- mières appartenaient à la classe des fa- milières, la quatrième, qu'on nommait ¥ Avant -scène, attendu que les beautés visibles étaient chez elle un prospectus fort trompeur des beautés cachées, était joueuse de flûte .

Herpillis fut, comme nous l'avons dit, la maîtresse d'Aristote; il en eut un fils


COURTISANTS. 18$

nomme Nicomaque, et le testament du précepteur d'Alexandre, rapporté par Diogène Inerte, prouve le cas que le philosophe faisait de la courtisane à la- quelle il laissait un talent d'argent, trois esclaves, et la facilité d'habiter, si elle voulait demeurer à Callis, le logement qui était contigu au jardin; et, si elle préférait Stagira, la maison même qu'a- vaient habitée ses pères. En outre, les exécuteurs testamentaires étaient char- gés de faire meubler celui des deux en- droits qu'elle préférerait, et si elle se mariait, par hasard, de veiller à ce qu'elle n'épousât pas un homme au des- sous de la condition du testateur, ce qui rendait l'établissement d'derpillis assez difficile; aussi Herpillis, en apparence


184 COURTISANES.

du moins, resta-t-elle fidèle à Àristote.

Gnatène, dont on ignore la naissance et la mort, mais dont il reste quelques mots spirituels, est la Sophie Arnoult de son époque.

C'était elle qui avait placé dans son antichambre ce code d'amour dont nous avons parlé.

Elle soupait chezDexithée, son amie; on apporta sur la table un très beau poisson dont Dexithée fit aussitôt em- porter la meilleure partie.

— Que fais-tu donc? dit Gnatène.

— Je fais porter ce poisson chez ma mère, répondit Dexithée.

— Alors, dit Gnatène, allons souper chez ta mère.


COURTISANES. 185

Une autre fois, c'était à elle de trai- ter à son tour; le poète Dypile était un de ses convives, il savourait une coupe d'eau glacée.

— Par quel procédé, dit-il, as-tu donc un puits qui donne de l'eau si merveilleusement froide?

— J'y jette les prologues de tes piè- ces, répondit Gnatène.

Le mot était plus brutal que spiri- tuel; mais, grâce à lui, nous savons au moins qu'il y avait un auteur dramati- que nommé Dypile.

Pliryné, la courtisane pâle, était de ïhespie; comme Lamia, elle ruina une partie des amants qui la possédèrent; aussi, outre ses deux noms de Mnesa-


186 COURTISANES.

rète et de Phryné, les vins l'appelaient- ils encore la Cribleuse et les autres Ca- rybde,

Phryné amassa d'immenses trésors, Alexandre venait de détruire Thèbes; Phryné proposa de la rebâtir à ses frais, pourvu qu'une pierre des murailles por- tât cette inscription :

Thèbes fut abatue par Alexandre

et relevée par Phryné.

La condition parut trop dure aux Thébains, et l'offre de la courtisane fut refusée.

Phryné affectait des apparences pu- dibondes : sa tunique montait jusqu'au




COURTISANES. 187

cou et n'était point fendue sur les cotés; mais un jour, comme tout le peuple, célébrant les fêtes d'Eleusis, était ras- semblé sur le rivage, elle s'avança jus- qu'au bord de la mer, commença par dénouer ses beaux cheveux, qui descen- dait jusqu'à ses genoux, puis laissant tomber l'un après l'autre jusqu'à son dernier vêtement elle s'avança lente- ment dans les flots, à cet endroit même où la tradition disait que Vénus avait abordé le jour de sa naissance; cette scène valut deux chefs-d'œuvre à la Grèce : Apelles et Praxitèle étaient là. Àpelles fit sa Vénus sortant des ondes, Praxitèle sa Vénus de Gnide.

Praxitèle devint amoureux de son modèle.


88 COURTISANES.

— Prenez-moi pour amant, clit-il à Phryné, et je vous donne ma plus belle statue.

— Quelle est votre plus belle statue ? demanda Phryné.

— Oh! ceci, c'est mon secret, répon- dit Praxitèle.

Trois jours après, Praxitèle était chez Phryné; un de ses esclaves entre tout effaré :

— Maître ! dit-il, maître ! accourez vite; le feu est à Patelier.

— Sauvez la statue de PAmour! s'é- crie le statuaire.

— C'est bien, dit Phryné en donnant sa bourse à l'esclave, tu as joué ton rôle à merveille, et je te remercie; Praxitèle, je choisis la statue de l'Amour.


COURTISANES. 189

Praxitèle s'exécuta de bonne grâce, et le lendemain le chef-d'œuvre du sculpteur était chez la courtisane, qui en fit don à Thespie, sa ville natale.

Corinthe fut moins fière que Thèbes : elle dut à Phryné une partie de ses plus beaux édifices.

Un crime, entraînant la peine capi- tale, amena Phryné devant le tribunal des héliastes. Qu'avait fait la belle Thespienne? Les uns disent qu'elle était accusée de ruiner et de corrompre les Grecs, les autres disent qu'elle avait profané les mystères d'Eleusis. L'ora- teur Hyperides, son amant, la défen- dait; mais toute son éloquence allait échouer devant la rigueur du tribunal, les juges ouvraient la bouche pour pro-


190 COURTISANES.

iioncer la sentence de mort; Hyperides arrache d'une main le voile de Phryné, et de l'autre sa tunique : son visage et son sein apparaissent à la fois aux yeux des juges, et Phryné est absoute à l'u- nanimité.

Ce ne fut pas le tout : une fois Phryné absoute, on lui vota une statue d'or; une fois la statue fondue, on la plaça dans le temple de Delphes, entre les images de deux rois : l'un de ces deux rois était Archidamas, roi de Lacédé- mone, l'autre était Philippe, fils d'A- myntnas.

On écrivit sur la base, qui était de marbre penthétique :

Phryné de ïhespie,

FILLE d'EpIGLËS.




COUHTISANFS. 191

Laïs était aussi une familière. Lais, à qui la Vénus noire de Gorinthe (Me- lanis) était apparue les mains pleines d'or, de perles et de diamants, comme pour lui dire que la fortune l'attendait dans cette ville.

Elle raconta son rêve; mais personne ne put l'expliquer. Lais était Sicilienne^ née à Hiccare, près d'Agrigente. Quelle probabilité que Lais allât jamais à Go- rinthe?

Wicias se chargea d'accomplir la pré- diction. Après avoir pris Agrigente, il prit Hiccare, réduisit tout le peuple en esclavage, emmena Laïs dans le Pélo- ponèse, et la vendit à je ne sais quelle vieille femme qui en fit sa servante.


192 COURTISANES.

Un jour elle allait puiser de Peau au bord d'une fontaine; Apelles, qui faisait une orgie avec quelques uns de ses amis, la vit passer, gracieuse et flexible, por- tant avec un geste plein de grâce une amphore sur son épaule.

Il sortit, prit la jeune esclave par la main et l'emmena dans la salle du fes- tin.

— Qu'est-ce que cela, s'écrièrent les convives, une jeune fille timide, mo- deste, rougissante; tu es fou, Apelles : c'était une courtisane qu'il fallait nous amener.

— C'est bien, laissez-moi faire, dit Apelles; je la formerai, et je vous pro- mets qu'elle ira loin .

Cette fois le peintre était prophète.


i COURTISANES. 1915

En effet, trois ans après, Laïs était la rivale de Phryné elle-même.

Lorsqu'elle allait au temple de Venus , le peuple la suivait en disant que c'était la déesse elle-même qui était descendue sur la terre.

C'était l'époque de la division des écoles, et des disputes entre les sectes cynique, péripatéti tienne, stoïque, épi- curienne : les chefs de chacune de ces écoles se réunissaient dans le boudoir de Laïs. On vantait un jour devant elle l'austérité des philosophes : — Je ne sais pas, dit-elle, si les philosophes sont plus austères que les autres hommes; mais ce que je sais, c'est qu'ils sont aussi souvent à ma porte que les autres Athé- niens .

13


m, COURTISAMES.

Mais Athènes la molle , reine de l'Io- nie, n'était pas encore assez voluptueuse pour Laïs^ ce fut Corinthe qu'elle choi- sit : ce fut dans cette ville qu'elle mit un tel prix à ses faveurs, que l'antiquité nous a gardé le proverbe auquel elle a donné naissance : Ne va pas à Corinthe qui veut.

Veut-on savoir quel était ce prix qui effraya Démosthènes ? c'était quatre nr lie francs de notre monnaie.

— Je n'achète pas si cher un repen- tir, dit l'illustre orateur en se retirant.

Cela prouve que du temps de Laïs, comme du nôtre, les avocats n'étaient pas généreux. Quatre mille francs, c'est ce que donne le fils d'un agent de change à une fille de l'Opéra.


COURTISANES. 195

Mais hâtons-nous de le dire à la louange de Lais; si elle faisait payer cher aux uns, elle donnait gratis aux autres. La belle Hiccarienne usait du droit que se sont arrogé les jolies femmes, d'avoir des caprices; malheureusement l'his- toire qui nous a consacré son avarice à l'endroit de Démosthènes, a consacré sa libéralité en faveur de Diogène le cyni- que; et si Lais n'entra point dans le ton- neau de Diogène, Diogène entra du moins dans le boudoir de Lais .

Cette condescendance encouragea le sculpteur Micon qui, à soixante-dix ans, était amoureux de la belle Sicilienne. Il se présenta chez elle, mais Lais recon- duisit en le raillant sur son étrange pré- tention. Micon attribue sa mésaventure


196 COURTISANES.

à ses cheveux et à sa barbe blanche, teint sa barbe et ses cheveux en noir, et se présente le lendemain chez Laïs.

— Mon ami, lui dit la courtisane en lui tournant: le dos, vous êies fou de ve- nir solliciter une pareille chose.

JL

— Et pourquoi cela? demande Micon .

— Parce que je Pai refusée hier à votre père.

Mais au milieu de cette foule d'adora- teurs, un seul| homme reste insensible; c'est le philosophe Xénocrate. Un soir, dans un souper, Aristippe et Diogène raillaient Laïs sur le peu de pouvoir de ses charmes.

— Je parie triompher de sa froideur, dit Laïs .


COURTISANES. 197

Diogène et Aristippe, ses amants, tiennent tous deux le pari.

Laïs se lève de table, et s'en va toute courante et tout échevelée pousser la porte du philosophe; elle pénètre dans les appartements, criant qu'elle est poursuivie par des assassins, parvient jusqu'à la chambre de Xénocrate, l'a- perçoit dans son lit et va se réfugier dans sa ruelle.

Xénocrate devine l'intention de Laïs, sourit et se retourne de l'autre côté.

Tout ce que le regard a de promesses, tout ce que la parole a d'enivrement, tout ce que le sourire a de provocations fut mis en œuvre par la séduisante Cir- cée; mais sourires, paroles, regards, tout fut inutile; la voluptueuse sirène,


198 COURTISANES.

insinuante ou emportée, nymphe ou bacchante, ou serpent, ou lionne, épuisa ses enchantements, sans obtenir de Xé- nocrate le moindre retour, et pourtant deux heures s'écoulèrent, pendant les- quelles elle resta enlacée à se-s bras, côte à côte, et dans le même lit que lui.

Au bout de deux heures Diogène et Aristippe entrèrent.

— Paie, Laïs, dirent-ils, tu as perdu.

— - Vous vous trompez, dit la courti- sane : je ne vous dois rien, j'avais parié animer un homme et non pas une statue.

Comment mourut Laïs? Les auteurs anciens ne s'accordent point là-dessus : les uns la font mourir vieille et misé-


COURTISANES. 199

rable, après avoir dédie son miroir à Vénus, ce miroir qui lui était devenu inutile, car elle ne voulait plus s'y voir telle qu'elle était, et elle ne pouvait plus s'y voir telle qu'elle avait été.

Les autres la font mourir jeune, et par un excès de plaisir.

D'autres prétendent enfin qu'em- menée en Thessalie par un amant pour lequel elle quitta Corinthe, elle fut as- sassinée dans un temple de Vénus par des femmes jalouses de sa beauté.

Tout cela prouve seulement qu'il y eut plusieurs Laïs comme il y eut plusieurs Hercules et plusieurs Orphées.




FAVORITES,


THAÏS, PILHIONICE, BACCHIS, MIÏTO.


Thaïs était Athénienne; elle suivit Alexandre dans son expédition des In- des : ce fut elle qui, à la suite d'une or- gie, excita le vainqueur de Darius à brû- ler Persépolis.


202 COURTISANES.

A la mort cF Alexandre, elle tomba en partage à un de ses généraux. Ce géné- ral était Ptoléméc. Ptolémée hérita de l'Egypte. Il aimait Thaïs et l'épousa. Thaïs se trouva donc reine.

Ptolémée en eut trois enfants, deux fils, Leontiscus et Lagus, et une fille nomniée Irène, qui épousa Solon, le for- tuné roi de Chypre .

Pilhionice était l'esclave de Bacchis, esclave elle-même de Synope, et joueuse de flûte . Synope était née à Egine, trans- porta d'Egine à Athènes le Bicterion, à la tête duatiel elle était. Ce fut chez cette Synope qu'Harpahis vit Bacchis, en devint amoureux et l'acheta.

Cherchez dans Posidônîus et dans Théopompe, et vous verrez toutes léfe


COURTISANES. 203

folies que fit pour elle, tant qu'il vécut, son riche et généreux amant, et lors- qu'elle mourut, il employa deux cents talents à lui faire bâtir un monument.

Ce monument était sur le dtaemin d'Athènes à Eleusis, et situé juste à l'en- droit d'où l'on pouvait découvrir les temples et la citadelle .

Mitto naquit en Phocide : sa mère mourut le jour même de la naissance de son enfant.

La jeune Mitto, restée orpheline et pauvre, fut élevée par charité; mais à peine l'enfant put-elle se connaître qu'elle comprit qu'elle était belle, et la beauté, en Grèce surtout, était une for- tune.

Un accident manqua flétrir cette


204 COURTISANES.

beauté. Elle avait neuf ans à peine lors- qu'une tumeur se déclare au menton et s'étend bientôt à une partie de la joue : pauvre et ne pouvant payer les soins d'un médecin, Mitto reste alors sans secours : le mal fait des progrès; Mitto voit sa beauté menacée. Sa beauté, c'é- tait sa seule espérance, son seul avenir. Pourquoi vivre si elle n'est plus belle? Mitto se décide à se laisser mourir de faim.

Pendant deux jours et une nuit la courageuse enfant essaie d'accomplir le projet qu'elle a résolu, lorsque tout à coup, au moment où étendue sur son lit, ses yeux se ferment de lassitude et de besoin, Vénus, sous la protection de la- quelle tout enfant elle s'est mise, des-


COURTISANES. 205

cend à son chevet et lui montre au pied de son autel des roses desséchées dont elle lui enseigne la propriété. Mitto se lève, court au temple de la déesse, ra- masse les roses flétries qu'elle trouve au pied de sa statue, les applique sur son menton et sur sa joue; trois jours après la tumeur avait disparu, et Mitto était restée la plus belle des jeunes filles de la Phocide.

Ce fut cette même Mitto qui , protégée par Vénus sans doute, devint la favorite de Cyrus; après la mort de Cyrus, la maîtresse d'Artaxerce, et après la mort d'Artaxerce, prêtresse du soleil à Ecba- tane .


PHILOSOPHES.


LEONTIUM. — SAPHO. — ASPASIE.

On ne sait presque rien de Leontium, si ce n'est qu'elle fut la maîtresse d'E- picure. Une lettre de cette courtisane

r

indique qu'Epicurc était déjà vieux lors- qu'il devint amoureux d'elle, et que sa


208 COURTISANES.

jalousie était insupportable à la belle philosophe.

Tout le monde connaît Sapho la Les- bienne, mascula Sapho 9 comme dit Ho- race. Les anciens appelaient la fièvre d'amour fièvre saphique. C'est de cette fièvre que le jeune Antiochus était at- teint lorsqu'il fut guéri par Erasistrate.

Sapho a composé neuf livres de poé- sies lyriques; puis encore des élégies, des iambes, des épithalames et des mo- nodies.

Deux pièces seulement sont parve- nues jusqu'à nous, l'une conservée par Longin, l'autre par Denys d'Halicar- nasse. Ce sont deux odes : Boileau a traduit l'une d'elle. Tout le monde sait


COURTISANES. 209

par cœur cette traduction qui, même en passant par la plume de Fauteur de F Art poétique, a conservé une partie de sa fureur amoureuse.

Cette ode est adressée à une femme .

Sapho était la dixième muse de l'an- tiquité, et on lui rendit des honneurs royaux et presque divins. Exilée de Mi- tilène pour avoir pris parti avec le poêle Alcée contre le tyran Pittacus, les Mi- tiléniens gravèrent son image sur leur monnaie.

Après son départ de la Sicile, où elle était restée pendant son bannissement, les Siciliens lui élevèrent une statue.

Malgré ses instincts tout masculins.

Sapho avait épousé un riche habitant

de Fîle d'Aiulros. L'histoire a conservé

14


210 COURTISANES.

son nom : il s'appelait Cercala. Ce dut être un mari bien heureux.

L'histoire aussi a conservé le nom de ses maîtresses les plus aimées : c'étaient Andromède, Mégare, Cyrne, Mnaïs, Pyrrhine, Gongile, Anagore, Cydno, Eumia , Athis , Anactoi ie et Thélé- sille.

Malheureusement, comme le dirent les poètes, l'amour outragé devait se venger un jour ou l'autre.

L'amour poussa Phaon vers' Lesbos.

Phaon était un beau pêcheur. Un jour qu'il s'apprêtait à passer de l'une à l'autre de ces charmantes îles de l'ar- chipel qui s'élèvent au dessus des flots de la mer Ionienne comme des corbeil- les de roses, une jeune fille voilée vint


COURTISANES. 211

lui demander le passage. Phaon la fait asseoir, guide la barque, et aborde heu- reusement au but qu'il s'était promis. Alors la jeune fille se dévoile, Phaon ébloui tombe à genoux. La belle passa- gère était Vénus elle-même.

Alors, comme toute peine mérite sa- laire, Vénus donna à Phaon un vase rempli d'une essence divine. Cette es- sence avait la propriété de faire aimer celui qui s'en était servi une fois seu- lement.

Le beau Phaon se frotta d'essence, et pour faire l'essai de son pouvoir des- cendit à Lesbos.

Vénus était la déesse la plus puis- sante de l'antiquité . Les Lesbiennes ai- mèrent Phaon.


212 COURTISANES.

Et parmi les Lesbiennes, Sapho F ai- ma plus que tout autre.

On sait la mort de la pauvre muse, mort qui rachète sa vie.

Sapho est la Madeleine grecque.

Maintenant deux mots sur Aspasie, et nous aurons accompli le cercle des grandes courtisanes antiques.

Aspasie naquit à Milet, patrie des fa- bles et des courtisanes.

Son père la voyant si belle, l'histoire ne dit pas à quelle secte philosophique le père d' Aspasie appartenait, son père la voyant si belle, comprit que les dieux n'avaient pas formé une telle merveille pour le bonheur d'un homme, mais pour les plaisirs de l'humanité.


COURTISANES. 213

Aspasie reçut en conséquence une éducation en harmonie avec la mission qu'elle devait accomplir.

Athènes, à cette époque, était le foyer de l'intelligence universelle. C'était l'é- poque de la gloire militaire et artistique d'Athènes. Aspasie vint à Athènes, et y ouvrit une école qui rendit bientôt dé- serte celle du vieux Socrate.

C'était une école d'amour : les plus belles filles de la Grèce y recevait des leçons sur l'art d'aimer et de se faire

a

aimer.

Périclès et Alcibiade devinrent les auditeurs les plus assidus de ces cours merveilleux.

Périclès était le chef de la république; Périclès était amoureux d' Aspasie.


214 COURTISANES.

Vers ce temps, deux jeunes Méga- riens enlevèrent de force deux courti- sanes attachées à la belle Milésienne. Aspasie exigea que Périclès réclamât de Mégare les deux courtisanes enlevées, et comme Mégare ne voulut pas les rendre, Athènes fit la guerre à Mégare.

Périclès était devenu fou d' Aspasie; il ne pouvait plus quitter sa maîtresse. Il fallut faire la guerre à Samos . Aspasie et ses courtisanes s'embarquèrent avec Périclès, et allèrent faire avec lui le siège de Samos.

Un seul désir restait à Aspasie, c'était d'épouser Périclès; mais Périclès était marié. Périclès répudia sa femme, et épousa Aspasie.

Tout ceci faisait beaucoup rire la


COURTISANES. 215

Grèce. Les sages attaquaient Periclès, les comédiens raillaient Periclès, les journaux du temps disaient pis que pen- dre de Periclès. Mais tout en attaquant sa conduite privée, ils perdaient de vue sa conduite publique. Tout doucement Periclès s'emparait de la république, comme Âspasie s'était emparée de Pe- riclès .

Periclès mourut.

Aspasie, qui avait su devenir la femme de Periclès, ne sut pas être sa veuve. Elle épousa un gros marchand de bestiaux, un Lisiclès, je crois, espèce de Turcaret qui s'était enrichi dans les guerres de Mégare et de Samos, en fournissant les vivres de l'expédition.

Et cependant telle était le crédi;


216 COURTISANES.

d'Aspasie, qu'elle éleva son nouvel époux jusqu'à une des plus hautes ma- gistratures de la république.

Enfin, pour ajouter un dernier rayon à la gloire de la maîtresse d'Alcibiade, de la veuve de Périclès et de l'épouse de Lisiclès, Cyras le jeune, voulant donner à sa maîtresse Mitto un nom qui rappe- lât toutes les perfections, changea son nom de Mitto en celui d'Aspasie.

Voilà ce qu'étaient les courtisanes chez les Grecs. Mêlées à la religion, à l'art, à la politique, elles font parler les dieux, elles inspirent Phidias et Praxi- tèle, elles conseillent Périclès.

D'où vient que cette influence se perd chez les Piomains?


COURTISANES. 217

Un court parallèle entre les deux peuples donnera l'explication de cette différence dans la position sociale des courtisanes à Athènes et à Rome. Bien entendu que nous nommons ces deux villes, l'une comme le centre de la civi- lisation grecque, l'autre comme le centre de la civilisation italienne.

Les Grecs, ces types les plus beaux de la plus belle race, c'est-à-dire de la race caucasique, aimaient le beau par dessus toute chose, doués qu'ils étaient par la nature, d'une organisation fine, élé- gante, supérieure, essentiellement apte à percevoir toutes les nuances de la beauté .

Aussi les Grecs avaient-ils en quel-


218 COURTISANES.

que sorte établi la beauté sur des règles mathématiques .

Voyez leur Jupiter Olympien, leur Junon, leur Vénus, c'étaient des types arrêtés, convenus, calculés entre les statuaires et les peintres. Vous recon- naissez leurs dieux à la première vue, impossible de confondre Apollon avec Bacchus, ou Castor avec Mercure.

C'est qu'ils avaient en quelque sorte établi une échelle de beauté qui montait de la terre au ciel, et redescendait du ciel à la terre.

Ainsi Télèphe était le type de l'en- fant; Ganymède, le type de l'adolescent; Paris, le type de Phomnie; Castor et Pollux, les types du demi-dieu; Mercure, le type du dieu inférieur; Apollon, le


COURTISANES. 21 &

type du dieu supérieur; Jupiter, le type du grand dieu.

Puis après être monté au ciel par les hommes et les dieux, cette échelle re- descendait vers la terre par les déesses et les femmes.

Vénus était l'anneau qui scellait une des extrémités de cette chaîne au ciel; Hélène était Panneau qui scellait l'autre extrémité de cette chaîne à la terre.

L'intervalle était rempli par Iris la messagère; par Nérée, la reine des flots bleus; par Calypso, la nymphe des fo- rêts.

Il ne faut donc pas s'étonner de la toute puissance de la beauté chez un pa- reil peuple.


220 COURTISANES.

Mais les Romains étaient bien loin de ressembler aux Grecs; ils leur avaient pris, il est vrai, leur littérature, leurs lois, leur civilisation, mais ils n'avaient pu prendre le génie grec enchaîné avec Prométhée au sommet du mont Othrys. Les Romains, peuple de laboureurs, peuple grossier, sans imagination, n'ont jamais eu un véritable amour de l'art. Un beau matin le caprice du beau leur prit, il est vrai, mais alo.s comme ils commençaient à être riches, ils trouvè- rent qu'il était bien plus simple d'en- voyer chercher le beau à Athènes, à Co- rinthe et à Delphes, et de l'acheter tout fait, que de l'inventer eux-mêmes .

Il en rat de même des courtisanes. Quand les Romains, pour se mettre à la


COURTISANES. 221

mode grecque, voulurent eux aussi avoir des courtisanes, ils en firent ache- ter. Aussi les Romains, maîtres en dé- bauche, étaient-ils fort ignorants en vo- luptés .

Cherchons quelque grande courtisane romaine à opposer aux dix courtisanes grecques dont nous avons esquissé l'his- toire; nous n'en trouverons pas.

Cynthie, Délie, Lesbie, Corinne, étaient des courtisannes, il est vrai; mais que savons-nous d'elles : leurs noms, consacrés par les plaintes de Pro- perce, de ïibulle, de Catulle et d'Ovide. A quels grands événements se sont-elles mêlées, on l'ignore. Il y avait aussi une Lycisca; mais que sait-on d'elle, que


222 COURTISANES.

Messaline prenait son nom et sa perru- que blonde pour courir les lupanars et les corps-de-garde.

Non, la vraie courtisane chez les Ro- mains, c'est la fille des empereurs, c'est la mère des empereurs, c'est la femme des empereurs. La vraie courtisane, c'est Livie, qui, couchée au pied de la statue de Priaue, se faisait; heurter elle et son amant par les porteurs de la litière d'Auguste. La vraie courtisane, c'est Messaline, qui rapportait jusque sur l'o- reiller de Claude l'odeur des lieux infâ- mes qu'elle venait de hanter. La vraie courtisane, c'est Agrippine, qui, pré- voyant sa mort parricide, fit, au dire de Suétone, de si étranges et si publiques


COURTISANES. 223

tentatives pour devenir la maîtresse de son fils.

Puis aux meurtres de Caligula, aux folies de Néron, aux débauches d'Eljdga- bale succédèrent bientôt les ascétiques commencements d'une ère nouvelle . Le Christ, armé du fouet, avait chassé les vendeurs du temple; les apôtres, armés de sa parole, chassaient la débauche de la société.

Pendantplusieurs siècles la courtisane s'est réfugiée en Orient, où on la perd presque de vue, à Cartilage, à Alexan- drie, à Byzanee; puis, chose bizarre, elle reparaît au moyen-âge; où cela? à la cour des papes. Voyez Phistoire d'O- lympia.


224 COURTISANES.

Est-ce unecourtisane que cette blonde Lucrèce qui, maîtresse de ses deux frè- res, complice de la mort de son troisième mari, s'en va toute sanglante présider la cour de Ferrare, et distribuer les cou- ronnes de la poésie et les sourires de l'a- mour à PArioste et à Bembo.

Au reste, regardez du côte de l'orient, c'est de là que la courtisane va revenir avec les arts et la science. Chasses de Constantinople par Mahomet II, Flo- rence se proclama l'Athènes moderne : Laurent de Médicis est le Platon de cette nouvelle académie; les peintures grecques reparaissent le long des mu- railles, dont elles chassent les peintures chrétiennes. Bianca Capello fuit nui- tamment de Venise avec son amant Bo-


COURTISANES. 225

naventuri, et monte sur le trône de Toscane avec le fils de Cosme-le-Grand.

A la suite des idées grecques, la cour- tisane est rentrée dans la société chré- tienne.

François I er , le roi très chrétien, passe sa vie, tiraillé entre madame d'Etampes et Diane de Poitiers, après quoi il meurt d'une maladie que l'avocat Féron va chercher dans un lupanar de la rue du Pélican, léguant à Henri II, avec le trône de France, Diane de Poitiers, son ancienne maîtresse.

Puis, pour qu'aucun vice de Pan cienne Grèce ne soi ' étranger à la so- ciété moderne qui se corrompt, vient Henri III, entouré de ses favoris, et la race des Valois s'éteint dans des amours

15


226 COURTISANES.

antiphysiques et dans des embrasse- ments monstrueux.

C'est alors qu'apparaît Henri IV entre madame de Verneuil et Gabrielle d'Es- trées, comme François I er entre Diane de Poitiers et madame d'Etampes .

C'est qu'une nouvelle société se forme, sur laquelle la femme va prendre une énorme influence; à la langue de Rabelais, langue inintelligible à force de science, succède la langue de Mon- taigne, dont Corneille et Molière feront la plus belle, tandis que Racine en fera la plus douce langue du monde. Les femmes rentrent donc par tous les points dans la société dont on les a exi- lées . La duchesse de Chevreuse et ma- dame de Longueville mènent la Fronde;


COURTISANES. 227

Marion de Lorme conspire avec Cinq- Mars contre le cardinal de Richelieu, ou plutôt encore sert d'espion au cardinal de Richelieu contre Cinq-Mars; made- moiselle Paulet et mademoiselle de Scu dëri fondent Phôtel de Rambouillet; madame de Se vigne écrit des lettres qui resteront des modèles.

Deux grandes figures de courtisanes nous apparaissent, l'une s'appuyant sur le XVII e siècle, l'autre penchée sur le xviii c . Ces deux figures sont celles de Marion de Lorme et de Ninon de l'En- clos.

Que vous dirai-je de Marion de Lorme, dont la vie est si brillante et dont la naissance et dont la mort sont si obscures : est-elle née en Franche-Comté,


228 COURTISANES.

comme disent les uns, vers la fin de l'année 1 606 ? est-elle née à Châlons en Champagne, comme disent les autres, vers la fin de Tannée 1612 ou 161 5 ? est- elle morte en1 650, à Page de trente-cinq ans; est-elle morte en 1 741 , c'est-à-dire à cent trente-quatre ans; a-t-elle vu, célibataire, passer son convoi; a-t-elle répété ces vers que l'on fit sur elle, lors- que le bruit de sa mort se répandit?

La pauvre Marion de Lorme De si rare et plaisante forme, A laissé sa vie au tombeau, Son corps si plaisant et si beau.

Ou bien n'est-elle descendue dans ce tombeau, resté près de cent ans vide et béant pour l'attendre, qu'après avoir


COURTISANES. 229

successivement ëpousë un lord, un chef de bandit et un procureur.

Cela, c'est ce que je ne sais point, c'est ce que les contemporains n'ont pas su, c'est ce que personne ne sait encore; mais ce que personne n'ignore, c'est qu'elle fut tour à tour la maîtresse de Cinq-Mars, de Richelieu, de Bassom- pierre, de Desbarreaux, de d'Emery, du chevalier de Grammont, du duc de Brissafc et de Saint-Evremont.

Lais n'avait pas fait mieux dans l'an- tiquité; passons à Aspasie.

Ninon de l'Enclos, moins la guerre de Mëgare, est l' Aspasie moderne : philo- sophe comme Aspasie, elle fut élevée par un père philosophe; seulement le


230 COURTISANES.

père et la fille appartenaient à deux sec- tes différentes; le père était épicurien, la fille était sceptique. Il y avait un*,' étrange débat dans la famille : la mère, bonne et pieuse femme, voulait faire de Ninon une religieuse; le père, homme de plaisir, voulait en faire une courti- sane. Ninon eut donc à peu près son libre arbitre; son tempérament l'em- porta vers le plaisir à quinze ans. Ninon ouvrit à Paris une école à peu près pa- reille à celle, qu'au même âge, ouvrit Aspasie à Athènes . Le jeune Sévigné fut son Alcibiade, le grand Condé fut son Périclès,LaRochefoucault fut son So- crate; puis Vous savez les noms de ses autres amants : Céligny, Villarceaux, d'Albret, d'Estrées, d'Effîat, Gersey,


COURTISANES. 231

Clérembaut, Remnie, Gourville et le confiant La Châtre qui dormait tran- quille sur son billet; puis, de ses amants, passons à ses amis : La Bruyère lut chez elle ses Caractères; Molière, son Tar- tuffe; Voltaire, ses premières poésies. Quand Christine, la reine philosophe, vint à Paris, elle voulut voir cette cour- tisane que les plus grandes dames et les plus grands seigneurs de l'époque appe- laient leur chère Ninon, et la reine Christine, en quittant Paris, déclara qu'elle n'avait rien vu de plus charmant qu'elle; et cependant, à la fin de sa vie, cette Ninon si heureuse^ si brillante, si vantée; cette Ninon qui, à quatre-vingts ans, avait voulu avoir le dernier mot de l'amour avec le frais et galant abbé de


232 COURTISANES.

Châteauneuf, à la fin de sa vie, cette Ninon disait : — Qui m'eût proposé une pareille existence, et je me serais pen- due !

Mais Ninon s'aperçut trop tard du vide de cette existence en apparence si remplie; elle ne se pendit pas et fit bien , car elle mourut de vieillesse à quatre- vingt-douze ans.

A la courtisane politique, Marion de Lorme; à la courtisane couronnée, ma- dame de Montespan; à la courtisane philosophe, Ninon de l'Enclos, succé- dèrent les Camargo, les Sophie Ar- noult.

C'était déjà de la décadence; il y avait peut-être plus d'esprit, il y avait de


COURTISANES. 233

moins de hautes manières, l'aristocratie succédait à la grande seigneurie : le règne des filles l'Opéra commençait.

A part son nom, il reste peu de sou- venirs de la Camargo; elle fut un ins- tant à la mode, voilà tout ce qu'on en sait; quant à Sophie Arnoult, elle a laissé la réputation d'une des femmes d'esprit de ce siècle, où l'esprit courait les rues. Tout le monde connaît ses ado- rables réparties; malheureusement cel- les qui sont moins connues ne peuvent pas s'écrire.

Puis vint la révolution, époque pen- dant laquelle on s'occupa peu de plaisirs et d'amour; non pas que nos septembri- seurs et nos guiliotineurs fussent enne-


234 COURTISANES,

mis des femmes : Danton les aimait fort, et Marat, tout hideux qu'il était, ne les méprisait point ; mais ces messieurs étaient de tristes amants. Comme ils avaient, en général, la prétention d'ê- tre incorruptibles, ils payaient assez mal les plaisirs qu'on leur laissait pren- dre plutôt par crainte que par sympa- thie. Mademoiselle C..., de la Comédie Française, avait le malheur de se trou- ver dans ce cas; elle avait cédé à un ter- roriste fameux, qui avait oublié de re- connaître ses bontés autrement que par le don de sa propre personne, ce qui pa- raissait assez médiocre à l'actrice, que ses relations antérieures avec l'aristo- cratie déchue avaient habituée à de meilleures façons. Cependant, un jour


COURTISANES. 235

qiie Péchafaucl avait donné sans doute, comme elle s'aperçut que le visage de son amant était un peu moins sombre que d'habitude, elle profita de cet éclairci facial pour risquer une de- mande : Citoyen, dit-elle, c'est demain le jour de ma fête, que me donneras-tu pour ma fête?

— Je te donnerai la vie, répondit le généreux tribun .

Mais après les Saint-Just, les Robes- pierre et les Marat, vinrent les Tallien, les Barras, les Sièyes; après la terreur, le Directoire; 93 avait voulu imiter Rome, 98 voulut imiter Athènes : la courtisane reparut.

Il faut même le dire, le Directoire fut l'âge d'or de la courtisane; l'Empire,toufc


236 COURTISANES.

brillant qu'il était, ne fut que son âge d'argent. Ouvrez les yeux et les oreilles, nous allons raconter des choses fabu- leuses.

Nous avons tous entendu raconter par nos pères, n'est-ce pas, tandis que nos mères rougissaient, ces grandes or- gies du Directoire; c'était une époque qui ne ressemblait à aucune autre, si ce n'est peut-être à celle de la régence : on était si heureux d'avoir échappé aux tueries du 1 août, aux massacres des 2 et 3 septembre, à la guillotine de 93 et de 94, que chacun semblait atteint de folie; on était pressé de vivre, et surtout on éprouvait le besoin de se sentir vivre; l'argent si long-temps enfoui, converti


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en papier ou exilé, reparaissait à la sur- face du sol, comme si toute cette riche terre de France n'était qu'une mine d'or; les maisons de jeu, les restaurants, les coulisses des théâtres regorgeaient de gourmands, de joueurs et de liber- tins : pareils à ces matelots qui mettent pied à terre à Brest, à Lorient ou au Havre, après des traversées de cinq ou six mois, et qui mangent en trois jours leur paie d'une année, il y avait des gé- néraux qui venaient, pendant un congé d'une semaine, manger à Paris leur bu- tin de tout une campagne, et profitaient, surtout, de ce besoin de plaisir et de cette recrudescence d'or : c'étaient les courtisanes.


238 COURTISANES.

Laissons parler notre ami Nestor Ro- queplan, le célèbre archiviste de l'O- péra, à qui nous avons demandé des ren- seignements sur chacun des trois sujets que nous venons de traiter, et qui a bien voulu nous communiquer la note sui- vante, fruit de ses longues et savantes investigations dans les coulisses du théâtre de la rue Le Pelletier.

— Or, en ce temps-là, je le répète, c'est Nestor Roqueplan qui parle, floris- sait la célèbre Ciot ; c'était une dan- seuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, à la taille aussi souple qu'une branche de saule; on disait alors que mademoiselle George était une belle

statue, et Clôt une belle créature;

ses cheveux blonds et purs comme For,


COURTISANES. 239

couronnaient un front mat au dessous duquel s'enchâssaient deux yeux de sa- phir. Sa tête se balançait comme une aigrette sur un cou long, ëlëgant et fier. Les amateurs du temps parlent encore les larmes aux yeux, mais de ces larmes qui attestent le regret d'une belle sen- sation perdue, d'un .[certain mouvement de hanche indescriptible qui donnait à tout le corps d# Clôt. . . un frémissement d'ineffable volupté. Quand elle levait les bras et se penchait pour commencer une pirouette, quand cette élévation des bras laissait voir librement tout le dessein du corsage, et que l'inclinaison du corps faisait saillir la hanche de cette délicieuse femme, il paraît que c'était un tableau à se brûler la cervelle. On ne


240 COURTISANES.

dit pourtant pas que personne lui ait fait le sacrifice de sa vie, mais on cite plu- sieurs individus qui lui offrirent de plus utiles holocaustes et qui gaspillèrent des millions pour avoir le droit de l'aimer. Le plus brillant, le plus noble de ses adorateurs fut le prince Pignatelli, comte d'Egmont, Espagnol, porteur d'un grand nom, possesseur d'une im- mense fortune et doue des plus beaux instincts d'élëgance .Ce fut lui qui fit ve- nir de Londres la première berline à res- sorts anglais. Cette voiture basse, com- mode et remarquable par sa coupe, fit, dans le temps, une grande impression : ce fut lui encore qui, au grand bal donne par les maréchaux, se présenta dans trois toilettes différentes dont la richesse


COURTISANES. 24l

défraya les conversations de toute une semaine. Dans le cours de ses galantes prodigalités, le prince Pignatelli devait

remonter la belle et dépensière Clôt

Il lui créa un état de maison éblouissant; lui fit un revenu annuel de 1 ,200,000 fr.; lui donna les plus riches équipages pour Longchamps, dans un temps où Longchamps était quelque chose.

Mais Clôt avait le cœur si bon,

Pâme si charitable, il lui arrivait si sou- vent, par paresse, par générosité, de donner à son cordonnier 1 ,000 fr . d'une paire de souliers pour n'avoir pas à chan- ger un billet; elle était si compatissante aux misères de la populace théâtrale, des comparses, des figurantes, des cho- ristes, qus les magnificences du prince

16


242 COURTISANES.

Pignatelli ne suffisaient pas à tant de besoins honorables. L'amiral espagnol

Mazaredo vint aider Clôt . dans ses

charités, et augmenta de 4 ou 500,000 fr. son modeste revenu. A ces nouvelles largesses de Mazaredo s'ajoutèrent bien- tôt les petites galanteries de M. Pu

qui venait s'asseoir, seulement à côté d'elle, trois heures pendant son dîner. Cette espèce de commensalité inactive ne se payait pas moins de 100,000 fr. par an. Total 16 ou 1 ,700,000 fr. Pau- vres danseuses de 1 836, lisez cette inso- lente addition et difces avec douleur : La danse est perdue.

On cite de Clôt des particularités

de luxe vraiment surprenantes. Elle habitait, rue de Ménars, un apparte-


COURTISANES. 243

ment qu'avait occupé mademoiselle Bourgoin de la Comédie française. A cette époque Paris était grec; on déco- rait les maisons comme le palais d'Aga- memnon. Les tentures à la grecque de l'appartement de Clôt..... étaient en drap de Sedan, à 70 f . l'aune. Son lit bas et nécessairement aussi de forme grec- que avait coûté 9,000 fr.; le couvre- pieds n'était autre chose qu'un cache- mire noir de 1 5,000 fr. L'estrade de ce lit était recouverte d'un autre cache- mire d'une valeur énorme; enfin le tapis perse de la chambre ne coûtait pas moins de G, 000 fr. Les bronzes, les sta- tues volés à l'Italie, se heurtaient dans ce gynécée et composaient les menus accessoires d'un mobilier inestimable.


244 COURTISANES.

Hélas! la pauvre Clôt n'en était pas

moins crucifiée, au milieu de son luxe sardanapalien, par une étrange préoc- cupation ; la nature qui s'était épuisée à réunir tant de perfections, avait laissé, dit-on, une tache dans ce bel ensemble.

Clôt eût été une demi-déesse si elle

avait posé immobile sur un piédestal d'agate ou de malachite ; mais il fallait danser, et la malheureuse bayadère ne pouvait se dissimuler que l'ébranlement causé par cet exercice diabolique portait un trouble notable dans l'économie de ses émanations corporelles. Henri IV, dans sa rudesse béarnaise, se serait servi, comme il le fit jadis, de l'expres- sion propre pour qualifier cet inconvé- nient; plus polis, les gens de l'Opéra se


COURTISANES. 245

disaient tout bas que Clôt laissait

après elle la trace d'un parfum mal cor- rige par le musc dont elle faisait abus.

Que dire après cela des courtisanes antiques ou des courtisanes de nos jours? Qu'était Laïs, que Démosthènes refusait de posséder pour 5,000 fr., ou ma- dame ***** qui disait à un amant d'une nuit qui lui avait donné 1 ,000 écus et qui demandait à revenir le lendemain : — Jfous êtes donc bien riche, près de la prodigue Clotilde à qui deux millions de rentes ne suffisaient pas pour ses capri- cieuses fantaisies et qui trouvait encore moyen, avec ce revenu royal, de faire 500,000 fr.de dettes.





1 ME DE SAINTE-COLOMBE.


Cette nouvelle n'est point de M. Alex. Dumas, mais de M. Marc Fournier, qui a bien voulu ter- miner ce volume en mettant en scène une physio- nomie qui manquait au tableau d'ailleurs si saisis- sant et si naturel de M. Alex. Dumas. Nous avons pensé qu'on lirait cette esquisse avec plaisir.

(Note de V éditeur.)


MADAME DE SAINTE -COLOMBE.


I


Ceci se passait durant l'une des der- nières fêtes de l'hiver de 1829.

Ce soir là, madame la présidente, M. . . donnait à danser à la plus élégante société de Paris. Ses salons regorgeaient


250 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

de monde. Toutes les aristocraties s'y étaient donne' rendez -vous. Celle du blason souriait à celle de l'intelligence ou de la beauté ; celle de For coudoyait toutes les autres.

Il y a mille manières de composer un salon, comme il y a mille façons d'ac- commoder un bouquet ; mais il n'y en a qu'une d'arranger l'un et l'autre avec ce tact spirituel et cette finesse de bon goût qui font le charme de tous deux. Il faut savoir marier avec grâce les par- fums et les couleurs, éviter les désac- cords de tons et les reflets criards, faire valoir la plus humble bruyère même à côté du camélia le plus fier, entremêler toutes les beautés, tous les mérites, tous les sourires, ne sacrifier aucune fleur,


MADAME DE SÂINTE-COLOMBE. 251

ne laisser dans l'ombre aucune femme, et faire de cet ensemble quelque chose de caressant aux yeux et de suave au cœur. Les femmes ont seules le secret de ces harmonies, et, parmi elles, nous avions alors une fëe qui les surpassait toutes : c'était la présidente de M...

Son salon était du petit nombre de ceux où les partis laissaient leurs dra- peaux à la porte, où Ton courait gaîment le risque de rencontrer tout le monde, où les femmes elles-mêmes oubliaient quelquefois qu'elles étaient belles, pour admirer naïvement les charmes de leurs plus dangereuses rivales ; c'était un ter- rain neutre, ou, pour mieux dire, un pa- radis enchanté, où l'âme se rafraîchis- sait, où les haines s'effaçaient, oii les

m


252 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

colères s'apaisaient, où tout se mariait, tout se confondait dans une sympathie commune , dont la jeune présidente était le radieux objet. Etait-il possible d'avoir autour d'elle autre chose que des sourires !

Mais sortons un instant de cette foule étincelante, et tâchons de nous sous- traire à ces torrents de bruit , de par- fums et de lumière. Nous voici hors des salons du bal, la musique s'éloigne, l'air devient plus libre, l'œil se repose de l'éclat des candélabres, le silence et la rêverie viennent à la rencontre de celui qui s'aventure dans ces boudoirs écar- tés. Les tapis et les tentures assoupis- sent les pas. C'est à peine si quelque lampe d'albâtre brille comme une pâle


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étoile à ces plafonds obscurs. On s'ou- blie maigre soi dans ces limbes embau- mées, qui ne sont pas encore les ténè- bres mais qui ne sont déjà plus la lu- mière. Une langueur indicible s'em- pare de l'esprit et des sens, et il y a dans ce passage subit du tumulte au repos, de l'atmosphère enflammée de la fête à ces pénombres sommeillantes, je ne sais quel mystérieux prestige qui berce et ravit la pensée : les yeux veillent encore que l'âme rêve déjà.

Cependant nous ne sommes pas si bien dans le pays des songes, que nous devions prendre pour une ombre cette forme svelte et légère dont l'apparition fortuite vient animer un instant ces soli- tudes toutes tapissées de soie et de velours.


254 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

Elle avance d'un pas indécis et crain- tif , jetant autour d'elle de minutieux regards, pour s'assurer que nul indis- cret ne Fa suivie. Enfin, elle vient tom- ber plutôt qu'elle ne s'assied , sur une riche ottomane qui décore cette partie reculée des petits appartements de la présidente.

Mais elle se lève presque aussitôt pour courir vers un des panneaux à glace dont les draperies cachent à moitié l'encadre- ment somptueux. La faible lueur qui nage dans le boudoir suffit cependant pour éclairer le reflet de cette psyché improvisée. Elle est donc là, notre jeune échappée du bal, relevant une des bou- cles abattues de ses cheveux noirs, ou raffermissant, au milieu de ses tresses,


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 255

une branche de bruyère rose, simple et unique parure dont elle ait daigne' sur- charger sa beauté. Ce n'est déjà plus une toute jeune fille, mais ce n'est pas encore une femme. Tout en elle accuse ce mystérieux passage de la dernière enfance à la première jeunesse. Sa taille offre dans ses contours une chasteté de lignes qui sourit à l'âme plus qu'elle n'attire les yeux. Son cou présente encore toute cette rondeur enfantine que l'âge n'a pas encore assouplie. Les traits de son visage ont cette pureté pai- sible que Raphaël rêvait; ses yeux bruns, vifs, pétillants, ouverts, ont plus de malice que de sentiment, et , si nous osons le dire, plus d'éclat que de llammc. On sent que l'âme sommeille encore sous


256 MADAME DE SAINTE-COLOMBË.

cette gracieuse enveloppe et que ces lèvres, caressées par un insouciant sou- rire, n'ont pas encore soupire'.

Cependant, à bien considérer cette beauté virginale, à suivre un à un tous les mouvements de la jeune fille, tandis que ses petits doigts, effilés déjà comme ceux d'une grande dame, courent avec une sorte d'impatience de la bruyère rose qui forme son diadème, aux nœuds de rubans qui retiennent sur ses épaules une longue pèlerine de la plus nuageuse guipure ; à contempler de près ce frais visage, ce regard presque assuré, ce sou- rire presque froid, à force d'être sans contrainte, on se sent frappé d'une im- pression pénible.

En effet, il y a dans tout l'ensemble


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 257

de cette charmante création comme une empreinte de sécheresse qui serre le cœur. On n'aime pas à voir la vivacité de ces yeux, parce qu'elle décèle plutôt chez la jeune fille la légèreté des pensées que la fréquence des émotions. Toute la grâce de cette bouche, tout l'entraîne- ment de ce sourire, n'empêchent pas l'esprit de concevoir une sorte de dé- fiance. On craint de toucher à cette peau satinée, de peur de sentir sous la main comme un contact glacé . Cette enfant est belle, mais on la voudrait moins rieuse ; cette tête est ravissante, mais elle gagne- rait peut-être à s'incliner par moments ; et sur ce front d'ivoire dont rien n'altère le calme inexorable, on aimerait parfois à voir passer ces rougeurs subites ou

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258 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

ces folles nuées qui sont comme les avant-courrières des passions.

Cependant la jeune fille est venue se rasseoir, et quelques instants s'écou- lent, pendant lesquels ses regards ne cessent d'interroger les galeries, qu'on peut apercevoir par l'embrasure des portes, et que traversent la livrée, ou çà et là de rares promeneurs, attirés comme elle par la fraîcheur et la tranquillité du retiro.

Enfin, un jeune homme se présente à l'entrée du boudoir. A sa vue, la jolie solitaire a fait un mouvement qui ex- prime une contrariété fort vive. Peut- être n'est-ce pas lui qu'elle attendait...

Ce nouveau venu a vingt ou vingt- deux ans tout au plus; il est de taille


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moyenne , un peu frêle , un peu pâle , d'une tournure assez insignifiante, mais d'une figure qui ne manque pas d'expression; ses yeux sont petits, mais bruns et pas- sionnés, et ses cheveux d'un noir de jais retombent en boucles épaisses au- tour d'un front intelligent.

Du reste, rien n'annonce dans ses manières l'homme du monde ; au con- traire, il a des gestes brusques, heurtés et empreints de cette énergie que l'édu- cation seule sait émousser. Ses mains, qu'il vient de déganter, ne portent pas précisément les traces d'un travail phy- sique, elles sont blanches et soignées, mais courtes , mais communes , mais privées de cette finesse de race qui n'appartient qu'aux naissances d'élite.


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Les mêmes signes apparaissent dans l'ensemble de sa toilette : c'est une mise incorrecte, insouciante, révéla- trice même de quelques besogneux mys- tères, mais en parfaite harmonie avec l'individu. Il y a dans cet habit débou- tonné, dans ce gilet quiflotte sans grâce, dans ce pantalon d'une coupe inétudiée, du caractère et de la franchise ; ce n'est pas du mauvais goût, c'est du cachet.

A peine aperçut-il la jeune fille que ses yeux perçants la reconnurent.

D'un bond il fut près d'elle, et sans remarquer le plissement imperceptible de deux sourcils déjà naturellement durs, il s'assit à côté de la jeune per- sonne et lui prit la main.

— Vous ici, Camille, lui dit-il d'une


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 261

voix profondément émue, — voyez ce que c'est que l'instinct du cœur : le mien a devine vos traces et m'a conduit près de vous, à mon insu ! Eh bien , je n'en suis pas fâché. Je suis harassé de bruit, de musique et de chaleur. Voulez-vous que nous causions ?

— Mais . . . vous n'y songez pas, seule avec vous d^s cet endroit retiré... Si

quelqu'un nous surprenait ainsi

Veuillez m'excuser, monsieur Lucien, mais réellement

— Que signifie. . . Ah ! je comprends : vous craignez de perdre une minute; ce serait autant d'enlevé à vos triomphes, car vous êtes ce soir la plus belle ... la plus fêtée. . . Mais cet homme. . . quel est donc cet homme que je vois sans cesse à vos cô-


262 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

tés , qui vous poursuit partout de ses hommages ?

— Un homme! en vérité, vous avez des expressions bizarres . . .un homme ! Je ne sais d'ailleurs de qui vous parlez ainsi .

— Vous mentez, Camille !

— De mieux en mieux ! un homme, vous mentez... Où prenez-vous cette

if\ langue, monsieur Luciei^Jpéchard ?

— Dans mon cœur, Camille.

— Votre cœur est un mal appris, monsieur; et vous me pardonnerez si je n'écoute pas plus long-temps ses im- pertinences .

Camille en disant ces mots se leva ; mais Lucien se plaça devant elle avec une sombre détermination.

— Raillez-moi. insultez-moi, tuez-




v&v+~k - Zft


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 263

moi! mais c'est trop gémir dans une incertitude horrible... Je vous aime, Camille, vous savez que je vous aime ; vous savez que chacun de vos coups me déchire le cœur , et vous frap- pez toujours ! Je souffre des tour- ments dont vous ne vous doutez pas ! Cependant. . . si j>e pouvais espérer ! . . .

— Monsieur Lucien , répondit Ca- mille d'une voix ordinairement sèche que, dans l'occasion, elle savait rendre encore plus aride, vous avez tort de ramener sans cesse entre nous ce sujet de conversation; vous n'ignorez pas que cela provoque toujours de ma part. . .

— Des réponses impitoyables ... je le sais ! Mais qu'y faire ? Je ne puis me dé- cider à mourir.


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— Oh ! de grâce, pas de mots à effet. Laissons là le verbiage de Rodrigue et d'Othello : c'est d'un goût détestable.

— Eh bien, répondez, Camille... m'aimez-vous ? Mais avant de répondre, il faut que vous appreniez à quoi me ré- duirait votre indifférence ; je veux que vous puissiez dire : J'ai tué cet homme, sachant bien que je le tuais î Un bour- reau doit appliquer ses instruments de torture avec connaissance de cause. Écoutez-moi, je ne serai pas long : à seize ans je maniais le maillet et le ci- seau; j'étais tailleur de pierres. Votre oncle, entrepreneur de la ville, daigna me distinguer et me fit apprendre le dessin. On dit que j'ai du génie... on se trompe; il n'y a qu'une force, qu'un


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 265

levier, qu'une intelligence en moi : c'est l'amour. J'ai grandi, parce que je vous aime ; j'ai vieilli dans le travail, j'ai use' tout ce que j'avais de jeunesse et de santé, parce que je vous aime ; je voulais la gloire et la richesse, parce que je vous aime, Camille ; oh ! je vous l'ai dit mille fois. D'un ouvrir, d'un maçon, vous avez fait un artiste, que déjà l'on ad- mire, et voilà que vous reniez votre ouvrage; vous ne m'avez élevé au dessus de ma condition que pour que ma chute soit plus sûrement mortelle... C'est vrai, je suis pauvre, je n'ai rien à vous offrir qu'une réputation nais- sante et un avenir dont je serais sur si vous m'aimiez un peu... Mais vous ne youlez rien de moi, vous me haïssez,


266 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

vous me méprisez. . . C'est horrible ! Oh! non, non, Camille, ne dites pas que vous ne pouvez m'aimer : ma tête s'é- gare à cette idée... Ne me poussez pas au désespoir, je suis un enfant du peu- ple, moi!... je serais terrible dans mes ressentiments !

— Certes, répondit Camille, voilà une scène on ne peut plus déplacée. Vous ai-je ordonné de m'aimer ? vous l'ai-je permis seulement?...

— Oui, vous me l'avez permis : car dès le premier jour vous auriez dû me faire sentir ces froideurs dont vous m'accablez aujourd'hui... et vous ne l'avez pas fait ! Ne le niez pas ! Cet ou- vrier, qui sortait de son abjection tout exprès pour vous aimer, cela vous amu-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 267

sait, cela flattait votre orgueil ! Vous m'avez encouragé... je vous dis, moi, que vous m'avez encouragé !

— Eh bien , que puis-je y faire main- tenant ?

— Vous le demandez ?

— C'est que je l'ignore. Prétendez- vous à ma main ?

— M. de Biran, votre tuteur, votre oncle, celui qui composje à lui seul toute votre famille, et qui vous a élevée, vous le savez, Camille, lui, du moins, il m'a permis d'y prétendre.

— Soit ; mais j'aurai plus de raison que lui : s'il oublie quelle est son ori- gine, moi je m'en souviendrai. Il faut que le nom des de Biran se relève de cinquante années d'abaissement. Mon oncle a prin soin de reconstruire une


268 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

fortune que la révolution avait de- truite ; c'est à moi maintenant à com- pléter son ouvrage. . . Je ne serai jamais la femme d'un homme de rien.

— Vous me faites pitié, Camille. C'est tout au plus si l'on pardonnerait ces folies à quelque douairière du fau- bourg Saint-Germain ; mais vous, vous Camille, qui avez connu la pauvreté... Faut-il vous rappeler tous les malheurs de votre oncle? . . . faut-il vous apprendre que jadis mon père est venu à son se- cours ?... Depuis, je le sais, les choses ont bien changé : mon père s'est ruiné, tandis que M. de Biran s'enrichissait; et mon père mourut, ne me laissant pour toute fortune que la profession la plus humble... Mais était-ce mademoiselle de Biran , était-ce Camille qui devait


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 269

me rappeler ces désastres ? Allez, ceci est

d'un mauvais cœur.

— Vous méjugez fort mal, monsieur

Lucien. Je sais tout ce que ma famille doit à la vôtre, et ma reconnaissance. . .

— Qu'ai-je à faire, moi, de votre


reconnaissance ?


— C'est cependant tout ce que je puis vous offrir.

— C'est là votre réponse, Camille ?

— Voyons, Lucien, soyez plus rai- sonnable.

— C'est là votre réponse ?

— En vérité, vous me mettez au supplice.

— Je vous demande si c'est là votre dernier mot ?

— Prenez garde, c'est vous qui l'exi- gez.




270 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

— Soit; je l'exige. Mais obéissez. Dois-je espérer, oui ou non?

— Eh bien... non !

Camille , après avoir prononcé cet arrêt , passa fièrement devant Lucien pour sortir du boudoir. Quand il la vit prête à franchir la porte, il courut à elle du pas chancelant d'un homme ivre, et posant sur sa main une main dé- faillante :

— Au moins , Camille , s'éci ia-t-il d'un air égaré, recevez ici mon dernier adieu ! . . . Vous venez de me condamner mort !

Mais un incident fortuit interrompit

cette scène : ce fut l'arrivée d'un homme en toilette exquise, bien que légèrement

débraillée, lequel entra d'un air d' aisance

tout-à-fait sans façon. Ce nouveau venu


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 271

qui paraissait être déjà d'un certain âge, mais qui avait encore toute la légèreté de manières et ce ton parfaitement aban- donné des plus jeunes roués de cette époque, regarda Lucien avec un dédai- gneux sourire, et , se tournant vers Ca- mille, il lui prit galamment la main.

— J'accours vous dire, mademoiselle, que les quadrilles sont en pleine déroute depuis que votre présence n'y attire plus l'élite de nos cavaliers. Venez donc ra- nimer le bal, ne fût-ce que par pitié pour vos rivales, dont votre absence achève- rait la défaite.

— Monsieur le prince de Palma, dit Camille, j'ai l'honneur de vous présenter un des élèves de mon oncle, M. Lucien Béchard.

Le personnage à qui mademoiselle de


272 MADAME DE SAINET-COLOMBE.

Biran venait de donner le titre de prince, inclina légèrement la tête, et, se retour- nant avec vivacité, il entraîna Camille dans les salons du bal.

— Toujours cet homme ! . . . murmura Lucien d'une voix sourde en suivant des yeux le couple qui s'éloignait. Se pourrait-il qu'elle aimât cet homme ?

En ce moment, Lucien sentit une main s'appuyer sur son épaule. Il tourna la tête. Une femme , sompteusement parée, était derrière lui.

— Je puis vous affirmer, lui dit cette femme , que mademoiselle Camille de Biran n'aime point le prince de Palma.


II


C'était une femme qui approchait de la quarantaine. Elle avait dû être fort belle ï mais un embonpoint trop pro- nonce dénaturait ce qui pouvait lui res- ter de ce premier éclat. Ses traits étaient

18


274 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

affaissés, son teint signalait un sang: acre, ses cheveux se raréfiaient autour des tempes, et la couronne de brillants qui cerclait son front ne réussissait pas à dissimuler les rides dont il était sil- lonné. Il y avait plus de hardiesse que de grandeur dans sa pose altière, plus de laisser-aller que de véritable élégance dans ses mouvements. Sa voix 'était forte, même un peu rude ; son regard effronté, son sourire froid et ironique , l'expression de sa figure habituellement amère. Lorsqu'elle adressa la parole à Lucien, sa physionomie s'illumina d'un éclair de tendressepassionnée,quis'étei- gnit tout aussitôt sous un air étudié d'in- différence et de calme. Elle reprit son discours, après une courte pose, sans se


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 975

soucier visiblement du geste de mécon- tente surprise que ne daigna pas répri- mer le jeune homme à la vue de cette femme inconnue, qui se mêlait si cava- lièrement à ses affaires.

— C'est comme je vous le dis , continua-t-elle ; mademoiselle Camille de Biran n'aime pas plus le prince qu'elle ne vous aime. La pauvre petite n'a rien de ce qu'il faut pour aimer ; prenez-en votre parti ! Ce n'est pas une femme ; c'est un être incomplet, ina- chevé', infirme. Dieu l'a pétrie dans un moment de distraction. Il a oublie de mettre un cœur sous cette jolie gorge. Mais, par contre, elle a reçu triple dose de vanitc, de sottise et d'auiour-propre. C'est donujiagc ! mais qu'y faire ?


276 MADAME DE SAÏNTE-COLOMBE.

— Je trouve, madame, balbutia Lu- cien, dominé malgré lui par cette parole courte , précise , pénétrante , que vous vous exprimez bien librement en ma présence sur le compte d'une jeune per- sonne qui me fait l'honneur de m'ad- mettre au nombre de ses amis.

— Dites tout de suite que vous avez le malheur d'aimer ! Pas de demi-mots entre nous. Je vous connais, vous allez me connaître. Je viens à vous pour vous servir, peut-être pour vous sauver. Permettez-moi de m'asseoir.

La dame prit place sur l'ottomane où Camille s'était assise quelques instants auparavant, et, après avoir jeté sur Lu- cien un regard profond et rapide, elle continua d'une voix imperturbable :


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 277

— Camille épousera le prince..,

— Malédiction ! que dites-vous là ? Songez à vos paroles, madame ; songez surtout à qui vous les adressez.

— A un enfant, à un fou ; je le sais. Mais écoutez-moi : c'est pour vous un bonheur inappréciable de ne pas épou- ser Camille. Une fois votre femme, elle vous tuerait de douleur et de déception. J'ai connu votre mère, je présume que vous avez son cœur. Connue elle, vous avez besoin d'amour ; Camille ne vous en donnerait jamais. Ceci est parfaite- clair.

— Elle aime donc cet homme. . .

— Faut-il vous répéter vingt fois que non. Le prince est un homme ruiné; c'est un Italien. Dans ce pays-là, tout le


278 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

monde est prince . Mais il a un titre et un nom sonores. Camille veut être prin- cesse de Pahna ; elle fera, pour l'être, tous les sacrifices qu'on voudra.

— Oh ! madame, s'écria Lucien dans un mouvement d'expansion doulou- reuse, faut-il que je me sois épris de cette délicieuse créature !

— Entendons-nous. Ce n'est ni le caractère qu'elle a, ni le cœur qu'elle n'a pas que vous aimez dans Camille. Ce sont ses charmes, sa jeunesse, sa beauté, sa fraîcheur, ses dix-sept ans. Elle est réellement belle, cette enfant !

— Eh bien ! . . . après murmura

Lucien, que l'émotion fit pâlir.

— Eh bien, prenez-moi tout cela. Prenez-moi ce trésor, ce miracle, ce


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 279

prodige! Gardez-vous seulement d'en faire votre femme, faites-en votre maî- tresse ; et laissez au prince ce dont vous ne voudrez pas : il ne sera pas tout à fait le mieux partage'.

— Assez, madame, assez ! Vous outra- gez mon amour, vous insultez à Camille, vous insultez à son oncle. Taisez-vous!

— Son oncle est un voleur. Il a ruiné votre père; il a même mieux fait,il Ta tué . Votre père aurait pu l'envoyer aux galè- res; mais c'est un niais qui a préféré mourir . Votre pauvre mère n'a pas eu la force de lui survivre... et si vous êtes pauvre , si vous êtes orphelin , c'est à M. de Biran que vous le devez ! Cet \iomme vous a pris votre rang dans le monde , votre famille , vôtre


280 MADAME DE SAINTE-COLOMBE,

fortune, et, pour achever votre ruine, sa nièce se mêle aujourd'hui de vous briser le cœur. Vous devez à ces deux personnes tout ce que vous avez souffert, tout ce que vous souffrez en- core. C'est à elles, rien qu'à elles qu'il faut tenir compte de votre deuil, de vos piivations, de vos sueurs et de vos lar- mes . Vengez-vous ! mais choisissez la meilleure des vengeances : celle qui rapporte. Le mal n'est réellement doux à commettre qu'autant qu'il produit quelque bien. Vous pouvez tout à la fois posséder une des plus jolies femmes de Paris, vous venger d'elle et vous ven- ger de son oncle. Que demandez-vous de plus ?

— Mais qui êtes-vous ? • . . d'où venez-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 281

vous ? Je ne vous connais pas, et pour- tant vous paraissez connaître mes affai- res et celles de ma famille ? mieux que je ne les connais moi-même. Savez-vous , que vous venez de me faire d'étranges révélations ?

— Je suis un des parias de la société. Mais dans le monde où je pénètre quel- quefois, grâce à une sorte de tolérance, ou au consentement tacite de ceux qui m'emploient, on m'appelle madame de Sainte-Colombe. Il y a même des gens qui me gratifient du titre de comtesse, quand ils ont besoin de moi. Du reste, je ne suis ici que par ruse : madame la présidente et moi nous n'avons rien de commun. Elle ne me connaît pas. Mais je voulais vous voir et vous dire ceci :


282 MADAME DE SAÏNTE-COLOliîBE.

Dans trois jours, Camille vous appar- tiendra, si vous acceptez mes conditions.

— Ah ! . . . je comprends , murmura Lucien d'une voix étranglée par une émotion singulière, vous êtes venue me tenter !

— Je suis venue pour vous expliquer ce que je veux en retour de ce que je vous offre.

Lucien fit un mouvement de dégoût, et garda le silence ; mais la Sainte- Colombe ne le quittait pas du regard. Peu à peu cette fascination opéra. Lucien, qui marchait dans le boudoir d'un pas inquiet et interrompu, s'arrêta tout à coup devant cette femme ; son œil était fixe, mais ardent ; ses lèvres tremblaient, tout son corps frémissait.


MADAME DE SAINTE-COLOMBÈ. 283

— Parlez , dit-il ; que demandez- vous ?

— Votre mère mourut six mois après son ëpoux. Vous aviez douze ans alors. A son lit de mort, si je suis bien infor- mée, elle vous remit un paquet cacheté', qu'elle vous ordonna de garder avec soin. Sur ce paquet, il y avait quelques mots écrits de la main de votre père.

— Ce paquet, je Pai encore... ces mots, je les relis tous les jours. Mon fils, est-il écrit, ne brisera ce cachet que le 20 février 1829.

— Et savez-vous ce que signifie cet ordre ?

— Je l'ignore.

— Le 20 février 1829... Nous y serons dans huit jours.


28* MADAME DE SAINTE-COLOMBE,

— Eh bien... que voulez-vous ?

— Je veux ce paquet.

— Vous voulez

— Je le veux ce soir !

— Vous vous abusez étrangement, madame de Sainte-Colombe , si vous pensez que je me dessaisirai de ces pa- piers pour servir les projets que j'ignore d'une femme que je ne connais pas. Mais cet entretien n'a déjà que trop duré, per- mettez que je prenne congé de vous.

— Et moi je vous répète, Lucien, qu'avant ces huit jours écoulés, made- moiselle Camille de Biran sera princesse de Palnia, L'oncle et la nièce vous trom- pent et vous ont toujours trompé. On vous a bercé d'espérances qu'on ne vou- lait pas réaliser, mais qu'on vous lais-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 28$

sait nourrir, parce que M. de Biran avait besoin de vous, et que c'était un moyen infaillible de vous retenir près de lui. Mais aujourd'hui qu'on a eu de votre talent et de votre génie tout ce qu'on désirait, aujourd'hui queM.de Biran va se retirer des affaires et vivre à l'ombre de la couronne princière de son orgueilleuse nièce, aujourd'hui l'on a levé le masque. Dans huit jours, on vous chassera comme un manant. Eh bien, je vous le dis, il en est temps encore ; donnez-moi ces papiers, ce soir, et Camille est à vous demain !

Il y eut un second silence, mais plus long, mais plus agite que le premier. Lucien rougissait de colère et pâlissait de rage tour à tour; son cœur bondissait


286 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

à briser sa poitrine ; quelquefois il por- tait ses deux mains à ses tempes, comme s'il eût voulu comprimer le flot d'émo- tions contraires qui bourdonnait dans sa tête; il avait des élans de passion furieuse, auxquels succédait aussitôt un sentiment plus net et distinct de ses devoirs. Mais le désir, mais les aiguil- lons d'un tempérament de feu venaient ensuite à éperonner tout son être, et il retombait en proie à des tentations fou- gueuses.

D'ailleurs , les instincts sauvages de l'enfant du peuple s'agitaient en lui. Cette fière et dédaigneuse beauté, cette froide et ravissante enfant, qui l'avait abreuvé de mépris, lui, le simple ou- vrier, l'homme de rien , comme elle


MADAME DE. SAINTE-COLOMBE. 287

osait l'appeler, il pourrait la dompter, il pourrait se venger sur elle de mille odieuses blessures, et la tenir, enfin, humble, suppliante et résignée, sous le feu de ses désirs ou sous le poids de ses dédains ! Et ce prince, et ce fier gen- tilhomme, qui venait de le saluer à peine et d'entraîner Camille sous ses yeux... n'est-ce pas lui qui serait le manant et le vassal ? n'est-ce pas Lucien qui serait

le maître et le seigneur? Car ceci

se passait aux plus mauvais temps de la restauration : tous les préjugés, toutes les vieilles haines étaient alors rani- mées. Lucien, Camille, c'étaient là le peuple, ici la caste; le peuple insulté, foulé, brisé, la caste triomphante et fierc. Or, ce peuple pouvait triompher


288 MADAME PE SAINTE-COLOMBE.

à son tour; Lucien pouvait d'un mot, d'un geste, voir Camille à ses pieds ; il pouvait, de ses refus et de ses résistan- ces , tirer une éclatante raison.., et Lucien aimait ! !

Tout à coup il chancelle ; une pensée poignante vient de le saisir au cœur. Camille, cette idole au pied de laquelle il brûlait comme un pur encens tout ce qu'il avait d'amour et de chaste en- thousiasme, il vient de comprendre que c'est lui, lui-même, qui souillera cette idole et qui la brisera !

— C'est odieux, c'est infâme ! s'ë- ci ia-t-il en se retournant vers la Sainte- Colombe, avec un geste éperdu ; vous voulez me persuader que Camille , cette femme que j'aime, cette enfant


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 289

que j'adore, viendra se livrer à mes caresses comme une vile créature... Je ne le crois pas, je ne veux pas le croire, je ne le croirai jamais !

— Vous faut-il des garanties ? de- manda la femme avec un sourire glacé.

— Oui... des garanties, c'est cela... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ma tête s'é- gare... Retire-toi donc, Satan, retire- toi!!

— Ecoutez bien, voici qui vous prou- vera que je travaille à coup sûr. Je vous demandais ces papiers... gardez-les; seulement vous allez me conduire chez vous. Nous briserons ensemble le ca- chet et nous prendrons connaissance des pièces. J'en dresserai une liste exacte, avec toutes les notes nécessaires, et,

19


290 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

muni cle cet inventaire, j'agirai. Dans moins de trois jours cette affaire sera terminée.

Pendant que madame de Sainte-Co- lombe parlait, Lucien devenait tout à la fois plus sombre et plus tranquille ; il paraissait recueillir toutes ses idées et rappeler à lui tout ce qui lui restait de raison; enfin il releva la tête et dit d'une voix ferme :

— Je consens à ce que vous deman- dez, madame, et je suis à vos ordres, si vous désirez me suivre. Mais croyez bien que si je souscris aux conditions qu'il vous plaît de in'imposer, vous, madame, que je n'ai pas l'honneur de connaître et qui ne me paraissez pas très digne d'être plus amplement connue, c'est


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 291

pour des motifs fort en dehors de l'en- tretien que nous venons d'avoir. Ma conscience crie de ce que vous voulez me faire commettre. . . mais j'y aviserai. Maintenant, marchons.

— Marchons, répéta la Sainte-Co- lombe, en lisant rapidement dans la pensée de Lucien, mais en souriant d'un air de doute; ma voiture est en bas.


III


Nous ne prétendons écrire ici ni un roman ni même une simple nouvelle. L'espace nous manque pour développer une intrigue et pour produire nos carac- tères sous assez de faces différentes.


294 MADAME DE SAINTE-COLOMBE,

Nous ne racontons pas, nous nous bor- nons à grouper quelques traits autour d'une physionomie dont le dessin eût manqué à cette œuvre,- et dont la pré- sence au contraire pourra concourir au tableau général qu'une plume célèbre n'a pas craint d'esquisser. La Sainte- Colombe, ou plutôt madame de Sainte- Colombe, car cette femme ne laissait pas d'être en certaine estime auprès de la corruption dorée de cette époque, n'était ni une fille, ni une courtisane, ni même une femme entretenue, mais elle avait été tout cela. Ce qu'elle devint lorsque le temps et la débauche eurent enfin rai- son de ses charmes , c'est ce qu'elle pren- dra peut-être soin de nous expliquer elle-même, dès qu'il lui conviendra de


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 295

rentrer en scène. Jusque là contentons- nous d'apprécier la puissance occulte de cette femme d'après le résultat qu'obte- naient ses intrigues, et choisissons notre exemple parmi les personnes que nous connaissons déjà.

Le surlendemain de l'entrevue for- tuite de madame de Sainte-Colombe avec Lucien Béchard, celui-ci rentra vers huit heures du soir dans le mo- deste appartement qu'il occupait non loin de la demeure de M. de Biran, au quatrième étage d'une maison de la rue Godot de Mauroy . Il n'habitait ce loge- ment que depuis deux ou trois mois seu- lement, M. deBiran lui ayant jusque-là donné une chambre dans son propre hôtel, pour être plus à portée de surveil-


296 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

1er ses travaux. Au surplus, il ne faudrait pas se former une fausse idée des relations qui avaient existé entre M. de Biran et Lucien. M. de Biran était un homme avide, qui entendait à merveille l'exploi- tation d'autrui. Le tact essentiellement égoïste qui le distinguait lui avait fait dis- cerner du premier coup le parti précieux qu'on pouvait tirer de l'intelligence et de l'aptitude supérieures du pauvre ouvrier tailleur de pierres, qui portait le nom et qui était le fils de l'un de ses anciens as- sociés. Il se ressouvint alors qu'il avait contracté jadis une immense dette de reconnaissance envers M. Béchard le père, et il eut l'air de l'acquitter auprès du fils en prenant le jeune homme chez lui, pour lui inculquer la science de Vi-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 297

truve et de Palladio. Mais en réalité il ne fit autre chose que cultiver cette plante avec soin, dans le but, on ne peut plus personnel, d'en recueillir les fruits. C'est ce qui explique comment, après plusieurs années d'un travail opiniâtre et d'essais qui passèrent aux yeux des connaisseurs pour autant de coups de maître, le pauvre Lucien ne connaissait encore de la gloire que sa triste sœur, la misère, et habitait sous les combles, tandis que son heureux patron remplis- sait de son faste un délicieux hôtel, dont Lucien lui-même avait tracé les des- sins . . .

M. de Biran avait également usé, comme on l'a vu, d'une rouerie singu- lière pour stimuler le zèle de son élève


298 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

et mieux accaparer son dévouement. Sans rien promettre, sans même s'expli- quer à cet égard autrement qu'en ter- mes vagues et ambigus, il avait cepen- dant vu naître l'amour de Lucien pour Camille, et loin de le combattre il Pa- vait toléré. Un mot d'ailleurs expli- quera parfaitement la tranquillité pro- fonde de M. de Biran sur les suites de cette passion, du moins en ce qui con- cernait Camille. M. de Biran connaissait à fond le cœur stérile de cette enfant; seulement il y avait par le monde une femme qui en savait plus long à ce sujet que M. de Biran lui-même, et qui se doutait bien qu'en héritant de l'insen- sibilité de son oncle, la nièce avait éga- lement reçu en partage son orgueilleuse


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 299

ambition. Cette femme, c'était la Sainte- Colombe . Elle présumait qu'en effrayant Camille sur les suites d'un procès au criminel, qui anéantirait toutes sps es- pérances de s'unir jamais au prince qu'elle convoitait, Camille ne reculerait devant aucune audace, et irait même jusqu'à payer l'honneur de son oncle du prix de son propre honneur : ce fut sur ces bases à peu près certaines qu'elle travailla.

Lucien rentra donc chez lui vers les huit heures du soir; il était pâle et ex- ténué. Depuis deux jours il se trouvait jeté violemment hors de sa vie labo- rieuse, occupé sans cesse à fuir ou à poursuivre l'idée bizarre, les images ardentes que madame de Sainte-Co-


300 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

lombe avait évoquées dans son esprit, ou fait passer devant ses yeux troublés. Ce qui contribuait surtout à bouleverser son âme, c'est qu'à chaque détour de ce labyrinthe où s'égarait son imagination en délire, une pensée odieuse l'atten- dait au passage pour se dresser devant lui : Camille, se disait-il en frémissant de désespoir, Camille n'est donc pas l'ange de pureté que j'avais rêvé !

En entrant chez lui, Lucien se laissa tomber sur une chaise et demeura quel- que temps dans une immobilité pro- fonde; ensuite il releva la tête, et ses yeux se portèrent sur une petite pendule qui ornait la chambre où il se trouvait.

Huit heures ! s'écria-t-il, elle ne vien- dra pas !


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 301

Ses lèvres s'illuminèrent aussitôt d'un splendide sourire, où passa tout ce qu'il avait d'héroïsme et de généro- sité dans le cœur; seulement sa physio- nomie retomba peu à peu dans l'om- bre, et un autre sourire, mais froid et morne, vint succéder au premier.

— Il faut alors, murmura-t-il, qu'elle ait pour moi plus que de l'indifférence. . . Elle me hait !

Lucien venait de résumer dans ces deux pensées successives tous les dé- chirements de son âme. Il craignait d'espérer, et pourtant ne plus espérer l'eût brisé de douleur.

Les minutes, qui lui parurent des siè- cles tandis qu'elles s'écoulaient, lui sem- blaient ensuite s'être enfuies avec une


302 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

effrayante rapidité. Au bout d'unquart- d'heure, il sentait la fièvre s'allumer dans ses veines, et pourtant il cherchait à se persuader que le ciel avait exaucé ses prières, en ne permettant pas que Camille vint se livrer à ses mépris ... Si elle était là cependant, cette beauté ra- vissante, là, tout près de lui, sa main dans sa main, son œil fascinateiir atta- ché sur ses yeux, le souffle de ses lèvres courant dans ses cheveux!... ô tenta- tion!!

Lucien se leva brusquement et s'en- fuit vers la fenêtre pour respirer Pair du dehors; mais il n'eut pas le temps de l'ouvrir, car deux légers coups ré- sonnèrent timidement à la porte, et, à ce bruit, Lucien s'appuya contre la mu-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 303

raille, pour ne pas tomber sans connais- sance sur le parquet.

Au bout d'un instant de silence on frappa de nouveau, et Lucien se ranima. Il se dirigea vers la porte d'un pas assez ferme et l'ouvrit. Une femme entra cou- verte d'un voile épais.

Quand cette femme se fut avancée jusqu'au milieu de la chambre, elle leva son voile, et Lucien put voir les traits de Camille, qu'une légère pâleur alté- rait à peine.

Mademoiselle de Biran jeta sur Lu- cien un indéfinissable regard , et sa pâ- leur fit place à une rougeur subite qui passa et repassa avec la rapidité d'un éclair. Une fois cette dernière émotion vaincue, elle entama son rôle


304 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

de Célimène avec une parfaite aisance.

Ma présence ici doit vous surpren- dre, monsieur Lucien, dit-elle en pre- nant place dans une petite causeuse qui était placée à l'un des angles du foyer, tandis qu'elle lançait à Lucien un sou- rire passablement dégagé.

Celui-ci répondit avec autant de calme qu'il en put trouver ;

- — Elle m'afflige sans me surpren- dre... Je vous attendais, et pourtant j'espérais que vous ne viendriez pas.

— Voilà une réponse qui m'a tout l'air d'un problème d'algèbre. Je vous déclare, Lucien, que je n'entends rien aux mathématiques.

— Et entendez-vous quelque chose à la pudeur ! ! s'écria Lucien d'une voix


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 305

« 

tonnante, en faisant un pas vers elle.

Camille plia sous le coup comme un roseau, mais se redressa presque aussi- tôt avec une nouvelle assurance.

— Toujours vos sottes exagérations > monsieur le Scythe mal léché, répondit- elle avec une petite moue fort gracieuse. Que fait ici, je vous prie, ma... modes- tie ? Court-elle quelque danger auprès de vous? Allez-vous me reprocher la bonne opinion que j'ai de vous-même , et pensez-vous qu'une jeune personne sous votre garde soit une fille si mal gardée ?

Il est certain que Camille venait d'é- clairer la situation d'un jour tout nou- veau pour Lucien; aussi vit-elle sur les

traits du jeune homme qu'elle pouvait

20


306 MADAME DE SAINTE COLOMBE.

changer de ton sans craindre un second coup de tonnerre.

— Savez-vous ce que je viens vous dire? reprit-elle d'une voix où l'émotion commençait à percer. Je viens vous dire que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'avez jamais aimée !

— Moi... je ne vous aime pas! Ca- mille.. . si vous disiez vrai !

— Je dis vrai. Vous vous êtes conduit bassement, vous avez été cruel et lâche, vous êtes devenu plus que jamais indigne de mon cœur; voilà ce que je suis venue vous dire, Monsieur, voilà ce qu'il vous faut entendre, malgré tout ce que vous pourrez croire sur les périls que j'af- fronte pour vous exposer mon avis. Vraiment! je vous trouve étrange, Lu-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 307

cien, de m'accueillir par une brutale insulte, lorsque je viens ici forte de tous les outrages que j'ai reçus de vous.

Camille débutait dans l'emploi des grandes coquettes par un trait de génie. Elle attaquait pour n'avoir pas à se dé- fendre. Lucien demeura visiblement atterré. Camille continua :

— Vous n'avez pas craint de livrer l'honneur de mon oncle et celui de sa nièce aux mains d'une femme équivoque que je ne vous félicite point de connaî- tre. Ce secret que votre père, un cœur sublime, que votre mère, un ange de charité, que tous les dfctix vous remirent scellé du sceau de leur pardon , vous , Lucien, vous l'avez vendu dans un mar- ché infâme dont je devais être le prix. . .


308 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

Silence ! silence ! Ne répondez pas . Je sais tout. Cette horrible femme m'a tout dit, tout expliqué. . . Je sais que vous êtes indigne de mon amour.

— Camille ! Camille ! vous voulez me voir mourir à vos pieds ! !

— Je ne crois plus à ces paroles em- phatiques, monsieur, je ne crois plus ni à vous , ni à votre cœur, et. . . et tout ce que je me reproche , c'est d'y avoir trop


cru !


— Que dites-vous . . . que venez-vous d'avouer... Oh! Camille, répétez cela, répétez-le !

— A quoi boxrç je vous prie; que vous importe ce que j'ai pu penser de vous et de vos sentiments pour moi ? Je suis re- venue de l'une de mes dernières illu-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 309

sions ; car, ne vous y trompez pas, Lu- cien, si je suis jeune, je suis déjà savante dans Fart de lire au fond des cœurs. L'école du malheur ou j'ai été instruite, comme vous me le disiez l'autre soir, m'a donné l'expérience qui manque à mes années. Je vous*aideviné,|vous, comme j'en ai deviné tant d'autres . Vous avez fait un calcul infâme. Elle viendra, pen- siez-vous, elle viendra secouer auprès de moi jusqu'aux derniers voiles de la pudeur; elle viendra se rendre à merci, prête à se déshonorer dans l'ombre, pour éviter que je la perde au grand jour. Et d'avance vous avez savouré l'espoir de briser une pauvre fille sous vos mépris. Elle viendra se livrer et je la repousse- rai, disiez-vous dans votre injurieux or-


310 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

gueil. Elle qui a dédaigné mon amour , elle viendra m'offrir ses faveurs... et à mon tour j'aurai l'héroïsme de dédaigner ses charmes, et d'accabler cette créature du poids de ma pitié. . . Peut-être rêviez- vous d'autres insultes... mais vous vous êtes grossièrement trompé ! Je ne suis point venue vous demander l'honneur de ma famille en vous offrant le mien. . . Je suis ici pour vous dire que vous êtes un lâche. Et maintenant je m'en vais. Camille se leva plus émue de ce qu'elle prévoyait, sans oser encore l'es- pérer, que des paroles qu'elle venait de débiter avec toute la chaleur que la si- tuation comportait. Mais elle ne fut pas long-temps sans s'apercevoir qu'elle avait gagné la bataille. A peine eut-elle


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 311

fait deux pas vers la porte, que Lucien se roulait à ses pieds dans le paroxisme du désespoir.

— Grâce, grâce! Camille... murmu- rait-il d'une voix étouffée par les larmes, oh ! ne me condamnez pas sans m'enten- dre. . . C'est cette femme qui a tout fait. Elle m'a tant dit, elle m'a tant répété, que vous ne m'aimiez pas, que vous ne m'aimeriez jamais, et puis que vous al- liez en épouser un autre, et que pour ne pas compromettre cette union funeste avec le prince de Palma, vous vous sou- mettriez à tout, oui à tout!... Ma tête s'est perdue, j'ai consenti. C'était une épreuve, je voulais la tenter. J'espérais, dites-vous, j'espérais vous obtenir à ce prix? Non, non, ne croyez pas cela. Mon


312 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

rôle était trace. Si vous fussiez venue ici dans ce dessein impur, j'y étais décide, je n'aurais pas survécu à cette atteinte portée par vous à votre honneur. Je vous aurais rendu ces papiers fatals, sans en réclamer le prix, que Dieu me punisse si je mens... mais après votre départ, je me brûlais la cervelle.

— Malheureux! s'écria Camille en retombant assise, et en prenant les mains du jeune homme qu'elle serra comme par un mouvement involontaire .

— Ce cri... ah! vous m'aimez, Ca- mille !

— Non, non, ne dites pas cela. Moi, vous aimer, moi, vous l'avouer, jamais ! Vous croiriez que c'est de ma part un calcul indigne. Que mon cœur se taise, il le faut !


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 313

— Cet aveu ! . . . oh cet aveu que j'en- trevois sur vos lèvres, que dois-je faire, Camille, pour l'obtenir ? Parlez! est-ce ce secret? nous allons l'anéantir. Nous allons détruire toutes ces armes odieuses que le malheur voulait que j'eusse à lever contre vous. Les fautes des pères ne doi- vent pas rejaillir sur les enfants. Tenez, Camille, les voici, ces papiers funestes, prenez-les, et jetez-les au feu. Prenez- les, vous dis-je, et ensuite vous serez libre de m' aimer, libre de me le dire , ou. . . ou libre de me désespérer à jamais ! En disant ces mots, Lucien avait jeté sur les genoux de Camille un paquet récemment décacheté, mais qu'on avait refermé provisoirement avec des ou- blies.


314 MADAME DE SAINTE COLOMBE.

Camille eut cela de parfaitement beau clans son jeu qu'à ce moment suprême, où triomphante, elle n'avait plus qu'à étendre la main pour tenir le fruit de sa victoire, pas un geste, pas un éclair dans les yeux, pas un plissement sur les lè- vres , ne trahit l'orgueilleuse allégresse qui débordait de son sein. Elle en eut remontré à une marquise de quarante ans et de quarante quartiers .

Enfin, elle prit ce paquet et en dé- chira l'enveloppe. Comme la Sainte- Colombe lui avait complaisamment énu- niéré chacune des pièces qui formait l'accusation terrible sous le coup de la- quelle on pouvait placer son oncle, elle ne fut pas fâchée de s'assurer par ses yeux qu'aucune n'avait été détournée.


MADAxME DE SAINTE- COLOMBE. 315

Elle se mit donc en devoir d'y jeter un coup d'oeil rapide. Mais son examen ne fut ni long ni difficile, car l'enveloppe ne contenait autre chose qu'une dizaine de feuillets blancs . . . Toutes les pièces en avaient disparu !

Camille laissa échapper un rire sec et nerveux.

Lucien devint livide, et voulut pro- férer quelques mots, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

— Vous êtes un sot ou un fourbe. J'aime mieux croire que vous n'êtes qu'un sot et que cette Sainte-Colombe vous a joue comme un enfant. C'est elle qui vous aura vole tous ces grimoires. Je n'ai pas de temps à perdre. Adieu, monsieur, je souhaite que cette leçon


316 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

vous donne un peu plus de prudence à l'avenir,

— Camille . . . vous partez ... et je de- meure sous le coup de votre indignation ! Oh! de grâce, dites-moi que vous ne m'en voulez pas . . . Tout à l'heure , j'es- pérais....

— N'espérez plus. Je ne vous aime pas, je ne vous ai jamais aimé, et je ne vous aimerai jamais. Je vous ai déjà dit cela cent fois. Tâchez donc d'en être enfin persuadé. C'est fatiguant de répé- ter sans cesse la même chose.

Et, tout en disant ces mots, Camille ouvrit la porte, franchit légèrement le seuil, et disparut.


IV


Le matin du même jour, madame de Sainte-Colombe avait envoyé à M. de Biran une copie fort exacte de toutes les pièces en sa possession, en le prévenant qu'elle l'attendrait chez elle , dans la soirée.


318 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

M. de Biran ne connaissait madame de Sainte-Colombe que très imparfaite- ment. Elle s'était présentée quelquefois chez lui comme dame patronesse d'un comité de bienfaisance, pour l'éducation de jeunes filles appartenant aux pauvres veuves de la classe ouvrière, et madame de Sainte-Colombe, dans ces circons- tances, s'était adressée plus particuliè- rement à mademoiselle de Biran qu'à son oncle. Il est à présumer que la jeune fille avait acquis sur cette femme des notions plus exactes, et qu'elle savait à quoi s'en tenir sur les dehors phi- lanthropiques qu'affichait madame de Sainte-Colombe .

M. de Biran, en recevant le billet et la note qui l'accompagnait, fut frappé


MADAME DE SAINTE COLOMBE. 319

d'un coup de foudre. Il croyait depuis long-temps cette affaire apaisée, et à la mort de M. Béchard père, il était de- meuré convaincu que toutes les traces en avait été scrupuleusement anéanties . Son premier mouvement fut de courir chez Lucien, afin de sonder le jeune homme et de deviner jusqu'à quel point il avait trempé lui-même dans cette conspiration. Mais Lucien ne rentra pas chez lui de toute la journée, et , le soir venu, M. de Biran ne trouva rien de mieux à faire que de se rendre, à tout hasard, aux ordres de madame de Sainte- Colombe.

Celle-ci occupait, rue de Navarin, le premier étage d'une maison de fort coquette apparence, située entre rue et


320 MADAME DE SAINET-COLOMBE.

jardin. Son appartement se composait de quatre pièces meublées avec ce goût voluptueux et suspect qui distingue tou- tes les femmes galantes de la Chaussée d'Antin. Les tapis, les causeuses, les fauteuils, les tête-à-tête, les ganaches, les lourds rideaux de damas retombant sur d'autres rideaux de mousseline, les portières de velours, le demi-jour ré- pandu sur tout cela, rien ne manquait pour faire du salon de madame de Sainte-Colombe une retraite propice à des mystères de tous genres, y compris l'intrigue amoureuse et ses raffinements les plus civilisés.

Lorsque M. de Biran fut en présence de madame de Sainte-Colombe, il se sentit morne et troublé comme un cou-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 321

pable devant son juge. Madame de Sainte-Colombe était dans une robe de chambre en velours noir, doublée de satin blanc. Elle avait encore fort bon air et fort grande tournure, ainsi favo- risée par le prestige du costume et la lumière avare que les rideaux de pour- pre tamisaient autour d'elle. Ce fut elle-même qui prit la parole.

— Vous ne me reconnaissez donc pas? demanda- t-elle à M. de Biran, en se tenant debout devant lui.

— Non, madame, balbutia l'entre- preneur, qui ne pouvait dominer rémo- tion singulière dont il se sentait saisi.

— Sainte-Colombe est un nom de

comédie je croyais que vous le

saviez.

21


322 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

— Ah ! fit M. de Biran, d'un air pré- occupé.

— J'ai un autre nom que vous con- naissez cependant à merveille.

— Et quel est ce nom, demanda-t-il en regardant madame de Sainte-Co- lombe d'un œil troublé.

— Je m'appelle Jacqueline Desra- meaux.

— Jacqueline . . . Desrameaux . . . Ciel! ! il se pourrait ? Je vous croyais morte depuis vingt ans . . .

- — Vraiment ! fit à son tour madame de Sainte-Colombe avec un sourire amer... Ensuite elle reprit :

— Eh bien ! prenez-en votre parti, monsieur de Biran ; vous vous étiez trompé. Mais une question d'abord :


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 323

Sauriez-vous me dire ce qu'est devenu notre enfant ?

— En, vérité, . . . ma pauvre Jacque- line tu sais bien je n'étais pas

alors en état d'en prendre soin. . . J'ai dû l'abandonner...

— C'est-à-dire que tu me l'as volé, le lendemain de sa naissance, pour aller le mettre aux enfants-trouvés! . . . Et à la suite de cet enlèvement, je tombai dans une fièvre de lait qui me frappa de folie. . . Alors tu me fis jeter à l'hospice, et tu t'imaginas que j'y mourus, car tu n'entendis plus parler de moi, et tu ne fis aucune démarche pour savoir ce que j'étais devenue. Mais on veillait sur tes pas. Une femme, une amie, une camarade d'enfance, qui était demeurée


32 ï MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

pure et honnête, tandis que moi je m'étais laissé séduire, et qui s'était mariée tout récemment à un honnête ouvrier, madame Béchard, en un mot, devina tes projets, te fit suivre, et re- leva l'enfant peu de minutes après que tu l'eus abandonné. Cet enfant, c'est Lucien...

— Lucien, notre fils !

— Lucien n'est pas notre fils, car nous ne sommes dignes, ni moi d'en être la mère ni toi d'en être le père. Lucien gardera le nom que les Béchard lui ont légué. Ce n'est pas de lui qu'il s'agit ici, c'est de moi.

M. de Biran frissonna; mais madame de Sainte-Colombe continua :

— J'ai sur vous, monsieur de Biran,


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 325

> toute ma vie à venger. Vous m'avez prise enfant, pour me corrompre. J'étais pure et chaste, vous m'avez souillée, vous m'avez égarée par des promesses perfides pour me séduire, et non con- tent de me priver à tout jamais des joies d'épouse, vous m'avez également arra- chée aux joies maternelle* Vous voyez en moi la victime déplorable de votre égoïsme et de votre lâcheté. Je n'ai été pour vous que le jouet d'un instant, que vous avez rejeté lorsque v^us en avez été las. Vous m'avez laissée sans appui, sans sans ressource r sans honneur ^'estvous qui êtes responsable de tout ce qui est arrivé. Vous m'avez enseigné la débau- che, vous répondrez de mes débauches. Vous m'avez mise dans la nécessité de


326 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

vivre du prix de mon corps, vous répon- drez de ma prostitution. Depuis vous, j'ai roule' de chute en chute dans les plus basses régions de Favilissement. Cha- cune de mes chutes vous sera comptée. La grisette est devenue courtisane, la courtisane est devenue fille publique, et la fille publique a passé par tous les degrés de la honte et de Pinfamie. La grisette, la courtisane, la fille publi- que se vengeront ! Madame de Sainte- Colombe aura aussi sa part dans les représailles, car la femme qui porte au- jourd'hui ce nom est un être méprisé et dégradé, à qui l'on jette quelques pièces d'or en disant : Je veux cette jeune vierge, cette grande dame, cette actrice, cette fille célèbre. Va la séduire, va la


MADAME DE SAINTE-COLOMBE, 327

corrompre, va la marchander, va Ta- cheter. Je te donne huit jours pour réussir. — Voilà, monsieur de Biran, ce que vous avez fait de Jacqueline Desra- meaux, de cette enfant sans tache, qui était la consolation dé sa mère et Pespoir de ses vieux jours . Jjamère de Jacqueline est morte en la maudissant. Cette malé- diction vous sera comptée comme tout le reste. Récapitulons !

M. de Biran se leva brusquement et s'approcha de la Sainte-Colombe . Il était fort pâle, mais il faisait des efforts visi- bles pour conserver toute sa présence d'esprit.

— Je trouve cette scène suffisamment filée, lui dit-il avec un accent de hau- teur qui fit sourire Jacqueline, et si vous


328 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

avez réellement les pièces qui consta- tent l'état de mon association avec Bé- chard, lorsqu'il mourut ruiné. . .

— Et vous , millionnaire , ajouta Sainte-Colombe .

— Si ces pièces sont réellement en votre possession, tout ce préambule est parfaitement inutile. C'est de l'argent que vous demandez, n'est-ce pas ?

— Vous me faites pitié.

— Qu'est-ce à dire ? que voulez-vous donc ?

— Je veux que vous choisissiez entre votre ruine et ma réhabilitation.

— Que signifie cette nouvelle folie ?

— Je connais à un sou près l'état de vos affaires. Vous êtes de moitié moins riche qu'il y a dix ans . . .


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 329

— Eh bien qu'est-ce que cela

prouve ? fit M . de Biran qui devint blême .

— Qu'en vous demandant huit cent mille francs sur l'heure vous ferez fail- lite demain.

— Huit cent mille francs ! ! !

— Huit cent mille francs contre cinq ans de galères, c'est pour rien.

— Mais c'est impossible ! Que diable me parlez-vous de galères, il y a pres- cription depuis plus d'un an.

— Vous vous trompez, monsieur, le faux est en date du 20 février 1819, nous avons huit jours encore pour actionner, or nous actionnons demain.

— Huit cent mille francs !

— Ou rien, si vous le préférez

mais ce serait alors à une condition.


330 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

— Laquelle !

— Que vous m'épouserez dans la hui- taine .

M. de Biran éclata d'un rire égaré et trouva pourtant assez de sang-froid pour hausser les épaules. Jacqueline reprit :

— Ah! vous ne voulez pas me rendre l'honneur t|ue vous m'avez volé... c'est bien; alors il me faut votre ruine. Huit cent mille francs, c'est mon dernier mot.

— C'est tout au plus si je les pos- sède...

— - Vous mentez. Ils sont chez M. de Rotschild...

— Oui... balbutia-t-il, mais à la fin


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 331

du mois j'ai une liquidation de trois cent mille francs .

— Parbleu ! je le sais bien, répliqua Jacqueline d'une voix dure .

— Mais, Jacqueline, ma bonne fille, continua M. de Biran complètement éperdu, vous n'y songez pas. J'ai ma nièce que je vais marier... M. le prince de Palma. . . un homme de premier mé- ri le... qu'est-ce que tout cela deviendra ?

— Pardieu! ce que cela pourra. D'ailleurs, tranquillisez-vous, mon bon- homme, votre Camille travaille en ce moment à sauver son mariage... Elle croitdumoinsytravailler... Ah! ah! ah!

Le rire que laissa échapper madame de Sainte -Colombe pensa renverser d'effroi le pauvre M. de Biran; mais il


332 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

avait l'esprit trop affreusement troublé pour s'arrêter aux paroles de Jacqueline; cependant celle-ci désira terminer l'en- tretien. Elle prit une liasse de papier qu'elle mit sur la table, à côté de tout ce qu'il fallait pour écrire.

— Voyons, mon cher, mettez-vous là, et dressez-moi une délégation en bonne forme sur la caisse de M. de Rotschild; j'enverrai retirer les fonds. D'ailleurs, voici pour vos sûretés et pour les miennes : je vais envoyer toutes ces paperasses sous pli à M. N***, mon notaire, et vous en irez échanger le dépôt contre le récépissé des fonds que je vous remettrai signé de ma main dès qu'ils seront en ma possession.

Madame de Sainte-Colombe mit sous


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 333

les yeux de M. de Biran chacune des pièces fatales qui composaient le dossier d'accusation, et qu'elle avait su sous- traire à Lucien lors du dépouillement qu'il lui avait permis d'en faire deux jours auparavant. Elle les renferma en- suite sous un pli qu'elle cacheta et qu'elle expédia sur-le-champ à M. N***. Ce pré- liminaire accompli , elle présenta la plume à M. de Biran.

— Allons, mon vieux, lui dit-elle de sa voix brutale, exécutez-vous de bonne


grâce.


M. de Biran était vaincu : toute sa fortune lui échappait par suite d'une catastrophe imprévue , que rien au monde ne pouvait dès lors conjurer. Il prit la plume et écrivit sous la dictée de


334 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

Jacqueline, car il n'aurait pas été lui- même en état d'agencer deux mots qui eussent le sens commun. Quand l'acte de délégation fut dressé, la Sainte-Colombe le prit et l'enferma dans son secrétaire.

— Et maintenant, sans rancune, mon- sieur de Biran . . . Quant au reste de l'a- venture, votre nièce vous le dira, si cela lui plaît. Vous verrez. . . ça sera drôle. . . casera très drôle!

M. de Biran allait répondre, lorsqu'un domestique entra et lui remit un billet qu'il ouvrit avidement en reconnaissant l'écriture de Camille. A mesure qu'il le lisait, une expression étrange venait éclairer sa physionomie. Ensuite, il se retourna vers madame de Sainte-Co- lombe . et ilne lui dit que ces mots :


MADAME DE SAINTE-COLOMBE. 335

— Jacqueline , vous m'avez rejeté dans la misère et dans l'obscurité, d'où vingt ans de persévérance et de lutte m'avaient tiré ; mais voici le dénoue- ment de votre drame. Vous verrez si je suis horriblement vengé.

Il jeta le billet de Camille sur la table et se dirigea vers la porte d'un pas chan- celant. Comme il en franchissait le seuil, madame de Sainte-Colombe poussa un cri terrible et roula sur le parquet. Il ne daigna pas même se retourner, et conti- nua sa retraite. Enfin, il disparut.

Le billet de Camille ne contenait que ces mots :

« Je vous cherche partout. On m'ap- « prend enfin que vous êtes chez madame « de Sainte-Colombe. Accourez vite. Un


336 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

« affreux malheur vient d'arriver « M. Lucien Bécharcl s'est brûlé la cer- ct velle. Je suis morte d'effroi ! >


M. de Biran supporta sa ruine avec assez de courage. Sa faillite fut déclarée, et plongea tout Paris dans une si grande surprise, que l'on répandit quelques in- sinuations malveillantes fondées sur cet événement. Mais comme il fut claire- ment prouvé que M. de Biran demeurait avec quinze cents livres de rente appar- tenant à sa nièce, on ne l'inquiéta pas davantage, et il se retira dans un dé-


MADAME DE SAINTE-COLOMBE 337

partement éloigne, où il vécut de six cents francs de revenus , le reste ayant servi de dot à Camille pour entrer au couvent. On n'entendit plus parler du prince de Palma.

Quant à madame de Sainte-Colombe, elle vendit tout ce qu'elle possédait , retira quelques fonds qu'elle avait sur le grand-livre, et passa en Angleterre, où elle devint membre d'une congréga- tion de méthodistes.

Les huit cent mille francs furent remis entre des mains inconnues et dis- tribuées à tous les hôpitaux de Paris , sans que la Sainte-Colombe eut à paraî- tre en rien dans cette charitable répar- tition.

Enfin, il) a, depuis peu, {tans le ci-

22


338 MADAME DE SAINTE-COLOMBE.

metièrede Verginia-Street une tombe dont voici l'inscription :

A la très honorable dame, Jacqueline Des Rameaux de Sainte-Colombe, Retournée dans la sein de Dieu

Le 17 mars 1842, Après avoir régné sur la terre Par sa touchante piété.


FIN


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