Le fétichisme dans l'amour  

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Du Fétichisme dans l’amour is an essay by Alfred Binet first published in the Revue philosophique of 1887. It was the first text to apply the word fetishism in a sexual context.

Contents

Fétichisme religieux et amoureux (Introduction)

« On pourrait croire que les observations précédentes, que nous avons résumées d’un mot, et sur lesquelles nous aurons à revenir, sont des monstruosités psychologiques ; il n’en est rien ; ces faits existent en germe dans la vie normale : pour les y trouver, il suffit de les chercher ; après une étude attentive, on est même étonné de la place qu’ils y occupent ».

Le culte des objets corporels (Chapitre I)

« Nous connaissons tous cette supériorité de l’imagination sur la réalité ; jamais une femme n’est aussi belle que lorsqu’elle nous apparaît dans nos rêveries et dans nos songes. On comprend un peu la conduite de cet amant dont parle Rousseau ; il s’éloignait de sa maîtresse pour avoir le plaisir de penser à elle et de lui écrire ».


Le culte des objets matériels (Chapitre II)

« Quant au sujet dont l’affinité sexuelle se porte sur les clous de souliers de femme, son obsession donne lieu à quelques autres conséquence logiques. Il cherche à voir les clous de bottine de femme ; il examine avec soin leur trace dans la neige ou sur la terre humide ; il écoute le bruit qu’ils font sur le pavé de la rue ; il trouve un plaisir ardent à répéter des mots qui sont destinés à aviver l’image de ces objets ; ainsi, il se complait dans l’expression : "Ferrer une femme". Comme il arrive presque toujours, ce malade s’adonne à la masturbation qui joue ici le rôle de caisse de résonance ; car, pendant ces pratiques, il pense à ses clous avec toute l’intensité que l’excitation génitale peut donner à l’imagination. Un jour on l’arrêta dans la rue pendant qu’il se livrait à son vice habituel devant la devanture d’un cordonnier »

Le culte d’une qualité psychique (Chapitre III)

Le culte du fétichiste ne s’adresse pas toujours à une fraction du corps d’une personne vivante ou à un objet inerte ; il peut se porter sur autre chose, sur une qualité psychique.

Une importante observation, due à J.-J. Rousseau, fera la lumière sur cette forme raffinée du fétichisme amoureux.

Le fait relaté par Rousseau se rapporte au temps où il fut mis en pension à Bossey, chez le ministre Lambercier, pour y apprendre le latin. Il avait alors huit ans. Notons tout de suite que les perversions sexuelles se forment de bonne heure.

« Je me souviendrai toujours, dit-il, qu’au temple, répondant au catéchisme, rien ne me troublait plus, quand il m’arrivait d’hésiter, que de voir sur le visage de Mlle Lambercier des marques d’inquiétude et de peine ». - Mlle Lambercicr, sœur du ministre, avait alors une trentaine d’année. « Cela seul m’affligeait plus que la honte de manquer en public, qui m’affectait pourtant extrêmement, car, quoique peu sensible aux louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte ; et je puis dire ici que l’attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait moins d’alarmes que la crainte de la chagriner.

« Cependant elle ne manquait pas au besoin de sévérité, non plus que son frère, mais comme cette sévérité, presque toujours juste, n’était jamais emportée, je m’en affligeais et ne m’en mutinais point...

« Comme Mlle Lambercier avait pour nous l’affection d’une mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jusqu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions méritée. Assez longtemps, elle s’en tint à la menace, et cette menace d’un châtiment, tout nouveau pour moi, me semblait très effrayante, mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à l’épreuve que l’attente ne l’avait été, et ce qu’il y a de plus bizarre est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant, car j’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef de la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de son frère ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais, de l’humeur dont il était, cette substitution n’était guère à craindre, et si je m’abstenais de mériter cette correction, c’était uniquement de peur de fâcher Mlle Lambercier...

« Cette récidive, que j’éloignais sans la craindre, arriva sans qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire de ma volonté, et j’en profitai, je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s’étant sans doute aperçue à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara qu’elle y renonçait, et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son lit. Deux jours après, on nous fit coucher dans une autre chambre, et j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être traité par elle en grand garçon ».

- Arrêtons un moment la narration de l’auteur. Il importe de souligner avec quelle précision Rousseau indique la genèse de la perversion sexuelle dont il va maintenant exposer les détails. Ce qui a donné naissance à cette perversion, ou du moins ce qui lui a donné sa forme, c’est un événement fortuit, un accident : la correction reçue des mains d’une demoiselle. En termes psychologiques, on peut dire que cette perversion est née d’une association mentale.

« Qui croirait que ce châtiment d’enfant, reçu à huit ans par la main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs, de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisément dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturellement ?... Tourmenté longtemps, sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles personnes : mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoiselles Lambercier ».

- Soulignons encore en passant ce travail de l’imagination, que nous étudierons plus loin sous le nom de rumination érotique des fétichistes.

« Même après l’âge nubile, ce goût bizarre, toujours persistant et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les mœurs honnêtes ( ?) qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais éducation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue... Non seulement je n’eus jusqu’à mon adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais jamais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image odieuse et rebutante...

« Ces préjugés de l’éducation, propres par eux-mêmes à retarder les premières explosions d’un tempérament combustible, furent aidés par les diversions que firent sur moi les premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïssable, et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moindre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fureurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient quelquefois, j’empruntais imaginairement le secours de l’autre sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à celui que je brûlais d’en tirer ». C’est ainsi que, « avec un sang brûlant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus froids et les plus tardifs se développent ».

- Nous verrons qu’habituellement le fétichisme, quand il est poussé à l’extrême, tend à produire la continence. C’est ce qui s’est réalisé pour Rousseau. D’après ses Confessions, il a joué avec l’amour dès ses premières années, mais il est resté continent jusqu’à trente ans passés. Encore a-t-il fallut, pour mettre un terme à sa continence, que la belle Mlle de Warens, qu’il appelait maman, le prit un jour à part, et lui proposa gravement de le traiter en homme afin de l’arracher au péril de sa jeunesse. Elle lui donna huit jours pour réfléchir à sa proposition ; et, quoiqu’il n’ait pas eu la sottise de la repousser, il chercha tout de bon dans sa tête, à ce qu’il raconte, « un honnête moyen d’éviter d’être heureux ».

Remarquons encore cette singulière prétention de Rousseau de se croire garanti contre toutes les souillures par le fait de sa perversion. Il n’avait cependant conservé que la chasteté du corps, et cette chasteté-là n’a pas beaucoup de valeur, quand celle de la pensée est perdue.

« Non seulement donc, c’est ainsi qu’avec un tempérament très ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ; mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est encore ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre, que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens ; et cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai passé ainsi ma vie à convoiter et à me taire auprès des personnes que j’aimais le plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par des rapports qui m’en conservaient l’idée. Etre aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander, étaient pour moi de très douces jouissances ; et plus ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un amant transi. On conçoit que cette façon de faire l’amour n’amène pas des progrès bien sensibles, et n’est pas fort dangereuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup, à ma manière, c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes ».

Encore la même prétention bizarre à la chasteté.

« On peut juger de ce qu’ont dû me coûter de semblables aveux, parce que, dans tout le cours de ma vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par les fureurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre, hors de sens, et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps, jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois dans l’enfance avec une enfant de mon âge, encore fut-ce elle qui me fit la première proposition [1] ».

Nous avons reproduit presque in extenso cette observation, que Jean-Jacques s’est laissé aller à conter le plus longuement possible, afin de prolonger son plaisir. Ce sont là d’admirables pages de psychologie. Jamais un sujet n’a décrit une maladie psychique avec plus de finesse et de pénétration. Pour ma part, je tiens cette auto-observation pour capitale ; elle me paraît absolument sincère, car on n’invente pas ces choses-là, quand on n’en a pas la clef ; d’ailleurs l’analyse y reconnaît un grand nombre de détails qui sont caractéristiques du fétichisme amoureux, et que nous retrouverons tout à l’heure chez d’autres malades. Le grand mérite de cette observation est d’être complète ; rien n’est laissé dans l’ombre ; tout est clair, tout se tient, tout est logique.

Avant d’aller au fond des choses, il faut faire une remarque superficielle : c’est que si Rousseau ne s’était pas décidé à l’étonnant aveu qu’on vient de lire, le lecteur des Confessions ne se serait pas douté un seul moment du singulier goût de Rousseau pour les maîtresses impérieuses. On peut lire l’histoire de ses amours avec Mme de Warens, avec Mme de Larnage et tant d’autres : aucun détail ne trahit son goût particulier, malgré le désir qu’il paraît avoir eu de tout dire avec la plus entière franchise. C’est une preuve évidente que les dessous de la passion restent presque toujours ignorés.

Cependant cette histoire de Mlle Lambercier a eu pour épilogue une aventure que Rousseau trouve plaisante et comique. Il raconte qu’en 1728 il allait chercher des allées sombres, des réduits cachés, ou il pût s’exposer de loin aux personnes du sexe dans l’état ou il aurait voulu être auprès d’elles. « Ce qu’elles voyaient, dit-il, n’était pas l’objet obscène, je n’y songeais même pas, c’était l’objet ridicule. Le sot plaisir que j’avais de l’étaler à leurs yeux ne peut se décrire. Il n’y avait de là plus qu’un pas à faire pour sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue ne m’en eût, en passant, donné l’amusement, si j’eusse eu l’audace d’attendre ». Un jour, un homme, le voyant dans cette posture, lui donna la chasse. De nos jours, on appelle cela de l’exhibitionnisme.

Ce que le cas de Rousseau offre de bien particulier, c’est l’objet de son obsession. Nous avons vu jusqu’ici des obsessions entraînant les malades vers des parties matérielles du corps d’une personne. Ici, l’objet de l’obsession n’est pas purement matériel, il est en même temps psychique. Ce qu’aime Rousseau dans les femmes ce n’est pas seulement le sourcil froncé, la main levée, le regard sévère, l’attitude impérieuse, c’est aussi l’état émotionnel dont ces faits sont la traduction extérieure : il aime la femme fière, dédaigneuse, l’écrasant à ses pieds du poids de sa royale colère. Qu’est-ce que tout cela, sinon des faits psychologiques ? Il est donc permis d’en conclure que le fétichisme peut avoir pour objet non seulement la belle matière, mais encore l’esprit, l’âme, l’intelligence, le cœur, en un mot, une qualité psychique.

L’observation de Rousseau est si lumineuse qu’elle ne laisse aucun doute dans l’esprit sur la véritable signification du phénomène. Cette variété d’amour, qu’on pourrait appeler l’amour spiritualiste, pour l’opposer à l’amour plastique de nos précédentes observations, a été décrite par nos romanciers contemporains, dont quelques ouvrages sont des morceaux remarquables d’analyse psychologique. Il ne faut pas croire en effet que l’amour, même chez ceux qui ne recherchent que le plaisir, se résume dans la jouissance de la beauté corporelle. Il faut avoir bien peu d’expérience ou bien peu de lecture pour accepter une opinion aussi bornée. La vérité est que ce qui attache à une personne aimée, c’est autant son esprit que son corps. Le talisman par lequel une femme peut charmer n’est pas uniquement dans sa beauté physique, et les femmes le savent bien, car elles ont toujours su à merveille ce qu’il leur importe de savoir. Celle-ci, comme la Rosalba de Barbey d’Aurevilly, séduit par la pudeur raffinée qu’elle conserve ou plutôt qu’elle simule dans les plus grands transports de l’amour ; ses troubles, ses émotions, ses rougeurs virginales, qu’est-ce que tout cela, sinon des qualités psychiques ? Celle-là, comme la Vellini du même auteur, laide, ridée, jaune comme un citron, fascine son amant par la férocité de son amour haineux, toujours prêt à jouer du couteau. Une autre, comme la Lydie de Dumas fils galvanise un ancien amant par l’immoralité provocante des sentiments qu’elle étale devant lui. Ces trois exemples suffisent à prouver qu’en se fixant sur une qualité psychique, le désir sexuel ne s’épure pas toujours.

C’est l’intuition de tout cela qui a fait la profondeur des ouvrages où les romanciers ont décrit ces curieuses variétés de l’amour s’adressant presque uniquement à un état d’esprit de la personne aimée. Ils n’ont pas tous réussi à bien décrire cet amour, mais « ceux qui l’ont tenté en sont restés plus grands ». Maintenant que la formule est connue, on pourrait fabriquer à la douzaine, sur ce thème spécial, des romans plus profonds les uns que les autres.

Il ne s’agit point ici, on le comprend tout de suite, d’un goût platonique, mais d’un attrait sexuel. Beaucoup de gens qui attachent une importance capitale au caractère de la personne qu’ils épousent, se laissent inspirer par un tout autre motif. Je lisais un jour sur un album de jeune fille ce désir banal et cependant bien humain ; Demande : Quel est votre vœu le plus cher ? - Réponse : Épouser une jolie femme qui ait un bon caractère. Ce que l’auteur naïf de cet aveu entendait par bon caractère est facile à comprendre : il n’était pas question d’une qualité psychique qui devait devenir pour lui une cause d’excitation sexuelle ; il s’agissait tout prosaïquement d’une condition qui devait lui assurer la paix de chaque jour.

Tarnowski [2] a publié une observation qui nous paraît ressembler beaucoup au cas de Rousseau ; on peut même dire que c’est le cas de Rousseau amplifié. Il s’agit d’un homme, d’un honnête père de famille, qui, à des époques fixes, quitte sa demeure et va passer un certain temps chez une femme qui, selon un programme dressé d’avance, le soumet à des corrections physiques d’une grande violence. Nous ignorons malheureusement les détails de l’histoire passée de cet homme ; on y aurait peut-être découvert quelque fait expliquant, comme pour Rousseau, son goût pour la flagellation.

Que dire maintenant de ce phénomène étrange, paradoxal, auquel on a donné le nom heureux, mais énigmatique de « volupté de la douleur » ? Nous avons vu Rousseau désirant ardemment trouver une maîtresse qui le frappe, et n’osant jamais avouer sa folie aux femmes qu’il a aimées. Quelle jouissance peut-on trouver dans la douleur physique de se sentir meurtri de coups et dans la douleur morale de se sentir accablé par la colère ou le dédain d’une femme ? Cet état d’esprit, si insolite qu’il soit, n’est pas un fait accidentel ; il n’a rien de spécial Rousseau. Si on lit les mystiques, on reconnaît qu’il y a peu de mystiques qui ne se torturent le corps au moyen de cilices, de cordes, de disciplines, de chaînes de fer. Tel, comme Suso, dominicain du XIVe siècle, s’enferme dans un couvent, et se livre pendant trente ans à des macérations qui affaiblissent tellement son corps qu’au bout de ce laps de temps il ne lui reste plus qu’à mourir ou à cesser ses exercices cruels. Pour aimer, répètent les mystiques, il faut souffrir.

Il y a certainement là un problème bien curieux ; pour essayer de le comprendre, il faut d’abord le limiter. Plusieurs raisons peuvent pousser les mystiques à la recherche de la douleur physique : sous une apparence commune peuvent se cacher des situations absolument différentes. Ainsi, pour certains, les macérations prolongées ont pour but de dompter les désirs de la chair, en l’affaiblissant. D’autres fois, le mystique cherche à s’affaiblir parce qu’il sait qu’après le jeûne et les macérations la divinité lui envoie des visions : en d’autres termes, le régime débilitant favorise les hallucinations et l’extase. Autre raison : la douleur est envisagée comme une offrande à la divinité, dans le but d’apaiser sa colère ou d’assurer sa bienveillance. Enfin, la mortification devient un moyen d’exciter énergiquement l’imagination : son effet sur les images est analogue à celui de la flagellation sur les fonctions sexuelles du viveur usé.

Mais rien de tout cela ne constitue, à proprement parler, la volupté de la douleur ; aucune de ces raisons n’est applicable au cas de Rousseau ; pour comprendre comment on peut arriver à prendre plaisir à sa souffrance, il faut avoir recours à la loi de l’association des idées et des sentiments. C’est cette loi qui, à notre avis, domine la clef du problème.

Grâce à une association d’idées, nous avons vu des objets inertes et insignifiants, comme des bonnets de nuit, devenir un foyer intense de plaisir ; si l’on remplace, dans les mêmes conditions, l’objet inerte par l’acte indifférent d’une personne, l’acte produira également, par association d’idées, une impression agréable. Si l’acte est douloureux, comme la flagellation donnée par une main de femme, il pourra également acquérir, par une association d’idées, la propriété de paraître agréable. Alors, chose bizarre, le phénomène sera à double face. Directement, la blessure faite par la main aimée sera douloureuse - et indirectement, par association d’idées, elle sera voluptueuse ; de là ce double caractère, opposé et contradictoire, du même fait. C’est bien ce qui s’est passé chez Rousseau. S’il aime se courber, se prosterner, s’aplatir devant une maîtresse adorée, s’il appelle les coups d’une blanche main sur son échine, c’est que ces divers actes, quoique douloureux pour la sensibilité physique et morale, ont acquis, par association, la propriété d’éveiller la volupté.

De même que tel malade adore un bonnet de nuit, ou un clou de bottine, lui il adore la souffrance physique causée par une femme. C’est une dernière espèce de fétichisme, ce n’est pas la moins étrange.

Remarquons encore que ce qui donne à ce phénomène un caractère à part, c’est qu’il réside dans l’accolement de deux sentiments contraires. L’acte douloureux en lui-même devient agréable non par les idées accessoires qu’il réveille mais par les sentiments dérivés qui se sont joints a lui. Aussi, la juxtaposition de ces deux sentiments opposés produit-elle les mêmes effets de contraste que la juxtaposition de deux couleurs complémentaires, le vert et le rouge.

Définition dernière du fétichisme (Chapitre IV - Conclusion)

Il ne suffit point de réunir des faits, il faut les comprendre et les expliquer. Essayons de tirer quelques conclusions des observations que nous avons réunies sur le fétichisme.

Examinons d’abord quelle origine peut être assignée au fétichisme amoureux.

Toute la psychologie de l’amour est dominée par cette question fondamentale : Pourquoi aime-t-on telle personne plutôt que telle autre ? Pourquoi désire-t-on posséder une femme belle, quand on sait fort bien que la beauté n’ajoute rien à la qualité et à l’intensité de la sensation génitale ? Cela prouve que l’être aimé est quelque chose de plus qu’une source de plaisir. Il serait tout à fait ridicule de penser que si des hommes meurent d’amour pour une femme qu’ils ne peuvent pas posséder, c’est parce qu’ils lui demandaient en vain une petite sensation matérielle que la première femme venue aurait pu leur donner. Il faut être naïf et incompétent comme Spinosa pour définir simplement l’amour : Titillatio, concomitante idea causæ externæ. (Éth., IV. 44.) Ce qui inspire l’amour est donc autre chose que la recherche d’une impression physique : c’est ce qu’on peut appeler d’un mot général la recherche de la beauté ; il est bien entendu que ce mot a plusieurs sens, et que chacun a le droit de l’interpréter à sa façon.

Ce besoin de beauté, que l’on retrouve dans tout amour s’élevant au-dessus de la brute, offre ce caractère tout particulier d’être un besoin purement cérébral, incapable de recevoir directement une satisfaction matérielle.

C’est dans ce besoin cérébral que nous plaçons l’origine du fétichisme amoureux. En effet, le fétichisme amoureux est, comme nous l’avons déjà défini, l’adoration de choses qui sont impropres à satisfaire directement les fins de la reproduction.

S’il y a du fétichisme dans l’amour normal, à quel moment ce fétichisme devient-il une maladie de l’amour ?

C’est ici qu’il faut insister ; car le grand intérêt psychologique de ces études, nous l’avons dit et nous le répétons, réside tout entier dans les comparaisons entre l’état normal et ses déviations.

La ligne de démarcation est fort difficile à tracer ; souvent, dans le monde, on prend pour de pures extravagances d’amoureux ce qui est réellement une perversion sexuelle. Les aliénistes le savent bien : ils se rappellent l’histoire de cet aliéné, fou par amour, qui jetait des pierres dans les fenêtres de sa bien-aimée, et qui fut interné après l’examen de Lasègue. Plus tard, sorti de l’asile, il accusa Lasègue de séquestration arbitraire. Lasègue se défendit lui-même, et il eut quelque peine à faire comprendre aux juges la différence qui sépare le délire érotique du délire des amants (Ball).

Prenons le fait qui se rapproche le plus de l’état normal, celui ou la perversion sexuelle est si légère qu’on pourrait presque douter de son existence. Il s’agit par exemple, de Descartes qui a conservé, comme souvenir d’un premier amour, un penchant pour les yeux louches. En quoi ce penchant a-t-il quelque chose de pathologique ? On peut dire simplement qu’il tend à donner à un détail insignifiant de la personne physique une importance exagérée.

Il en est de même pour les amants de l’odeur ; si leur goût est excessif, ils en viendront à ne chercher que l’odeur ; peu importe que la femme soit vieille, ridée, bête, de condition inférieure : elle répand telle odeur, cela, suffit. Alors ce détail cutané deviendra le fait important, celui dans lequel tout se résume, le centre d’attraction de tous les désirs sexuels. Quand toutes les considérations d’âge, de fortune, de convenance morale, physique et sociale, se trouvent ainsi sacrifiées aux plaisirs de l’odorat, on est en face d’une perversion. Ce n’est pas tout : le caractère morbide de ce penchant est également prouvé par les impulsions irrésistibles auxquelles il donne lieu ; le sujet, qui reconnaît son odeur dans la femme qui passe dans la rue, est entraîné invinciblement à suivre cette femme ; il ne peut pas plus résister à cette impulsion que le dipsomane ne peut résister à la vue d’un verre de vin.

Ainsi, le fétichisme, dont nous arrivons maintenant à préciser la définition consiste dans l’importance sexuelle exagérée que l’on attache à un détail secondaire et insignifiant. Cette importance varie d’ailleurs avec les cas, et peut servir à marquer le degré de la perversion. Nous notons que M. R…, qui éprouve un penchant si marqué pour la main féminine, n’est cependant pas arrivé au point de sacrifier à cette main tout le reste de la personne : il ne se résignerait pas à faire la cour à une femme vieille, ridée et sale, parce qu’elle aurait de jolies mains. Ce contraste lui est même fort pénible. Chez d’autres malades, le fait contraire se présente très nettement. Nous pouvons citer cet amant des yeux dont l’histoire a été racontée par M. Ball. L’éminent professeur le fit comparaître à sa leçon, et le pria de dessiner sur un tableau noir un œil de femme. Le malade obéit à cette invitation avec un plaisir évident, car rien n’est plus agréable que de s’occuper de ce qu’on aime. Après avoir tracé à la craie le dessin dont nous avons parlé plus haut, il déclara nettement que pour lui toute la femme se concentrait dans l’œil, et qu’il n’aimait que cet organe. Ainsi, pour ce malade, qui occupe un rang élevé dans l’échelle des perversions sexuelles, l’œil est tout, il efface tout le reste de la personne physique et morale.

Nous pouvons, à cet égard, comparer cet aliéné à l’amoureux normal qui serait épris des beaux yeux de sa maîtresse. Molière peignant un bourgeois amoureux d’une marquise lui fait imaginer cette phrase inoubliable, destinée à la dame de ses pensées :

Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

Ce qui distingue notre malade et ce type vulgaire et banal, c’est tout simplement le degré de l’amour que le bourgeois gentilhomme ressent pour les beaux yeux de Dorimène : il peut aimer ses yeux, mais il aime tout le reste de sa personne, ses belles manières, et son titre de marquise. Il n’y a pas dans cet amour normal une sorte d’hypertrophie d’un élément qui entraîne l’atrophie de tous les autres.

Ainsi donc, le fétichisme amoureux a une tendance à détacher complètement, à isoler de tout ce qui l’entoure l’objet de son culte, et quand cet objet est une partie d’une personne vivante, le fétichiste essaie de faire de cette partie un tout indépendant. La nécessité de fixer par un mot qui serve de signe ces petites nuances fuyantes du sentiment nous fait adopter le terme d’abstraction. Le fétichisme amoureux a une tendance à l’abstraction. Par là il s’oppose à l’amour normal, qui s’adresse à la totalité de la personne.

Pour bien suivre le progrès de ce travail d’abstraction, il faut voir ce qui se passe dans l’amour des corps inertes : le point de départ de ces aberrations est dans ces charmantes folies auxquelles donne lieu l’idolâtrie amoureuse, dans la tendresse avec laquelle l’amant conserve les cheveux, les rubans, mille reliques de la personne aimée. Quand il couvre de baisers ces choses inertes, il ne les sépare pas dans son esprit du souvenir de la femme. Cette image reste soudée à la vue de ces objets. Une opération d’abstraction n’est pas intervenue pour détacher l’un de l’autre ces deux éléments si intimement liés. Supposons maintenant que l’amant, qui conserve avec un soin pieux une mèche de cheveux blonds, acquière un goût spécial pour les cheveux blonds en général et se mette à les collectionner : nous avons vu plus haut les collectionneurs de mouchoirs et de fragments de vêtements. Ce sont là des formes de transition, qui offrent le plus grand intérêt. Les sujets de ce genre recherchent bien ces objets inertes comme des souvenirs des femmes qu’ils ont vues, mais ils les aiment aussi en eux-mêmes, en tant que mouchoirs, en tant que vêtements. Chez M. L…, l’abstraction est moins considérable : pour lui, le costume italien n’a d’attrait que lorsqu’il est animé par le corps d’une jeune et jolie femme. M. L… n’éprouve qu’un plaisir modéré à voir la jupe rouge, le tablier bleu, les dentelles d’un costume italien affaissés sur une chaise : la vue du vêtement fiasque et sans vie ne l’excite pas. Aussi n’a-t-il jamais eu l’idée d’acheter un de ces costumes, afin d’en jouir chez lui, dans son domicile. La question que je lui ai faite à ce sujet a paru l’étonner beaucoup. Au contraire, l’abstraction est plus complète chez l’amant des clous de bottine. La vue d’un clou, qu’il tient dans ses mains, et la vue d’une bottine garnie de clous lui donnent une excitation très intense. Aussi le voyons-nous achetant des souliers de femme, les emportant chez lui, et prenant plaisir à les garnir lui-même de clous. Ici, l’adoration pour l’objet matériel, quoique fortifiée par la présence de la femme, peut s’en passer. Cette indépendance augmente encore et atteint son maximum chez l’amant des tabliers blancs. Aucun souvenir féminin ne se mêle à son obsession et ne la colore. Ce qu’il aime, c’est le tablier blanc en lui-même et pour lui-même. Il ne peut pas en voir un séchant au soleil, ou plié dans un magasin, sans avoir envie de le dérober. On a trouvé chez lui des piles de tabliers blancs volés. Dans ce dernier cas, le fétichisme a atteint son développement complet ; il paraît même impossible d’aller au delà ; l’adoration s’adresse uniquement à un objet matériel. À aucun moment, la femme n’est intervenue [1].

Ce n’est pas tout. Il faut remarquer que, dans l’évolution de la perversion sexuelle, l’abstraction conduit à la généralisation. Le malade ne s’attache pas uniquement à une personne en particulier : son amour n’est pas individualiste. Ainsi, l’amant du costume italien n’est pas épris spécialement de tel costume individuellement déterminé, porté par telle personne : ce qu’il aime, ce n’est point un objet particulier, c’est un genre. Jean-Jacques Rousseau dit aussi que ce qu’il recherchait dans ses maîtresses, c’était l’attitude impérieuse : il n’aimait donc pas une femme en particulier, mais toutes celles qui le faisaient mettre à genoux et le corrigeaient. De même, l’amant des clous de bottine adore tous les clous de bottine, c’est-à-dire toute une classe d’objets ; et l’amant des tabliers blancs adore toute la classe des tabliers blancs.

On doit donc conclure de ces faits que la perversion sexuelle a un caractère généralisateur. Par là, elle s’oppose nettement à l’amour normal, qui a une tendance à se concentrer tout entier sur une seule personne. L’amour normal conduit toujours à l’individualisation, et cela se comprend, car il a pour but la reproduction.

Nous devons signaler maintenant quelques effets accessoires de cette tendance du fétichiste à se concentrer dans l’objet de son culte et à ne voir que cet objet. Cette étude est intéressante, car elle donne les moyens de reconnaître, à des signes précis, si une personne est ou non atteinte d’une perversion sexuelle.

Nous ferons d’abord remarquer que dans certains cas le sujet de l’observation éprouve un sentiment sexuel d’autant plus vif que l’objet a un volume plus considérable. Ainsi, il nous est dit que l’intensité du spasme augmente chez l’amateur des clous, s’il y a beaucoup de clous, si les clous sont gros, s’ils sont posés à des souliers plutôt qu’à des bottines. Ainsi plus l’objet de cette espèce de culte est gros, plus le sentiment est ardent. Dans une autre observation, celle de M. R…, nous trouvons un fait analogue. Ce malade, qui est l’amant de la main féminine, n’aime point les petites mains ; il préfère la grandeur moyenne, et même une grandeur un peu au-dessus de la moyenne. Ce n’est pas tout : dans la remarquable observation de M. BaIl que nous avons reproduite, l’amant des yeux de femme n’aime pas les yeux petits ; il les désire très grands. S’il s’éprend un jour d’une jeune fille, c’est parce qu’il retrouve chez elle l’œil idéal qu’il adore, et M. BaIl remarque, sans être prévenu de l’importance de ce détail, que la jeune fille a des yeux immenses.

Ce n’est pas sans raison que nous insistons sur ce point, qui, à première vue, parait sans importance. En réalité, il n’y a rien d’insignifiant dans la nature. Ce qui parait tel est seulement incompris. Pour comprendre l’intérêt que présente le fait pathologique dont nous venons de parler, il suffit de le mettre en rapport avec des faits normaux que l’on observe chaque jour autour de soi.

Darwin a observé, après Humboldt [2], que les sauvages ont une tendance à exagérer la particularité naturelle du corps qu’ils affectionnent. De là l’usage qu’ont les races imberbes d’extirper toute trace de poils sur le visage et sur le corps. Les indigènes de la côte nord-ouest de l’Amérique compriment la tête pour lui donner la forme d’un cône pointu : en outre, ils ramènent constamment leurs cheveux pour former un nœud au sommet de la tête, dans le but d’accroître l’élévation apparente de la forme conoïde qu’ils affectionnent. Les Chinois ont naturellement les pieds fort petits, et on sait que les femmes des classes élevées déforment leurs pieds pour en réduire encore les dimensions. Nous retrouvons dans nos modes européennes relatives au vêtement la même tendance à exagérer les formes du corps qui nous plaisent.

De même encore, si les bijoux ont souvent pour effet une excitation sexuelle, c’est qu’ils augmentent, par une sorte d’illusion psychique, l’importance de l’organe auquel ils servent de parure ; la bague a pour but d’attirer l’attention sur le doigt, le bracelet en fait autant pour le poignet, et le collier pour le cou ; tout ces faits concordent entre eux et s’enchaînent. Bref, on peut poser comme règle générale que les fétichistes recherchent tout ce qui peut augmenter le volume physique ou l’importance morale de l’objet matériel qu’ils adorent.

L’usage du fard et du maquillage est un dernier exemple de cette même tendance. Son but est en effet d’exagérer certaines parties du visage par des contrastes de couleur. La raie charbonnée dont les femmes galantes se soulignent l’œil, comme les écrivains soulignent un mot important, a pour effet d’agrandir l’organe et de faire ressortir la blancheur de la cornée. On ne peut pas s’empêcher de songer au fétichisme lorsqu’on voit sur les monuments égyptiens ces yeux de femme que le kohl entoure d’une large bande noire. Beaucoup de personnes désapprouvent le maquillage comme elles désapprouvent l’abus des parfums ; ces artifices peuvent en effet manquer de bon goût, mais ils ne manquent pas toujours d’utilité, car ils ont une action incontestable sur les sens de l’homme.

En résumé, le goût byzantin du luxe, l’outrance des modes, et l’abus du maquillage, sont des formes différentes d’un besoin unique, le besoin si fréquent à notre époque d’augmenter les causes d’excitation et de plaisir. L’histoire et la physiologie nous apprennent que ce sont là des marques d’affaiblissement et de décadence. L’individu ne recherche avec tant d’avidité les excitations fortes que quand son pouvoir de réaction s’abaisse.

Il nous reste à signaler un des caractères les plus importants du fétichisme amoureux. La contemplation ou la palpation de la chose aimée, que ce soit un œil de femme, ou une oreille, ou un objet inerte, est accompagnée d’une excitation génitale intense, si intense et surtout si agréable que chez beaucoup de sujets elle paraît dépasser le plaisir normal qui accompagne le coït. Cet amour hors nature a une tendance à produire la continence ; disons mieux, il produit une impuissance de cause psychique. On n’a qu’à parcourir les observations précédentes : on y verra que la plupart des fétichistes sont des continents, l’amant de l’œil féminin est même, à trente-deux ans, encore vierge. Relisez aussi l’observation de Rousseau, l’observation de l’amant des tabliers blancs.

Que le fétichiste soit continent, quoi de plus logique ? Ce qu’il aime, c’est un objet ou une fraction de personne vivante. Comment cet amour dévié, à insertion vicieuse, pourrait-il trouver une satisfaction légitime dans des rapports normaux ? Donc, par voie de conséquence, le fétichiste ne se reproduira pas. C’est encore logique, car le plus souvent ces malades sont des dégénérés, et l’effet ordinaire de la dégénérescence est la stérilité.

Mais il ne faut pas oublier que la continence est seulement l’effet du grand fétichisme et marque ainsi le degré auquel la perversion sexuelle a su s’élever. Il n’en est pas ainsi, je crois, chez les moyens et les petits fétichistes. Ce ne sont pas toujours et nécessairement des continents. Ce ne seront pas non plus, il est vrai, des viveurs ordinaires ; ils conserveront dans leurs relations sexuelles une marque spéciale : c’est surtout par l’imagination qu’ils jouiront. Chez eux le plaisir de l’imagination accompagnera toujours le plaisir matériel pour le compléter, pour le rehausser, pour lui donner toute sa valeur.

L’étude des effets psychiques de cette continence mérite de nous arrêter un instant. Examinons les faits dans leur ensemble, et prenons les choses de haut. La meilleure façon de comprendre la nature de l’instinct sexuel est de le comparer à un besoin organique, comme la faim : comme la faim, il est périodique ; quand il a reçu satisfaction, il se calme pendant un certain temps, puis il se reforme petit à petit, et devient finalement impérieux à mesure que le jeûne se prolonge. Jusqu’ici nous sommes dans la règle physiologique. Mais ce que certaines observations, par exemple celle du nommé R…, nous apprennent de nouveau, c’est que, pendant la continence, ce n’est pas seulement le besoin sexuel organique qui augmente d’intensité ; les idées érotiques également, qui dépendent de l’imagination, deviennent plus intenses. La continence ne provoque pas seulement - qu’on nous passe cette expression - le cri de l’organe affamé ; elle exalte encore l’imagination érotique. Au moins, c’est ce qui se passe chez les sujets qui ont un tempérament sensuel et qui vivent dans un milieu excitant [3]. On peut donc affirmer une fois de plus à ceux qui considèrent la continence comme un état de pureté supérieur à la pratique régulière des rapports sexuels, que cet état de pureté ne se réalise pas toujours : bien des continents, tout en restant purs de corps, ont l’imagination beaucoup plus troublée que les pratiquants. On s’assure de l’importance, malheureusement trop générale, de cette observation, lorsque l’on fait soigneusement l’étude de certains mystiques à la fois continents et sensuels.

Nous désignerons le curieux travail de l’imagination qui se produit sous l’influence de la continence, par l’expression de rumination érotique des continents.

Il y aurait un grand intérêt à montrer comment certains sujets en arrivent à satisfaire leur besoin génital en construisant dans leur tête des romans d’amour ; ce procédé consiste essentiellement dans le remplacement d’une sensation par une image : le sujet ne pouvant pas ou ne voulant pas se donner la sensation génitale qui accompagne le rapprochement sexuel, la remplace par des images du même ordre, qui produisent le même genre de plaisir. C’est don César de Bazan dégustant des lettres d’amour qui ne lui sont pas adressées, en humant l’odeur d’une cuisine qu’il ne mangera pas.

La plupart des pervertis dont nous avons retracé l’histoire appartiennent à cette classe des ruminants érotiques. Il en est ainsi pour l’amant des clous de bottines, qui passe plusieurs heures à se raconter à lui-même des histoires d’amour. Les deux malades dont j’ai recueilli les observations m’ont confessé également qu’ils s’abandonnaient avec un vif plaisir à des rêveries analogues. L’amant des yeux de femmes se nourrit silencieusement de ses idées érotiques. Rousseau se livre à des fureurs d’imagination où il fait jouer a toutes les femmes qui lui plaisent le rôle de Mlle Lambercier. Évidemment, c’est là un symptôme fréquent du grand fétichisme.

Nous avons maintenant réuni les principaux signes auxquels on reconnaît le fétichisme amoureux. Avec ce critérium, on pourra facilement en constater la présence, car il est très abondant, répandu partout. La littérature l’a bien souvent chanté. Nous allons, en terminant, en signaler un bien curieux exemple.

Dans un roman très connu, la Bouche de Madame X…, M. Belot a décrit ce que nous pouvons appeler « l’amant de la bouche ».

M. X..., raconte l’auteur, se trouve un jour, dans une maison publique, en présence d’une femme dont il ne peut voir que les ailes du nez, la bouche et le menton ; le reste de la figure est recouvert par un capuchon de satin noir et de dentelles. « C’était peu, dit-il, et cependant j’étais déjà pris par cette femme voilée… Cet émoi instantané s’expliquera facilement, quand je me serai confessé : ce que je préfère chez la femme, ce que j’admire pardessus tout, c’est la bouche [4] ».

Cette seule phrase nous avertit que nous sommes devant un fétichiste, car tous s’expriment de la même façon, avec une singulière uniformité. On se rappelle le mot du coupeur de cheveux : « Ce que j’aime, ce n’est pas l’enfant, c’est le cheveu ». Toutes les fois qu’on rencontre une phrase de ce genre, et qu’on est sûr de sa sincérité, on peut soupçonner la présence du fétichisme.

L’auteur a fait subir à cette donnée première des développements d’une très curieuse psychologie. Nous n’hésitons pas à croire, quant à nous, que son livre repose sur une observation vraie [5] ; mais comme son imagination d’artiste a sans doute modifié les faits, il s’agit de déterminer le point où l’observation cesse et où la fantaisie commence. Nous allons faire, à ce point de vue, la dissection du livre de M. A. Belot.

Les fétichistes ont en général un tempérament sensuel ; de plus, ce sont des malades ; un grand nombre sont des dégénérés héréditaires, d’autres sont des névropathes, etc. M. X…, le héros du livre, se conforme à la règle. Il commence par faire son autobiographie, dont il suffit de lire deux pages pour être convaincu de la sensualité de son tempérament. Quant à ses antécédents personnels ou héréditaires, il n’en parle point ; c’est une lacune ; mais il raconte que M. Charcot, qui le connaît, voit en lui un sujet remarquable [6].

Examinons maintenant les caractères propres de la perversion sexuelle ; nous avons vu que le fétichisme tend à l’abstraction, c’est-à-dire à l’isolement de l’objet aimé, qui, alors même qu’il n’est qu’une fraction du corps d’une personne, se constitue en un tout indépendant. Or, que dit M. X… ? « Le mot bouche signifie pour moi un tout, un ensemble composé des lèvres, des dents, des gencives, de la langue et du palais ».

Les fétichistes disent encore que peu importe que la femme soit laide, si l’objet de leur culte est beau. L’amant de la bouche ne parle pas autrement. « Une femme qui a le nez trop fort, dont les traits sont manqués, qui passe pour laide, peut être charmante si la bouche est réussie. - En revanche, malgré la pureté des lignes du visage, sa réputation de beauté, une femme ne me dit rien si elle a une bouche mal venue ».

Le fétichiste désire que l’objet de son culte ait un volume considérable. M. X… aime les bouches aux lèvres épaisses et charnues. « Tant mieux que la bouche soit grande, ajoute-t-il, il y a plus de place pour le baiser. »

Pour les fétichistes, la perception sensorielle de l’objet aimé cause un plaisir supérieur même à la sensation sexuelle. M. X… sans faire un franc aveu sur ce point, s’égare dans des demi confidences qui laissent soupçonner son opinion. Ainsi, il avoue que pour certaines femmes le baiser est le plat de résistance du festin, celui qu’elles préfèrent, et qui parfois peut apaiser leur faim. Il est probable que M. X… est de l’avis de ces femmes. - Plus loin, il soutient cette opinion assez comique qu’une femme qui a accordé le baiser est une coquine quand elle refuse le reste : preuve évidente de l’importance capitale qu’il attache au rapprochement des lèvres. - Ajoutons enfin ce détail caractéristique que M. X… parvient à reconnaître entre mille la bouche qu’il a vue une fois et qu’il a aimée. Ce prodige de mémoire est l’effet d’une attention éveillée par un sentiment d’amour passionné.

Voici maintenant où commence la fantaisie. L’auteur a fait de M. X… un viveur à outrance, une hôte assidu des maisons publiques du beau monde. Il nous semble que le caractère intellectuel de M. X… est tracé d’une main un peu incertaine. Si M. X… existe, ce doit être un homme qui, sans dédaigner la jouissance matérielle, apprécie surtout les plaisirs de l’imagination ; ce doit être un ruminant érotique.

Mais, tout en faisant ces remarques, il ne faut pas perdre de vue le procédé ordinaire des romanciers ; témoins d’un fait de la vie réelle, ils cherchent à l’amplifier pour le rendre plus sensible à leurs lecteurs. L’auteur dont nous analysons l’ouvrage a probablement observé un cas de fétichisme léger ; il l’a grossi pour l’optique du roman, et il a oublié d’élever au même ton certains détails accessoires qui en dépendent, tels que le caractère intellectuel du fétichiste.

Quoi qu’il en soit, il est bien curieux qu’on ait taxé de licencieux un livre qui ne fait que décrire un cas de pathologie mentale. L’auteur a été le premier à s’y méprendre. Il se propose, dit-il dans sa préface, de nous présenter l’histoire de quelques vices bien habillés et de bonne compagnie ; ce qu’il nous a présenté, c’est bel et bien un cas de perversion sexuelle.

Il nous reste à conclure en résumant ce que cette maladie de l’amour nous apprend sur l’amour normal. Il n’y a point de fétichiste dont on ne retrouve la forme atténuée dans la vie régulière. Tous les amants sont épris de la beauté des yeux de leur maîtresse, comme le malade de M. BaIl ; ils sont en extase devant la beauté de sa main, comme M. R… ; ils adorent ses cheveux, ils respirent avec délices son parfum favori. Le fétichisme ne se distingue donc de l’amour normal que par le degré : on peut dire qu’il est en germe dans l’amour normal ; il suffit que le germe grossisse pour que la perversion apparaisse.

Le développement de ce point de vue nous amène à dire quelques mots des faits que Darwin a réunis pour appuyer sa célèbre théorie de la concurrence sexuelle ; ces faits ont reçu de l’illustre naturaliste une interprétation qui a été admise jusqu’ici sans contestation, mais qui nous parait devoir être légèrement modifiée ; il est bien entendu que cette modification, toute psychologique, n’ébranle nullement la théorie très bien établie de la concurrence sexuelle.

Darwin observe qu’il y a entre les mâles d’un grand nombre d’espèces animales une lutte pour la reproduction ; c’est tantôt une lutte sanglante, tantôt une lutte artistique. C’est surtout parmi les oiseaux que la lutte artistique, la seule qui nous intéresse ici, prend un grand développement ; il y a d’abord la lutte des chanteurs ; le chant est pour le mâle un moyen de charmer les femelles. Tantôt le mâle se livre à un chant solitaire, la nuit par exemple, et la femelle accourt vers le meilleur chanteur. Tantôt ce sont de véritables concours de chant. Les mâles s’assemblent, et chacun tour à tour se met à chanter. Ils le font avec tant d’ardeur que quelques-uns succombent en poussant une note trop forte. La femelle, après avoir entendu, choisit. Chez d’autres oiseaux, la lutte artistique n’a pas lieu entre chanteurs ; le concours porte sur la beauté du plumage. Le faisan doré n’ouvre sa fraise que lorsqu’il approche d’une femelle. Le faisan argus possède des plumes rémiges considérables, pourvues d’ocelles et rayées de bandes transversales ; il présente des taches qui sont une combinaison de la fourrure du tigre et de celle du léopard. Devant la femelle, il ouvre ses ailes, les porte en avant, et se cache derrière ce bouclier resplendissant. Pour s’assurer de l’effet qu’il produit, de temps en temps il passe sa tête entre deux plumes et regarde la femelle.

Darwin admet sans difficulté que ces luttes artistiques prouvent quelesoiseaux, ainsi du reste que beaucoup d’autres animaux, ont une faculté d’apprécier le beau. C’est possible ; mais nous ne croyons pas que le choix fait par la femelle entre plusieurs mâles soit dicté exclusivement par le sentiment esthétique. Il y a ici une nuance dont il faut tenir compte. La femelle de l’oiseau de paradis qui voit le mâle faire la roue ne juge pas seulement comme artiste la beauté de sa robe nuptiale, elle la juge aussi et surtout comme femelle ; de même la femelle du bouvreuil qui écoute le mâle chanter ressent moins un plaisir musical pur, un plaisir de l’oreille, qu’un plaisir génital. Certes, ces deux ordres de sentiments se confondent souvent, à ce point qu’il est difficile de les distinguer ; mais il y en a un qui est plus ancien que l’autre, et plus important, c’est sans contredit le sentiment sexuel. Je crois qu’il faudrait retoucher dans ce sens quelques-unes des conclusions de Darwin. La lutte par laquelle les animaux préludent à l’accouplement n’est pas une lutte artistique, c’est une lutte amoureuse.

L’anecdote suivante, permettra de préciser la distinction que nous avons faite entre le sentiment artistique et le sentiment sexuel. Un élève d’Ingres, M. Amaury Duval, raconte, dans un livre écrit sur l’atelier de son maître, qu’un jour, à l’école des Beaux-Arts, une femme posait toute nue devant plusieurs élèves ; elle n’était nullement gênée par tous les regards dirigés sur sa chair. Tout à coup, au milieu de la séance, elle quitte la pose en poussant un cri et court à ses vêtements pour couvrir sa nudité ; elle venait d’apercevoir à travers une lucarne la tête d’un ouvrier couvreur qui se penchait curieusement pour la regarder.

L’amour normal nous apparaît donc comme le résultat d’un fétichisme compliqué ; on pourrait dire, - nous nous servons de cette comparaison dans le but unique de préciser notre pensée, - on pourrait dire que dans l’amour normal le fétichisme est polythéiste : il résulte, non pas d’une excitation unique, mais d’une myriade d’excitations ; c’est une symphonie. Où commence la pathologie ? C’est au moment où l’amour d’un détail quelconque devient prépondérant, au point d’effacer tous les autres.

L’amour normal est harmonieux ; l’amant aime au même degré tous les éléments de la femme qu’il aime, toutes les parties de son corps et toutes les manifestations de son esprit. Dans la perversion sexuelle, nous ne voyons apparaître en somme aucun élément nouveau ; seulement l’harmonie est rompue ; l’amour, au lieu d’être excité par l’ensemble de la personne, n’est plus excité que par une fraction. Ici, la partie se substitue au tout, l’accessoire devient le principal. Au polythéisme répond le monothéisme. L’amour du perverti est une pièce de théâtre où un simple figurant s’avance vers la rampe et prend la place du premier rôle.




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