La double méprise  

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-''[[La double méprise]]'' (1833) is a story by [[Prosper Mérimée]]. The story was mentioned in the [[Madame Bovary trial]].+''[[La double méprise]]'' (1833) is a story by [[Prosper Mérimée]]. The story was mentioned in the [[Madame Bovary trial]]. It was adapted for television as ''[[Julie de Chaverny]]'' in 1965.
==See also== ==See also==
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==Full text== ==Full text==
-Juui de GhaTerny était mariée depuis six ans environ , et depuis à peu près cinq ans et six mois , elle avait reconnu qu'il lui était non seulement impossible d'aimer son mari , mais encore qu'il lui était bien difficile d'avoir quelque estime pour lui. +Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ , et depuis à peu près cinq ans et six mois , elle avait reconnu qu'il lui était non seulement impossible d'aimer son mari , mais encore qu'il lui était bien difficile d'avoir quelque estime pour lui.
Ce mari n*ëtait point un fripon ; ce n'était Ce mari n*ëtait point un fripon ; ce n'était

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La double méprise (1833) is a story by Prosper Mérimée. The story was mentioned in the Madame Bovary trial. It was adapted for television as Julie de Chaverny in 1965.

See also

Full text

Julie de Chaverny était mariée depuis six ans environ , et depuis à peu près cinq ans et six mois , elle avait reconnu qu'il lui était non seulement impossible d'aimer son mari , mais encore qu'il lui était bien difficile d'avoir quelque estime pour lui.

Ce mari n*ëtait point un fripon ; ce n'était pas une bête , encore moins un sot. £n interro- geant ses souvenirs , elle aurait pu se rappeler qu'elle l'avait trouvé aimable autrefois; mais maintenant il l'ennuyait. Tout en lui était re- poussant à ses yeux. Sa manière de manger, de prendre du café , de parler , lui donnait des crispations nerveuses. Ils ne se voyaient et ne se parlaient guère qu'à table ; mais ils dînaient ensemble plusieurs fois par semaine , et c'en était assez pour entretenir l'espèce de haine de Julie.

Pour Ghaverny , c'était un assez bel homme , un peu trop gros pour son âge , au teint frais , sanguin , et qui , par caractère , ne se donnait pas de ces inquiétudes vagues qui tourmentent souvent les gens à imagination. Il croyait pieu- sement que sa femme avait pour lui une « amitié douce, » (il était trop philosophe poursia croire aimé comme au premier jour de son mariage), et cette persuasion ne lui causait ni plaisir ni peine ; il se serait également bien accom- modé du contraire. Il avait servi plusieurs an-


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MiPBISE. 5

nées dans un régiment de cavalerie ; mais, ayant hérité d'ane fortune considérable , il s'était dégoûté de la vie de garnison , avait donné sa démission et s'était marié. Expliquer le mariage de deux personnes qui n'avaient pas une idée commune peut paraître assez difficile. D'une part, de grands parens et de ces officieux qui , comme Phrosine, « marieraient la république de Venise avec le Grand-Turc , » s'étaient donné beaucoup de mouvement pour régler les affaires d'intérêt. D'un autre côté , Chavemy apparte- nait à une bonne famille ; il n'était point trop gras alors ; il avait de la gaieté , et était dans toute l'acception du mot ce qu'on appelle un bon enfant. Julie le voyait avec plaisir venir chez sa mère , parce qu'il la faisait rire en lui contant des histoires de son régiment d'un co- mique qui n'était pas toujours de bon goût. Elle le trouvait aimable parce qu'il dansait avec elle dans tous les bals et qu'il ne manquait ja- mais de bonnes raisons pour persuader à la mère de Julie de rester tard au bal , d'aller au spectacle ou au bois de. Boulogne. Enfin Julie le croyait un héros , parce qu'il s'était battu en duel honorablement deux ou trois fois. Mais ce qui acheva le triomphe de Chavemy , ce fut la description d'une certaine voiture qu'il devait

1.


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6 LA DOUBLE

faire construire sur un plan à lui , et dans la- quelle il conduirait lui-même Julie, lorsqu'elle aurait consenti à unir son sort au sien.

Au bout de quelques mois de mariage toutes les belles qualités de Ghaverny araient perdu beaucoup de leur mérite. Il ne dansait plus arec sa femme , — cela va sans dire. Ses his- toires ga^es , il les avait toutes contées trois on quatre fois. Il disait que les bals maintenant se prolongeaient trop tard. Il bâillait an spectacle , et trouvait une contrainte insupportable Fnsage de s'habiller le soir. Son défaut capital était la paresse ; s*il avait cherché à plaire , peut-être aurait-il pu réussir ; mais la moindre gêne lui paraissait un supplice ; il avait cela de commun avec presque tous les gens gros. Le monde l'ennuyait parce qu'on n'y est bien reçu qu'à proportion des efforts que l'on y fait pour plaire. La grosse joie lui paraissait bien préfé- rable à tous les amusemens plus délicats ; car , pour se distinguer parmi les personnes de son goût , il n'avait d'autre peine à se donner qu'à crier plus fort que les autres , ce qui ne lui était pas difficile avec des poumons aussi vigoureux que les siens. En outre il se piquait de boire plus de Champagne qu'un homme ordinaire ,


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MtPRISS. 7

et faisait parfaitement sauter à son cheval une barrière de quatre pieds. Il jouissait en consé- quence d'une estime légitimement acquise parmi ces êtres difficiles à définir que Ton ap- pelle les « jeunes gens » dont nos boulevards abondent vers huit heures du soir. Parties de chasse , parties de campagne , courses , diners de garçon , soupers de garçon , étaient recher- chés par lui avec empressement. Vingt Ibis par jour il disait qu'il était le plus heureux des hom- mes, et toutes les fois que Julie l'entendait , elle levait les yeux au ciel , et sa petite bouche prenait une indicible expression de dédain.

Belle , jeune et mariée à un homme qui lui déplaisait , on conçoit qu'elle devait être en- tourée d'hommages fortintérressés. Mais, outre la protection de sa mère , femme fort prudente, son orgueil , c'était son défaut capital , l'avait défendue jusqu'alors contre les séductions du monde. D'ailleurs le désappointement qui avait suivi son mariage , en lui donnant une espèce d'expérience, l'avait rendue difficile à s'en- thousiasmer. Elle était fière de se voir plaindre dans la société , et citer comme un modèle de résignation. Elle se trouvait même beureuse , car elle n'aimait personne , et son mari la lais-


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8 LA DOUBLE MÉPRISE.

sait entièrement maîtresse de ses actions* Sa coquetterie (et il faut l'avouer , elle aimait un peu à prouver que son mari ne connaissait pas le trésor qu'il possédait) , sa coquetterie était toute d'instinct comme celle d'un enfant. Elle s'alliait fort bien avec une certaine réserve dédaigneuse qui n'était pas de la pruderie. En- fin elle savait être aimable avec tout le monde, mais avec tout le monde également. La médi- sance ne pouvait trouver le plus petit reproche à lui faire.


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II


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Les deux ëponx avaient dinë ches madame de Lussan , la mère de Julie , qui allait partir pour Nice. Ghaverny , qui s'ennuyait mortelle- ment chez sa belle-mère, avait été obligé d'y passer la soirée malgré toute son envie d'aller rejoindre ses amis sur le boulevard. Après avoir diné , il s'était établi sur un canapé com- mode , et avait passé deux heures sans dire un


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12 LA DOUBLE

mot. La raison était simple ; il dormait , dé- cemment , d'ailleurs , assis , la tête penchée de côté et comme écoutant avec intérêt la conver- sation ; il se réveillait même de temps en temps , et plaçait son mot.

Ensuite il avait fallu s'asseoir à une table de whist , jeu qu'il détestait parce qu'il exige une certaine application. Tout cela l'avait mené assez tard. Onze heures et demie venaient de sonner. Chaverny n'avait pas d'engagement pour la soirée; il ne savait absolument que faire. Pendant qu'il était dans cette perplexité on an- nonça sa voiture. S'il rentrait chez lui , il devait ramener sa femme. La perspective d'un tête-à- tête de vingt minutes avait de quoi l'effrayer. Mais il n'avait pas de cigares dans sa poche , et il mourait d'envie d'entamer une boîte qu'il avait reçue du Havre au moment même où il sortait pour aller diner. Il se résigna.

Gomme il enveloppait sa femme dans son châle , il ne put s'empêcher de sourire en se voyant dans une glace remplir ainsi les fonc- tions d'un mari de huit jours. Il considéra aussi sa femme qu'il avait à peine regardée. Elle lui parut plus jolie ce soir-là que de coutume ;


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MÉPBISE. 13

aassi fat-il quelque temps à ajuster ce châle sur ses épaules. Julie était aussi contrariée que lui du tête-à-tête conjugal qui se préparait. Sa bouche faisait une petite moue boudeuse , et ses sourcils arqués se rapprochaient involon- tairement. Tout cela donnait à sa physionomie une expression si agréable qu'un mari même n'y pouvait rester insensible. Leurs yeux se ren- contrèrent dans la glace pendant l'opération dont je viens de parler. L'un et l'autre fut em- barrassé. Pour se tirer d'affaire , Ghaverny baisa en souriant la main de sa femme qu'elle levait pour arranger son châle. — « Comme ils s'aiment ! » dit tout bas madame de Lussan , qui ne remarqua ni le froid dédain de la femme ni l'air d'insouciance du mari.

Assis tous les deux dans leur voiture et se touchant presque , ils furent d'abord quelque temps sans parler. Ghaverny sentait bien qu'il était convenable de dire quelque chose , mais il ne lui venait rien à l'esprit. Julie de son côté gar49it un silence désespérant. Il bâilla trois ou quatre fois , si bien qu'il en fut honteux lui- même , et que la dernière fois il se crut obligé d'en demander pardon à sa femme. — u La soirée a été longue, » observa-t-il pour s'excuser.


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14 LA DOITBlï

Julie ne rit dans cette phrase que Tintention de critiquer les soirées de sa mère et de lui dire quelque chose de désagréable. Depuis long- temps elle avait pris l'habitude d'éviter toute explication avec son m^ri ; elle continua donc de garder le silence.

Ghavemy, qui ce soir-là se sentait en humeur causeuse , p(»irsuivit au bout de deux minutes : — « J'ai bien diné aujourd'hui ; mais je suis bien aise de vous dire que le Champagne de votre mère est trop sucré. »

— tt Gomment? » demanda Julie en tour- nant la tète de son côté avec beaucoup de non- chalance et feignant de n'avoir rien entendu.

— u Je disais que le Champagne de votre mère est trop sucré. J'ai oublié de le lui dire. G'est une chose étonnante ; mais on s'imagine qu'il est facile de choisir du Champagne. Eh bien ! il n'y a rien de plus difficile. Il y a vingt qualités de Champagne qui sont mauvaisesi, et il n'y en a qu'une qui soit bonne.

— u Ah ! » et Julie , après avoir accordé cette interjectioa à la politesse , tourna la tète


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■ÉPAISK. IIS

et regarda par la portière de son côté. Ghavemy * se renversa eo arrière et posa les pieds sur le coussin du devant de la calèche , fort mortifié que sa femme se montrât aussi insensible à toutes les peines qu'il se donnait pour engager la conversation.

Cependant, après avoir bâillé encore deux ou trois fois , il continua en se rapprochant de Julie : — « Vous avez là une robe qui vous va a ravir , Julie. Où Favez-vous achetée ? »

— Il veut sans doute en acheter une sem- blable à une de ses maîtresses , pensa Julie. — « Chez Burty, » répondit-elle en souriant légère- ment.

— « Pourquoi riez- vous? )ii demanda Gha- vemy se rapprochant davantage et ôtant se^ pieds du coussin de devant. £n même temps il prit une manche de sa robe et se mit à la manier, un peu à la manière de Tartufe.

— u Je ris » dit Julie, « de ce que vous re- marquez ma toilette. Prenez garde , vous chif- fonnez mes manches. » Et elle retira sa manche de la main de Chaverny.


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16 LA DOUBLE

— « Je VOUS assure que je fais une grande attention à votre toilette , et que j'admire sin- gulièrement votre goût. Non , d'honneur , j'en

parlais l'autre jour à une femme qui

s'habille toujours mal... bien qu'elle dépense horriblement pour sa toilette... Elle ruinerait... Je lui disais... Je vous citais... » — Julie jouis- sait de son embarras , et ne cherchait pas à le faire cesser en l'interrompant.

— tt Vos chevaux sont bien mauvais. Ils ne marchent pas! Il faudra que je vous les change, » dit Chavemy tout-à-fait déconcerté.

Pendant le reste de la route la conversation ne prit pas plus de vivacité ; de part et d'autre on n'alla pas plus loin que la réplique.

Les deux époux arrivèrent enfin à leur hôtel , et se séparèrent en se souhaitant une bonne nuit.

Julie commençait à se déshabiller , et sa femme de chambre venait de sortir , je ne sais pour quel motif, lorsque la porte de sa chambre à coucher s'ouvrit assez brusquement , et Cha- vemy entra. Julie se couvrit les épaules préci- pitamment avec un mouchoir. — « Pardon » ,


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MÉPRISE. 17

dit-il ; « je Tondrais bien pour m'endormir le dernier volume de Scott. •• N'est-ce pas Quen- tin Durward?n

— «c II doit être chez vous » , répondit Julie, K il n'y a pas de livres ici. »

Ghaverny contemplait sa femme dans ce demi-désordre si favorable à la beauté. Il la trou- vait piquante, pour me servir d'une de ses expressions que je déteste. C'est vraiment une fort belle femme ! pensait-il , et il restait immo- bile devant elle , sans dire un mot et son bou- geoir à la main. Julie, debout aussi, en face de lui , chiffonnait son bonnet et semblait atten- dre avec impatience qu'il la laissât seule.

— <t Vous êtes charmante ce soir , le diable m'emporte ! » s'écria enfin Ghaverny en s'avan- çant d'un pas et posant son bougeoir. «Gomme j'aime les femmes avec les cheveux en désordre! » £t en parlant il saisit d'une main les longues tresses de cheveux qui couvraient les épaules de Julie , et lui passa presque tendrement un bras autour de la taille.

— t( Ah dieu ! vous sentez le tabac à faire

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18 LA. DOUBLE

horreur! » s'écria Julie en se détournant. « Lais- sez mes cheyeux , vous allez les imprégner de cette odeur-là , et je ne pourrai plus m'en débar- rasser. 1i

— « Bah! TOUS dites cela à tout hasard et parce que vous savez que je fume quelquefois. Ne faites donc pas tant la difficile , ma petite femme. » Et elle ne put se débarrasser de ses bras assez vite pour éviter un baiser qu'il lui donna sur l'épaule.

Heureusement pour Julie , sa femme de cham- bre rentra ; car il n'y a rien de plus odieux et de plus dégoûtant pour une femme que ces ca- resses qu'il est presque aussi ridicule de refuser que d'accepter.

— tt Marie » , dit madame de Chavemy , tt le corsage de ma robe bleue est beaucoup trop long. J'ai vu aujourd'hui madame de Begy qui a toujours un goût parfait , son corsage était certainement de deux bons doigts plus court. Tenez , faites un i^mpli avec des épingles , tout de suite, pour voir l'effet que cela fera. »

Ici s'établit entre la femme de chambre et la


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MÉPRISE. 19

maîtresse un dialogue des plus intéressans sur les dimensions précises que doit avoir un cor- sage. Julie savait bien que Ghavemy ne haïs- sait rien tant que d'entendre parler de modes , et qu'elle allait le mettre en fuite. Aussi après cinq minutes d'allées et venues, Ghavemy, voyant que Julie était tout occupée de son corsage , bâilla d'une manière effrayante , reprit son bougeoir et sortit cette fois pour ne plus revenir.


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III


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Le commandant Perrin était assis devant one petite table, et lisait avec attention. Sa redin- gote parfaitement brossée, son bonnet de police, et surtout la raideur inflexible de sa poitrine , annonçaient un vieux militaire. Tout était pro- pre dans sa chambre , mais de la plus grande simplicité. Un encrier et deux plumes toutes taillées étaient sur sa table à côté d'un cahier


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24 LA DOUBLE

de papier à lettres dont on n'avait pas usé une feuille depuis un an au moins. Si le comman- dant Perrin n'é crivait pas , en revanche il lisait beaucoup. Il lisait alors les u Lettres Persa- nes , » en fumant sa pipe d'écume de mer , et ces deux occupations attachaient tellement toute son attention , qu'il ne s'aperçut pas d'a- bord de l'entrée dans sa chambre du comman- dant de Ghâteaufort. C'était un jeune officier de son régiment , d'une figure charmante , fort aimable , un peu fat , très protégé du ministre de la guerre ; en un mot l'opposé du comman- dant Perrin sous presque tous les rapports. Cependant ils étaient amis , je ne sais pourquoi , et se voyaient tous les jours.

Châteaufort frappa sur l'épaule du comman- dant Perrin. Celui-ci tourna la tête sans quitter sa pipe. Sa première expression fut de joie , en voyant son ami ; la seconde de regret , le digne homme ! parce qu'il allait quitter son livre : la troisième indiquait qu'il avait pris son parti et qu'il allait faire de son mieux les honneurs de ton appartement. Il fouillait à sa poche pour chercher une clef qui ouvrait une armoire où était renfermée une précieuse boite de cigares que le commandant ne fumait pas lui-même ,


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MtPHISB. 25

et qu'il donnait un à un à son ami ; mais Ghà- teaofort , qui Favait vu déjà cent fois faire le même geste , s'écria : u Kestez donc, papa Perrin , gardez vos cigares. J'en ai sur moi, » Puis tirant d'un élégant étui de paille du Mexi- que un cigare couleur de cannelle , bien effilé des deux bouts , il l'alluma et s'étendit sur un petit canapé dont le commandant Perrin ne se servait jamais , la tête sur un oreiller , les pieds sur le dossier opposé. Ghàteaufort commença par s'envelopper d'un nuage de fumée, pendant que , les yeux fermés , il paraissait méditer pro- fondément sur ce qu'il avait à dire. Sa figure était rayonnante de joie , et il paraissait renfer- mer avec peine dans sa poitrine le secret d'un bonbeur qu'il brûlait d'envie de laisser deviner. Le commandant Perrin , ayant placé sa chaise en face du canapé , fuma quelque temps sans rien dire ; puis comme Ghàteaufort ne se pres- sait pas de parler , il lui dit : u Gomment se porte Ourika ? »

Il s'agissait d'une jument noire que Ghàteau- fort avait un peu surmenée et qui était menacée de devenir poussive. — «c Fort bien, » dit Ghàteaufort qui n'avait pas écouté la question. — u Perrin ! » s'écria-t-il en étendant vers lui

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26 LA DOUBLE

la jambe qui reposait sur le dossier du canapé , « savez-vous que vous êtes bien heureux de m'aToir pour ami ?....»

Le vieux commandant cherchait en lui-même quels avantages lui avait procurés la connais- sance de Ghàteaufort« et il ne trouvait guère que le don de quelques livres de Kanaster et quelques jours d'arrêts forcés qu'il avait subis pour s'être mêlé d'un duel où Ghâteaufort avait le premier rôle. Son ami lui donnait , il est vrai , de nombreuses marques de confiance. C'était toujours à lui qu'il s'adressait pour se faire remplacer quand il était de garde, ou quand il avait besoin d'un second.

Ghâteaufort ne le laissa pas long-temps à ses recherches H lui tendit une petite Jettre écrite sur du papier anglais satiné d'une jolie écriture en pieds de mouches. Le commandant Perrin fit une grimace qui chez lui équivalait à un sourire. Il avait vu souvent de ces lettres sati- nées et couvertes de pieds de mouches , adres- sées à son ami.

— tt Tenez, « dit celui-ci , « Lisez. G'est à moi que vous devez cela. » Perrin lut ce qui suit :


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HÉPKI8B. 27

« Vous seiiex bien aimable, eher Monsieur , « de Tenir diner avec nons. M. de Cbavemy « serait allé vous en prier , mais il a été obligé « de se rendre à une partie de chasse. Je ne « connais pas l'adresse de M. le commandant u Perrin , et je ne puis lui écrire pour le prier tt de vous accompagner. Vous m'avez donné « beaucoup d'envie de le connaître , et je vous « aurai une double obligation si vous l'amenez.

u Julie de Ghavehnt. »

« P. S. J'ai bien des remercimens à vous « faire pour la musique que vous avez pris la « peine de copier vous-même. Elle est ravis- <c santé , et il faut toujours admirer votre goût, u Vous ne venez plus à nos jeudis , vous savez « pourtant tout le plaisir que nous avons à « vous voir. »

— u Une jolie écriture , mais bien fine ! » dit Perrin en finissant , « mais diable ! son dîner me scie le dos ; car il faudra se mettre en bas de soie , et pas de fumerie après le diner ! n

— u Beau malheur , vraiment I préférer la plus jolie femme de Paris à une pipe!.... Ce


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â8 LA DOUBLE

que j*admire , c'est votre ingratitude. Vous ne me remerciez pas du bonheur que vous me devez. »


— « Vous remercier ! Mais ce n'est pas à vous que j'ai l'obligation de ce diner.... si obligation y a. )>

— « A qui donc ? )>

— « A Chaverny , qui a été capitaine chez nous. Il aura dit à sa femme : Invite Perrin , c'est un bon diable. Comment voulez -vous qu'une jolie femme que je n'ai vue qu'une fois, pense à inviter une vieille culotte de peau comme moi ? « 

Ghâteaufort sourit en se regardant dans la glace très étroite qui décorait la chambre du commandant.

— Vous n'avez pas de perspicacité aujour- d'hui, papa Perrin. Relisez-moi ce billet et vous y trouverez peut-être quelque chose que vous n'y avez pas vu.»


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HÉPHISB. S9

Le commandant tourna , retourna le billet et ne yit rien.

— u Gomment ! vieux dragon ! » s'écria Chà- teaufort, » vous ne voyez pas qu'elle vous invite afin de me faire plaisir, seulement pour me prouver qu'elle fait cas de mes amis... qu'elle veut me donner la preuve... de....? »

— « De quoi ? » interrompit Perrin.

— « De.... vous savez bien de quoi. »

— « Qu^elle vous aime?» demanda le com- mandant d'un air de doute.

Ghâteaufort siffla sans répondre.

— u Elle est donc amoureuse de vous. >» Ghâteaufort sifflait toujours.

— u Elle vous l'a dit? n

— « Mais.... cela se voit , ce me semble. »

— u Gomment ? dans cette lettre ? n

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30 LA BOQUB

— « San» doute. »»

Ce fut le tour de Perrin à siffler. Son sifflet fut aussi significatif que le fameux u LilUburelloi^ de mon oncle Tobie.

— <( Gomment ! » s'écria Ghâteaufort , ar- rachant la lettre des mains de Perrin , u vous ne voyez pas tout ce qu'il a de... tendre... Oui, de tendre là-dedans ? Qu'avez-vous à dire à ceci : u Cher Monsieur ? n Notez bien que dans un autre billet elle m^ëcrivait uMonsieur.n tout court. « Je vous aurai une double obligation , tu cela est positif. Et voyez-vous, il y a un mot effacé après , c'est mille; elle voulait mettre mille amitiés y mais elle n'a pas osé ; mille corn- plimens, ce n'était pas assez. •• Elle n'a pas fini son billet. •• Oh ! mon ancien , voulez-vous par hasard qu'une femme bien née comme madame de Ghavemy aille se jeter à la tête de votre serviteur, comme ferait une petite grisette...? Je vous dis moi que sa lettre est charmante , et qu'il faut être aveugle pour ne pas y voir de la passion*. .. Et les reproches de la fin, parce que je manque à un seul jeudi , qu'en dites-vous?»


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MtPRISE. 31

— « Pauvre petite femme , s'écria Perrin , ne t'amourache pas de celui-là : tu t'en repen- tirais bien vite ! »

Ghâtçaufort ne fit pas attention à la proso- popée de son ami , mais prenant un ton de Toix bas et insinuant : « Savez-vous , mon cher » , dit-il , « que vous pourriez me rendre un grand service ? »

— « Gomment ? « 

— u n faut que vous m'aidiez dans cette affaire. Je sais que son mari est très mal pour elle — c'est un animal qui la rend malheu- reuse.... vous l'avez connu, vous, Perrin, dites bien à sa femme que c'est un brutal , un homme qui a la réputation la plus mau- vaise.... »

— « Oh !... »

— c( Un libertin.... vous le savez. Il avait des maîtresses lorsqu'il était au régiment ; et quelles maîtresses ! Dites tout cela à sa femme.»


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3â LÀ DOUBLE

— <( Oh ! comment dire cela ? Entre l'arbre etrécorce.... »

— « Mon Dieu ! il y a manière de tout dire ! . . . Surtout dites du bien de moi. »

— <c Pour celac'est plus facile. Pourtant....»

— « Pas si facile , écoutez ; car , si je vous laissais dire , vous feriez tel éloge de n^oi qui n'arrangerait pas mes affaires.... Dites-lui que, depuis quelque temps, tous remarquez que je suis triste , que je ne parle plus , que je ne mange plus....n

— tt Pour le coup ! » s'écria Perrin avec un gros rire , qui faisait faire à sa pipe les raou- vemens les plus ridicules, «jamais je ne pourrai dire cela en face à madame de Ghaverny. Hier soir encore , il a presque fallu vous emporter après le diner que les camarades nous ont donné.»

— u Soit , mais il est inutile de lui conter cela. Il est bon qu'elle sache que je suis amou- reux d'elle; et ces faiseurs de romans ont per-


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MÉPHI9B. 33

snadé aux femmes qu'un homme qui boit et mange ne peut être amoureux. »

— u Quant à moi , je ne connais rien qui me fasse perdre le boire ou le manger. »

— Eh bien ! mon cher Perrin , « dit Château- fort , en mettant son chapeau et arrangeant les boucles de ses cheveux , voilà qui est convenu ; jeudi prochain je viens vous prendre ; souliers et bas de soie , tenue de rigueur ! Surtout n'ou- bliez pas de dire des ho rreurs du mari , et beaucoup de bien de moi. »

Il sortit en agitant sa badine avec beaucoup de grâce , laissant le commandant Perrin fort préoccupé de l'invitation qu'il venait de rece- voir , et encore plus perplexe en songeant aux bas de soie et à la tenue de rigueur.


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IV


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Plusieurs personnes invitées à dîner chez madame de Ghaverny s*ëtant excusées , le dîner se trouva quelque peu triste. Châteaufort était à côté de Julie , fort empressé à la servir , ga- lant et aimable à son ordinaire. Pour Ghaverny, qui avait fait une longue promenade à cheval le matin , il avait un appétit prodigieux. Il mangeait donc et buvait de manière à en don-

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38 Là dooblb

ner envie aux plus malades. Le commandant Perrin lai tenait compagnie , lui versant souvent à boire , et riant à casser les verres tontes les fois que la grosse gaieté de son hôte lai en fournissait l'occasion. Chavemy , se retrouvant avec des militaires , avait repris aussitôt sa bonne humeur et ses manières du régiment ; d'ailleurs il n'avait jamais été des plus délicats dans le choix de ses plaisanteries. Sa femme prenait un air froidement dédaigneux à chaque saillie incongrue : alors elle se tournait du côté de Ghàteaufort , et commençait un aparté avec lui , pour n'avoir pas l'air d'entendre une con- versation qui lui déplaisait souverainement.

Voici un échantillon de l'urbanité de ce mo- dèle des époux. Vers la fin du diner , la con- versation étant tombée sur l'Opéra , on discutait le mérite relatif de plusieurs danseuses, et entre autres on vantait beaucoup mademoiselle***. Sur quoi , Ghàteaufort renchérit beaucoup , louant surtout sa grâce , sa tournure et son air décent.

Perrin , que Ghàteaufort avait mené à l'Opéra quelques jours auparavant , et qui n'y était allé


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MtPBISB. S9

que cette seule fois , se sonrenait fort bien de mademoiselle ***.

— tt Est-ce » , dit-il , « cette petite en rose , qui saute comme un cabri ?. • . qui a des jambes dont vous parliez tant, Chàteaufort? n

— u Ah ! vous parliez de ses jambes n , s'écria Chayerny. u Mais, savez-vous que si vous en parlez trop , vous vous brouillerez* avec votre général le duc de J*** ? Prenez garde à vous , mon camarade ! »

— u Mais je ne le suppose pas tellement jaloux qu'il défende de les regarder au travers d'une lorgnette. »

— « Au contraire , car il en est aussi fier que s'il les avait faites. Qu'en dites-vous , comman- dant Perrin ? »

— u Je ne me connais guère qu'en jambes de chevaux , » répondit modestement le vieux soldat.

— u Elles sont en vérité admirables , » reprit Ghavemy , « et il n'y en a pas de plus belles à


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AO LA DOUBLE

Paris , excepté celles. •. » Il s'arrêta et se mit à friser sa moustache d*an air goguenard en re- gardant sa femme , qui rougit aussitôt jusqu'aux épaules.

— tt Excepté celles de mademoiselle D*** , » interrompit Ghàteaufort en citant une antre danseuse.

— tt Non , » répondit Chavemy du ton tra- gique de Hamlet : — u mais regarde ma femme.

Julie devint pourpre d'indignation. Elle lança à son mari un regard rapide comme Téclair , mais où se peignait le mépris et la fureur» Puis , s*efforçant de se contraindre , elle se tourna brusquement vers Ghàteaufort : «t II faut , » dit-elle d'une voix légèrement tremhlante , « il faut que nous étudiions le duo de Maometto. Il doit être parfaitement dans votre voix. »

Ghavemy n'était pas aisément démonté. u Ghàteaufort, » poursuivit-il, « savez-vous que j'ai voulu faire mouler autrefois les jambes dont je parle ; mais on n'a jamais voulu le per- mettre. »

Ghàteaufort , qui éprouvait une joie très vive


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de cette impertinente révélation , n'eut pas Fair d*aToir entendu, et parla de Maometto arec madame de Ghavemy.

— u La personne dont je parle , » continua l'impitoyable mari , « se scandalisait ordinaire- ment quand on lui rendait justice sur cet article, mais au fond elle n'en était pas fâchée. Savez- Yous qu'elle se fait prendre mesure par son marchand de bas... — Ma femme, ne tous fâchez i^9i9^,,. êa marchande y veux-je dire. £t lorsque j'ai été â Bruxelles , j'ai emporté trois pages de son écriture contenant les instructions les plus détaillées pour des emplettes de bas. »

Mais il avait beau parler, Julie était déter- minée à ne rien entendre. Elle causait avec Ghàteaufort , et lui parlait avec une affectation de gaieté , et son sourire gracieux cherchait à lui persuader qu'elle n'écoutait que lui. Ghà- teaufort , de son côté , paraissait tout entier au Maometto ; mais il ne perdait rien des imper- tinences de Ghaverny.

Après le diner on fit de la musique , et ma- dame de Ghaverny chanta au piano avec Ghà- teaufort. Ghaverny disparut au moment où le

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piano s'ouvrit. Plusieurs visites survinrent, mais n'empéclièrent pas Ghâteaufort de parler bas très souvent à Julie. En sortant , il déclara à Perrin qu'il n'avait pas perdu sa soirée , et que ses affaires avançaient.

Perrin trouvait tout simple qu'un mari parlât des jambes de sa femme ; aussi , quand il fut seul dans la rue avec Ghâteaufort, il lui dit d'un ton pénétré : — « Gomment vous sentez-vous le cœur de troubler un si bon ménage? il aime tant sa petite femme ! »


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Depuis un mois Chavemy était fort préoc- cupé de l'idée de devenir gentilhomme de la chambre.

On s'étonnera peut-être qu'un homme gros , paresseux, aimant ses aises, fut accessible à une pensée d'ambition : mais il ne manquait pas de bonnes raisons pour justifier la sienne.


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<c D'abord , » disait-il à ses amis , « je dépense beaucoup d'argent en loges, que je donne à des femmes. Quand j'aurai un emploi à la cour , j'aurai , sans qu'il m'en coûte un sou , autant de loges que je voudrai. Et l'on sait tout ce que l'on obtient avec des loges ! £n outre , j'aime beaucoup la chasse ; les chasses royales seront à moi. Enfin maintenant que je n'ai plus d'uni- forme, je ne sais comment m'habiller pour aller aux bals de Madame , je n'aime pas les habits de marquis : un habit de gentilhomme de la chambre m'ira très-bien. » En consé- quence il sollicitait. Il avait voulu que sa femme spllicitât aussi ; mais elle s'y était refusée obsti- nément, bien qu'elle eût plusieurs amies très puissantes. Ayant rendu quelques petits ser- vices au duc de H*** , qui était alors fort bien en cour , il attendait beaucoup de son crédit. Son ami Châteaufort , qui avait aussi de très- belles connaissances, le servait avec un zèle et un dévouement tels que vous en rencon- trerez peut-être, si vous êtes le mari d'une jolie femme.

Une circonstance avança beaucoup les afifaires deGiavemy, bien qu'elle pût avoir pour lui des conséquences assez funestes. Madame de


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Oiavemy s'était procaré, non sans quelque peine , une logfe à l'Opéra un certain jour de première représentation. Cette loge était à six places. Son mari , par extraordinaire , et après de yires remontrances avait consenti à l'accom- pagner. Or Julie voulait offrir une place à Châ- teaufort; et sentant qu'elle ne pouvait aller seule avec lui à l'Opéra , elle avait obligé son mari à venir à cette représentation.

Aussitôt après le premier acte, Chaverny sortit , laissant sa femme en téte-à-téte avec son ami. Tous les deux gardèrent d'abord le silence d'un air un peu embarrassé ; Julie , parce qu'elle était embarrassée elle-même depuis quelque temps quand elle se trouvait seule avec Ghâ- teaufort ; celui-ci , parce qu'il avait ses projets, et qu'il avait trouvé bienséant de paraître ému. Jetant à la dérobée un coup-d'œil sur la salle, il vit avec plaisir plusieurs lorgnettes de con- naissance dirigées sur sa loge. Il éprouvait une vive satisfaction à penser que plusieurs de ses amis enviaient son bonheur, et peut-être le supposaient beaucoup plus grand qu'il n'était en réalité.

Julie, après avoir senti sa cassolette et son


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bouquet à plusieurs reprises , parla de la cha- leur, du spectacle, des toilettes. Ghâteaofort écoutait avec distraction , soupirait , s'agitait sur sa chaise , regardait Julie et soupirait encore. Julie commençait à s'inquiéter. Tout d'un coup il s'écria :

— il Combien je regrette le temps de la che- valerie ! n

— « Le temps de la chevalerie! pourquoi donc? » demanda Julie. « Sans doute parce que le costume du moyen-âge vous irait bien ? n

— <( Vous me croyez bien fat ! » dit-il d'un ton d'amertume et de tristesse. — u Non, je regrette ce temps-là... , parce qu'un homme qui se sentait du cœur... pouvait aspirera... à bien des choses... £n définitive, il ne s'agis- sait que de pourfendre un géant pour plaire à une dame. • . Tenez , vous voyez ce grand colosse au balcon. Je voudrais que vous m'ordonnassiez d'aller lui demander sa moustache. •• pour me donner ensuite la permission de vous dire trois petits mots sans vous fâcher, n

— « Quelle folie ! n s'écria Julie rougissant


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jusqu'au blanc des yeux , car elle devinait déjà ces trois petits mots. — « Mais voyez donc ma- dame de Sainte-Hermine. Décolletée à son âge et en toilette de bal ! »


— u Je ne vois qu'une cbose , c'est que vous ne voulez pas m'entendre, et il y a long-temps que je m'en aperçois... Vous le voulez , je me tais ; mais. . . » ajouta-t-il très bas et en soupi- rant, u TOUS m'avez compris.... »

— u Non en vérité , » dit sèchement Julie. tt Mais où donc est allé mon mari? »

. Une visite survint fort à propos pour la tirer d'embarras. Giâteaufort n'ouvrit pas la bouche : il était pâle et paraissait profondément affecté. Lorsque le visiteur sortit, il fit quelques remar- ques indifférentes sur le spectacle. Il y avait de longs intervalles de silence entre eux.

Le second acte allait commencer , quand la porte de la loge s'ouvrit , et Chavemy parut , introduisant une dame très jolie et très parée, coiffée de magnifiques plumes roses. Il était suivi du duc de H***.

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— tt Ma chère amie, » dit-il à sa femme, uj'ai trouvé monsieur le duc et Madame, dans une horrible loge de côté d'où Ton ne peut voir les décorations. Ils ont eu la bonté d'accepter une place dans la nôtre. » Julie s'inclina froide- ment ; le duc de H*** lui déplaisait. Le duc et la dame se confondaient en excuses et craignaient de la déranger. Il se fit un mouvement et un combat de générosité pour se placer. Pendant le désordre qui s'ensuivit , Ghàteaufort se pencha à l'oreille de Julie , et lui dit très bas et très vite : « Pour l'amour de Dieu, ne vous placez pas sur le devant de la loge ! » Julie fut fort étonnée et resta à sa place. Tous étant assis, elle se tourna vers Ghàteaufort et lui demanda d'un regard un peu sévère l'explication de celte énig- me. Il était assis, le cou raide, les lèvres pin- cées , et toute son attitude annonçait qu'il était prodigieusement contrarié. En y réfléchissant Julie interpréta assez mal la recommandation de Ghàteaufort. Elle pensa qu'il voulait lui par- ler bas pendant la représentation et continuer ses étranges discours , ce qui lui était impos- sible si elle restait sur le devant. Lorsqu'elle reporta ses regards vers la salle, elle remarqua que plusieurs dames dirigeaient leurs lorgnettes vers sa loge ; mais il en est toujours ainsi à l'appa-


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rition d'une fi^re nouTelle. — On chuchotait, on souiait, mais qu'y avait-il d'extraordinaire? On est si petite Tille à l'Opéra.

La dame inconnue se pencha vers le boaquet de Jnlie , et lui dit avec un sourire charmant : tt Vous avez là un superbe bouquet , Madame ! Je suis sûre qu'il a dû coûter bien cher dans cette saison. Au moins dix francs? mais on tous l'a donné? c'est un cadeau sans doute? Les da- mes n'achètent jamais leurs bouquets. »

Julie ouvrait de grands yeux et ne savait avec quelle provinciale elle se trouvait. — « Duc, » dit la dame d'un air languissant , u allez me chercher un bouquet. » Qiavemy se précipita vers la porte , le duc voulait l'arrêter , la dame aussi ; elle n'avait plus envie du bouquet. — Jnlie échangea un coup d'œil avec Ghâteaufort. Il voulait dire : Je vous remercie , mais il est trop tard. — Pourtant elle n'avait pas encore deviné juste.

Pendant toute la représentation la dame in- connue parla musique à tort et à travers. Elle questionnait Julie sur le prix de sa robe , de ses bijoux y de ses chevaux. Jamais Julie n'avait vu


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des manières semblables. Elle conclut cpie l'in- connue devait être une parente du duc , arrivée récemment de la Basse-Bretagne. Lorsque Gha- verny revint avec un énorme bouquet , bien plus beau que celui de sa femme , ce fut une admiration et des remerciemens , et des excuses à n'en pas finir.

— u Monsieur de Ghaverny , je ne suis pas ingrate , » dit la dame aux plumes roses après une longue tirade , «c pour vous le prouver , faites-moi penser à vous promettre quelque chose, comme dit Potier. Vrai , je vous broderai une l^ourse quand j'aurai fini celle que j'ai promise au duc. n

Enfin l'opéra finit a la grande satisfaction de Julie , qui se sentait mal à l'aise à côté de sa singulière voisine. Le duc lui o£fritlebras , Gha- verny prit celui de l'autre dame. Ghàteaufort , l'air sombre et mécontent, marchait derrière Julie , saluant d'un air contraint les personnes de sa connaissance qu'il rencontrait sur l'es- calier.

Quelques dames passèrent auprès d'eux. Julie les connaissait de vue. Un jeune homme leur


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parla bas , et en ricanant ; elles regardèrent aussitôt aTec un air de très vive curiosité Gha- vemy et sa femme , et l'une d'elles s*ëcria : u Est-il possible ! »

La voiture du duc parut ; il salua madame de Ghaverny en lui renouvelant avec chaleur tous ses remerciemens pour sa complaisance. Gha- verny voulant reconduire la dame inconnue jusqu'à la voiture du duc , Julie et Ghâteaufort restèrent seuls un instant.

— i( Quelle est donc cette dame? » demanda Julie.

— u Je ne dois pas vous le dire... car cela est bien extraordinaire ! »

— u Gomment? »

— tt Au reste , toutes les personnes qui vous connaissent sauront bien à quoi s'en tenir. . . Mais Ghaverny !... Je ne l'aurais pas cru. »

— u Mais enfin qu'est-ce donc ? Parlez , au nom du ciel ! Quelle est donc cette dame? »

Ghaverny revenait. Ghâteaufort répondit

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54 LA DOVfiLB

firoidement : — «c La maîtresse du duc de H*"*"" , madame Mélanie R***. »


— u Bon Dieu ! » s'écria Julie en regardant Ghàteaufort d'un air stupéfait , cela est impos- sible ! »

Ghàteaufort haussa les épaules , et en la con- duisant à sa voiture , il ajouta : « C'est ce que disaient ces dames que nous avons rencontrées sur l'escalier. Pour l'autre , c'est une personne comme il faut dans son genre. Quarante mille francs par an ne seraient rien. Il faut des soins , des égards..» »

•— u Chère amie , )> dit Chavemy d'un ton joyeux 9 <c vous n'avez pas besoin de moi pour vous reconduire. Bonne nuit. Je vais souper chez le duc. )>

Julie ne répondit rien.

— tt Châteaufort , >» poursuivit Chavemy , voulez-vous venir avec moi chez le duc? Vous êtes invité. On vient de me le dire. On vous a remarqué. Vous avez plu , bon sujet ! )>


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MtFlISE. 55

Ghâteaufort remercia froidement. Il salua ma- dame de Ghavemy qai mordait son mouchoir ayec rage lorsque sa voiture partit.

— u Ah çà , mon cher , » dit GhaTerny , u au moins tous me mènerez dans votre cabriolet jusqu'à la porte de cette infisuite. »

^- u Volontiers , » répondit gaiement Châ- teaufort ; u mais à propos , savez-vous que votre femme a compris à la fin à côté de qui elle était ? »

— tt Impossible. »

— « Soyez-en sûr , et ce n'était pas bien de votre part. »

— <c Bah ! elle a très bon ton ; et puis on ne la connaît pas encore beaucoup. Le duc la mène partout. »


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VI


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Madame de Chavemy passa une nuit fort agitée. La conduite de son mari à TOpëra met- tait le comble à tous ses torts , et lui semblait devoir exiger une séparation immédiate. Elle aurait le lendemain une explication avec lui , et lui signifierait son intention de ne plus vivre sous le même toit avec un homme qui l'avait compromise d'une manière aussi cruelle. Pour-


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60 LA DOUBLE

tant cette explication Tefifrayait. Jamais elle n'avait eu une conversation sérieuse avec son mari. Jusqu'alors elle n'avait exprimé son mé- contentement que par des bouderies auxquelles Chaverny n'avait fait aucune attention ; car , laissant à sa femme une entière liberté , il ne se serait jamais avisé de croire qu'elle lui refuse- rait riûdulgence dont au besoin il était disposé à user envers elle.

Elle craignait surtout de pleurer au milieu de cette explication , et que Ghavemy n'attri- buât ses larmes à un amour blessé. C'est alors qu'elle regrettait vivement l'absence de sa mère qui aurait pu lui donner un bon conseil , ou se charger de prononcer la sentence de sépara- tion. Toutes ces réflexions la jetèrent dans une grande incertitude, et quand elle s'endormit elle avait pris la résolution de consulter une dame de ses amies qui l'avait connue fort jeune, et de s'en remettre à sa prudence pour la con- duite a tenir à l'égard de Ghavemy.

Tout en se livrant à son indignation elle n'avait pu s'empêcher de faire involontairement un parallèle entre son mari et Ghàteaufort. L'énorme inconvenance du premier faisait res-


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MiPRISB. 61

sortir la délicatesse da second , et elle recon- naissait avec un certain plaisir, qu'elle se reprochait toutefois , que Tamant était plus soucieux de sa réputation que le mari. Cette comparaison morale Tentrainait malgré elle à constater Félégance des manières de Château- fort et la tournure médiocrement distinguée de Chaverny. Elle voyait son mari avec son ventre un peu proéminent faisant lourdement Tem- pressé auprès de la maîtresse du duc de H*** , tandis que Châteaufort , encore plus respectueux que de coutume , semblait chercher à retenir autour d'elle la considération que son mari pouvait lui faire perdre. Enfin comme nos pen- sées nous entraînent malgré nous , elle se re- présenta plus d'une fois qu'elle pouvait bien devenir veuve ', et qu'alors jeune, riche, rien ne s'opposerait à ce qu'elle couronnât légitime- ment l'amour constant du jeune chef d'escadron. Un essai malheureux ne concluait rien contre le mariage , et si ratta.chement de Châteaufort était véritable.. • mais alors elle chassait ces pensées dont elle rougissait , et se promettait de mettre plus de réserve que jamais dans ses relations avec lui.

Elle se réveilla avec un grand mal de tête ,

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dd l(A B01JBI.I

et plus éloignée que jamais d'une explication, décisive. Elle ne youlat pas descendre ponr d^emier de penr de rencontrer son mari , se fit apporter da thé dans sa chambre , et demanda sa Yoitare pour aller chez madame Lambert , cette amie qu'elle voulait consulter. Cette dame était alors à sa campagne , à P.

En déjeunant elle ouvrit un journal. Le pre- mier article qui tomba sous ses yeux était ainsi conçu : « M. Darcy, premier secrétaire de « l'ambassade de France à Gonstantinople ,^e8t « arrivé avant-hier à Paris chargé de dépè- «c ches. Ce jeune diplomate a eu immédiatement « après son arrivée une longue conférence « avec S. Exe. M. le ministre des affaires « étrangères. »

— « Darcy à Paris I » s'écrîa-t-elle. « J'au- rai du plaisir à le revoir. Est-il changé? Est-il devenu bien roide ? — u Ce jeune diplomate / » Darcy , jeune diplomate ! Et elle ne put s'em- pêcher de rire toute seule de ce mot : « Jeune diplomate, »

Ce Darcy venait autrefois fort assidûment aux soirées de madame de Lussan ; il était alors at-


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HtPRISI. 03

taché an ministère des affaires étrangères. Il avait quitté Paris quelque temps avant son ma- riage , et depuis elle ne Tavait pas revu. Seule- ment elle savait qu'il avait beaucoup voyagé.

Elle tenait encoi'e le journal à la main lors- que son mari entra. Il paraissait d'une humeur charmante. A son aspect elle se leva pour sor- tir; mais comme il aurait fallu passer tout près de lui pour entrer dans son cabinet de toilette , elle demeura debout à la même place , mais telle- ment émue que sa main , appuyée sur sa petite table à thé , faisait distinctement trembler le cabaret de porcelaine.

— <c Ma chère amie , » dit Chavemy, « je viens vous dire adieu pour quelques jours. Je vais chasser chez le duc de H***. Je vous dirai qu'il est enchanté de votre politesse d'hier soir. — Mon affaire marche bien ; et il m'a promis de me recommander au roi de la manière la plus pressante. »

Julie pâlissait et rougissait tour a tour en l'écoutant.

— « M. le duc de H*** vous doit cela... i>


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^•^ l'A DOUBLE MÉPRISE.

dit-elle d'une voix tremblante, u II ne peut faire moins pour quelqu'un qui compromet sa femme de la manière la plus scandaleuse avec les mai- tresses de son protecteur. ?»

Puis faisant un eflfort désespéré , elle traversa la chambre d'un pas majestueux , et entra dans son cabinet de toilette dont elle ferma la porte avec force.

Chavemy resta un instant la tête basse et l'air confus.

— « D'où diable sait-elle cela? » pensa-t-il. « Qu'importe , après tout? ce qui est fait est fait ! » — Et comme ce n'était pas son habitude de s'arrêter long -temps sur une idée désagréa- ble, il fit une pirouette, prit un morceau de sucre dans le sucrier , et cria la bouche pleine à la femme de chambre qui entrait : u Dites à ma femme que je resterai quatre à cinq jours chez le duc de H*** , et que je lui enverrai du gibier. »

Il sortit ne pensant plus qu'aux faisans et aux daims qu'il allait tuer.


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VII


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Jdie partit pour P... avec un redoublement de colère contre son mari ; mais cette fois c'était pour un motif assez frivole. Il avait pris pour aller au château du duc de H'*'* la calèche neuve , laissant à sa femme une autre voiture qui 9 au dire du cocher , avait' besoin de répa- rations.


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LA DOUBLE


Pendant la route madame de Ghavemy s'ap- prêtait à raconter son aventure à madame Lam- bert. Malgré son chagrin, elle n'était pas insensible à la satisfaction que donne à tout narrateur une histoire bien contée , et elle se préparait à son récit en cherchant des exordes , et commençant tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. Il en résulta qu'elle vit les énormi- tés de son mari sous toutes leurs faces , et que son ressentiment s'en augmenta en proportion .

Il y a , comme chacun sait , quatre lieues de Paris à P..., et quelque long que fût le réqui- sitoire de madame de Ghavemy , on conçoit qu'il est impossible , même à la haine la plus envenimée, de retourner la même idée pendant quatre lieues de suite. Aux sentimens violons que les torts de son mari lui inspiraient venaient se joindre des souvenirs doux et mélancoli- ques , par cette étrange faculté de la pensée ' humaine qui associe souvent une image riante à une sensation pénible.

L'air pur et vif, le beau soleil , les figures insouciantes des passans contribuaient aussi à la tirer de ses réflexions haineuses. Elle se rap- pela les scènes de son enfance et les jours où


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■ÉPBISE. 69

elle allait se promener à la campagne avec des jeunes personnes de son âge. Elle revoyait ses compagnes de couvent ; elle assistait à leurs jeux , à leurs repas. Elle s'expliquait des confi- dences mystérieuses qu'elle avait surprises aux grandes , et ne pouvait s'empêcher de sourire en songeant à cent petits traits qui trahissent de si bonne heure l'instinct de la coquetterie chez les femmes.

Puis elle se représentait son entrée dans le monde. Elle dansait de nouveau aux bals les plus brillans qu'elle avait vus dans l'année qui suivit sa sortie du couvent. Les autres bals, elle les avait oubliés; on se blase si vite. Mais ces bals lui rappelèrent son mari. — u Folle que j'é- tais ! » se dit-elle. « Gomment ne me suis-je pas aperçue à la première vue que je serais malheureuse avec lui? » Tous les disparates , toutes les platitudes de fiancé que le pauvre Chaverny lui débitait avec tant d'aplomb un mois avant son mariage , tout cela se trouvait noté , enregistré soigneusement dans sa mé- moire. En même temps , elle ne pouvait s'em- pêcher de penser aux nombreux admirateur, que son mariage avait réduits au désespoir , et qui ne s'en étaient pas moins mariés eux-mê-


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70 LA DOUBLE

mes ou consolés aatrement peu de mois après.

— u Aurais-je été heureuse avec un autre que lui?» se demanda-t-elle. u A... est décidément un sot ; mais il n'est pas offensif , et Amélie le gouverne à son gré. Il y a toujours moyen de vivre avec un mari qui obéit. — B... a des mai- tresses , et sa femme a la bonté de s'en affliger. Pauvre esprit ! D'ailleurs il est rempli^d'égards pour elle , et... je n'en demanderais pas davan- tage. — Le jeune comte de G..., qui toujours lit des pamphlets , et qui se donne tant de peine pour devenir un jour un bon député , peut-être fera- 1 -il un bon mari. Oui , mais tous ces gens- là sont ennuyeux, laids , sots... n Gomme elle passait ainsi en revue tous les jeunes gens qu'elle avait connus étant demoiselle , le nom de Darcy se présenta à son esprit pour la seconde fois.

Darcy était autrefois , dans la société de ma- dame de Lussan, un être sans conséquence, c'est-à-dire que l'on savait... les mères savaient

— que sa fortune ne lui permettait pas de son- ger à leurs filles. Sa figure, quoique distinguée, n'était pas assez belle pour leur faire tourner la tête* D'ailleurs il avait la réputation d'un ga- lant homme. Un peu misanthrope et caustique, il se plaisait beaucoup , seul au milieu d'un


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œrcle de demoiselles , a se moquer des ridi- cales et des prétentions des autres jeunes gens. Lorsqu'il parlait bas à une demoiselle , les mè- res ne s'alarmaient pas , car leurs filles riaient toat haut , et les mères de celles qui avaient de belles dents disaient même que M. Darcy était fort aimable.

Une conformité de goûts et une crainte réci- proque de leur talent de médire avaient rap- proché Julie et Darcy. Ils avaient fait , après quelques escarmouches , un traité de paix , une alliance offensive et défensive; ils se ména- geaient mutuellement et ils étaient toujours unis pour faire les honneurs de leurs connaissances.

Un soir on avait prié Julie de chanter je ne sais quel morceau. Elle avait une belle voix, et elle le savait. Elle s'approcha du piano, et regarda les femmes d'un air un peu fier avant de chanter , et comme si elle voulait les défier. Or , ce soir-là , quelque indisposition ou une fatalité malheureuse la privait de presque tous ses moyens. La première note qui sortit de ce gosier ordinairement si mélodieux se trouva décidément fausse. Julie se troubla, chanta tout de travers , manqua tous les traits ; bref le


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72 LA DOUBLE

fiasco fut écktant. La pauvre Julie quitta le piano tout effarée , près de fondre en larmes , et en retournant à sa place elle ne put s'empê- cher de remarquer la joie maligne que cachaient mal ses compagnes en voyant humilier son or- gueil. Les hommes mêmes semblaient compri- mer avec peine un sourire moqueur. Elle baissa les yeux de honte et de colère , et fut quelque temps sans oser les lever. La première figure amie qu'elle aperçut lorsqu'elle releva la tête , fut celle de Darcy. Il était pâle et ses yeux rou- laient des larmes ; il paraissait plus touché de sa mésaventure qu'elle ne l'était elle-même. — <c II m'aime ! » pensa-t^lle. « Il m'aime véri- tablement. » La nuit elle ne dormit guère , et la figure triste de Darcy était toujours devant ses yeux. Pendant deux jours die ne songea qu'à lui et à la passion secrète qu'il devait nour* rir pour elle. Le roman avançait déjà lorsque madame de Lussan trouva chez elle une carte de M. Darcy avec ces trois lettres P. P. C. — u Où va donc M. Darcy ? » demanda Julie à un jeune homme qu'elle connaissait. — « Où il va ? » Ne le savez-vous pas? A Gonstanti- nople. U part cette nuit en courrier. »

— « Il ne m'aime donc pas ! >> pensa-t-elle.


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MÉPRISE. 73

Hait jours après Darcy était oablië. De son côté Darcy , qui était alors assez romanesque , fat hait mois sans oublier Julie. Pour excuser celle- ci , et expliquer la prodigieuse différence de constance , il faut réfléchir que Darcy vivait au milieu des barbares , tandis que Julie était, à Paris entourée d'hommages et de plaisirs.

Quoi qu'il en soit , six ou sept ans après leur séparation , Julie , dans sa voiture , sur la route de P..., se rappelait l'expression mélancolique de Darcy le jour où elle chanta si mal ; même, s'il faut l'avouer, elle pensa à l'amour probable qu'il avait alors pour elle. Tout cela l'occupa assez vivement pendant une demi-lieue. En- suite M. Darcy fut oublié pour la troisième fois.


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VIII


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Julie ne fat pas peu contraiiëe lorsqu'en en*-

trant à P elle vit dans la cour de madame

Lambert une Toiture dont on dételait les che- vaux , ce qui annonçait une visite qui devait se prolonger. Impossible par conséquent d'enta- mer la discussion de ses griefs contre M. de Chavemy.


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78 LA DOUBLI

Madame Lambert , lorsque Jalie entra dans le salon , était avec une dame que Julie avait rencontrée dans le monde , mais qu'elle connais- sait à peine de nom. Elle eut peine à cacher l'expression de mécontentement qu'elle éprou- vait d'avoir fait inutilement le voyage <îe P...

— « Eh ! bonjour donc , chère belle , » s'é- cria madame Lambert en l'embrassant, u que je suis contente de voir que vous ne m'avez pas oubliée f Vous ne pouviez venir plus à propos , car j'attends aujourd'hui je ne sais combien de gens qui vous aiment à la folie. »

Julie répondit d'un air un peu contraint qu'elle avait cru trouver madame Lambert toutp seule.

— « Ils vont être ravis de vous voir , » reprit madame Lambert. Ma maison est si triste depuis le mariage de ma fille , que je suis trop heu- reuse quand mes amis veulent bien s'y donner rendez-vous. Mais , chère belle ,. qu'avez-vous fiait de vos belles couleurs ? Je vous trouve bien pale aujourd'hui, n

Julie inventa un petit mtsnsonge ; la longueur de la route... , la poussière... le soleil...


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HÉP1I8B. 79

— « «Tai prëciséineiil aujourd'hui à dhier un deTOS adorateurs, à qui je y ai» faire une agréa* ble surprise ; M. de Ghâteaufort , et probable- ment son fidèle Achate , le ocHnmandaot Perrin.

— «c J'ai eu le plaisir de recevoir dernière- ment le commandant Perrin, i> dit Julie en rou- gissant un peu , car elle pensait à Ghâteaufort.

— « J'ai aussi M. de Saint-Léger.^ Il faut absolument qu'il organise ici une soirée de pro- verbes pour le mois prochain ; et vous y jouerez un rôle , mon ange : tous étiez notre premier siyet pour les proverbes , il y a deux ans. »

— a Mon Dieu, Madame, il y a si long^temps que je n'ai joué de proverbes, que je ne pour- rais plus retrouver mon assurance d'autrefois. Je serais obligée d'avoir recours au u J'entends quelqu'un^ »

— «( Ah! Julie, mon enfant, devinez qui nous attendons encore. Mais celui-là, ma chère, il faut de la mémoire pour se rappeler son nom.»

Le nom de Darcy se présenta sur-le-champ à


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80 LA DOUBLE

Julie. « Il m'obsède , envërité , pensa-t-elle. — u Delà mémoire , Madame ?.. J'en ai beaucoup.»

— u Mais je dis une mémoire de six ou sept ans... Vous souvenez-vous d'un de vos attentifs lorsque tous étiez petite fille , et que vous por- tiez les cheveux en bandeau? »

— « En vérité je ne devine pas. >»

— « Quelle horreur! ma chère... Oublier ainsi un homme charmant , qui , ou je me trompe fort , vous plaisait tellement autrefois, que votre mère s'en alarmait presque. Allons , ma belle , puisque vous oubliez ainsi vos adorateurs, il faut bien tous rappeler leurs noms : c'est M. Darcy que vous allez voir. »

— « M. Darcy? n

— « Oui ; il est enfin revenu de Gonstanti- nople depuis quelques jours seulement. U est venu me voir avant-hier, etje l'ai invité. Savez- Tous, ingrate que vous êtes, qu'il m'a demandé de vos nouvelles avec un empressement tout-à- fait significatif? »


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■ÉPftISB. 81

— «c M. Darcy ?••• n dit Julie en hésitant, et avec une distraction afifectée , u M. Darcy ? . . . N'est-ce pas un grand jeune homme blond. . . qui est secrétaire d'ambassade ? »

— u Oh! ma chère, tous ne le reconnaîtrez pas; il est bien changé ; il est pâle , ou plutôt cou- leur olive ; les yeux enfoncés : il a perdu beau- coup de chereux à cause de la chaleur, à ce qu'il dit. Dans deux ou trois ans , si cela continue , il sera chaure par devant. Pourtant , il n'a pas trente ans encore. »

Ici 9 la dame qui écoutait ce récit de la més- aventure de Darcy, conseilla fortement l'usage du kalydor , dont elle s'était bien trouvée après une maladie qui lui avait fait perdre beaucoup de cheveux. Elle passait ses doigts , en par- lant , dans des boucles nombreuses d'un beau diâtain cendré.

/•

— K Est-ce que M. Darcy est resté tout ce temps à Gonstantinople?» demanda madame de Ghayemy.

— « Pas tout -à -fait, car il a beaucoup voyagé : il a été en Russie , puis il a parcouru


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,82 LA DOUB&S

toute la Grèce. Vous ne savez pas son bonheur? Son oncle est mort, et loi a laissé ane fortune indépendante. Il a été aussi en Asie Mineure, dans la... Gomment dit-il ?... laGaramanie. Il est ravissant , ma chère , il a des histoires char- mantes qui vous enchanteront. Hier , il m'en a conté de si jolies que je lui disais toujours : Mais gardez-les donc pour demain , vous les direz à mes dames , au lieu de les perdre avec une vieille maman comme moi. »

— « Vous a-t-il conté son histoire de la femme turque qu'il a sauvée ? » demanda ma- dame Dumanoir , cette dame qui conseillait le kalydor.

— « La femme turque qu'il a sauvée ? Il a sauvé une femme turque? Il ne m'en a pas dit un mot. »

— u Comment ! mais c'est une action admi- 'rable , un véritable roman. »

— « Oh ! contez - nous cela , je vous en prie. » /

-^ tt Non , non ; demandez-le à lui-même.


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MÉPAISE. 83

Moi , je ne sais l'histoire que de ma sœur, dont le mari , comme vous savez , a été consul à Smyme. Mais elle la tenait d'un Anglais qui avait été témoin de toute l'aventure. C'est merveilleux. »

— u Contez -nous cette histoire. Madame. Comment voulez-vous que nous puissions atten- dre jusqu'au diner? Iln'yia rien de si déses- pérant que d'entendre parler d'une hij^oire qu'on ne sait pas.

— u Eh bien ! je vais vous la gâter ; mais enfin la voici telle qu'on me l'a contée : — M. Darcf était en Turquie à examiner je ne sais quelles ruines sur le bord de ia mer, quand il vit venir à lui une procession fort lu- gubre. C'étaient des eunuques noirs qui por- taient un sac , et ce sac on le voyait remuer comme s'il y avait eu quelque chose de vivant dedans... »

— «Ah mon Dieu ! n s'écria madame Lam- bert qui avait lu le Giaour , « c'était une femme qu'on allait jeter à la mer ! n

— tt Précisément , » poursuivit madame Du-


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84 LA DOVBLB

manoir , un peu piquée de se voir enlever ainsi le trait le plus dramatique de son conte. (c M. Darcy regarde le sac , il entend un gémis- sement sourd , et devine aussitôt Thorrible vé- rité. Il demande aux eunuques ce qu'ils vont faire : pour toute réponse , les eunuques tirent leurs poignards. M. Darcy était heureusement fort bien armé. Il met en fuite les esclaves, et tire enfin de ce vilain sac une femme d'une beauté ravissante à demi évanouie , et la ramène dans la ville t)ù il la conduit dans une maison sûre. i>

— (c Pauvre femme ! » dit Julie qui commen- çait à s'intéresser à l'histoire.

— « Vous la croyez sauvée? pas du tout. Le mari jaloux , car c'était un mari , ameuta toute la populace , qui se porta à la maison de M. Darcy avec des torches , voulant le brûler vif. Je ne sais pas trop bien la fin de l'affaire ; tout ce que je sais , c'est qu'il a soutenu un siège et qu'il a fini par mettre la femme en sûreté ; il parait même, » ajouta madame Dumanoir, changeant tout à coup son ton de voix et en prenant un fort dévot , « il parait que M. Darcy a pris soin qu'on la convertit , et qu'elle a été baptisée. »


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MtPBISB. 85

— u Et M; Darcy Fa-t-il épousée? » de- manda Jalie en souriant.

— « Pour cela , je lie puis vous le dire. Mais la femme turque... elle avait un singulier nom ; elle s'appelait Ëminé... elle avait une passion violente pour M. Darcy. Ma sœur me disait qu'elle l'appelait toujours Sàtir, . . Sàtir. . . , cela veut dire mon sauveur en turc ou en grec. Ëulalie m'a dit que c'était une des plus belles personnes qu'on pût voir. »

— u Nous lui ferons la guerre sur sa Tur- que, » s'écria madame Lambert, «n'est-ce pas. Mesdames? il faut le tourmenter un peu.«. Au reste , ce trait de Darcy ne me surprend pas du tout : c'est un des hommes les plus gé- néreux que je connaisse , et je sais des actions de lui qui me font venir les larmes aux yeux toutes les fois que je les raconte. — Son oncle est mort laissant une fille naturelle qu'il n'avait jamais reconnue : comme il n'a pas fait de testa- ment , elle n'avait aucun droit à sa succession. Darcy, qui était l'unique héritier, a voulu qu'elle y eût une part, et probablement cette part a été beaucoup plus forte que son oncle ne l'aurait» faite lui-même, n

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86 LA DOUBU

-^ « Était-^Ue jolie cette fille ns^arelle?» demanda madame de Ghaveray d'un air asses méchant , car elle commençait à sentir le besoin de dire du mal de ce M. Darcy , qu'elle ne pouvait chasser de son esprit.

— « Ah ! ma chère , comment ponvez-vous supposer?.*. Mais d'ailleurs Darcy était encore à Gonstantinople lorsque son oncle est mort , et vraisemblablement il n'a jamais vu cette créature. »

L'arrivée de Châteaufort , du commandant Perrin et de quelques autres personnes , mit fin à cette conversation. Châteaufort s'assit auprès de madame de Ghaverny , et profitant d'an mo- ment où l'on parlait très haut :

— tt Vous paraissez triste , Madame , n lui dit-il , « je serais bien malheureux si ce que je vous ai dit hier en était la cause. »

Madame de Ghavemy ne l'avait pas entendu, ou plutôt n'avait pas voulu l'entendre. Ghâteau* fort éprouva donc la mortification de rëp^er sa phrase, et la morttfiqation plus grande en- core d'une réponse un peu sèche , après laquelle


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■ÉPRISB. 87

JaBe se mêla aussitôt à la conversation géné- rale, et changeant de place, elle s'éloigna de son malheureux admirateur.

Sans se décourager , Ghâteaufort faisait inu- tilement beaucoup d'esprit. Madame de Gha- ▼emy, à qui seulement il désirait plaire, l'écou- tait arec distraction : elle pensait à l'arrivée prochaine de M. Darcy, tout en se demandant pourquoi elle s'occupait tant d'un homme qu'elle devait avoir oublié , et qui probablement l'avait aussi oubliée depuis long-temps.

Enfin , le bruit d'une voiture se fit entendre ; la porte du salon s'ouvrit, u Eh ! le voilà ! » s'écria madame Lambert. Julie n'osa pas tour- ner la tête, mais pâlit extrêmement. Elle éprouva une vive et subite sensation de froid , et elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour se remettre et empêcher Ghâteaufort de remar- quer le changement de ses traits.

Darcy baisa la main de madame Lambert , et lui parla debout quelque temps ; puis il s'assit auprès d'elle. Alors il se fit un grand silence : madame Lambert paraissait attendre et mé- nager une reconnaissance. Ghâteaufort et les


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88 LA DOUBLE

hommes, à Texception da bon commandant Perrin , observaient Darcy ayec nne curiosité lin peu jalouse. Nouveau venu, et arrivant de Constantinople , il avait de grands avantages sur eux., et c'était un motif suffisant pour qu'îk se doïinassent cet air de raideur compassée que Ton prend d'ordinaire avec les étrangers. Darcy, qui n'avait fait attention à personne, rom- pit le silence le premier. Il parla de la route , de la poussière, peu importe ; sa voix était douce et musicale. Madame de Ghavemy se hasarda à le regarder : elle le vit de profil. Il lui parut maigri et son expression avait changé... En somme elle le trouva bien.

— <t Mon cher Darcy, » dit madame Lam- bert , (( regardez bien autour de vous , et voyes si vous ne trouverez pas ici une de vos anciennes connaissances, n Darcy tourna la tête, et aper- çut Julie qui avait été cachée jusqu'alors sous son chapeau. Il se leva précipitamment avec une exclamation de surprise , s'avança vers elle en étendant la main , puis s'arrêtanttout a coup et comme se repentant de son excès de faiiûlia- rite, il salua Julie très profondément, et lui exprima en termes convenables tout le plaisir qu'il avait à la revoir. Julie balbutia quelques


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MÉPBISB. 89

mots de politesse , et rongit beaucoup en voyant que Darcy se tenait toujours debout devant elle et la regardait fixement.

Sa prince d'esprit lui revint bientôt , et elle le regarda à son tour avec ce regard à la fois distrait et observateur que les gens du monde prennent quand ils veulent. C'était un grand jeune bomme pâle et dont les traits exprimaient le calme , mais un calme qui semblait provenir moins d'un état habituel de l'ame que de l'em- pire qu'elle était parvenue à prendre sur l'ex- pression delà physionomie. Des rides déjà mar- quées sillonnaient son front. Ses yeux étaient enfoncés , les coins de sa bouche abaissés , et ses tempes commençaient déjà à se dégarnir de cheveux. Cependant il n'avait pas plus de trente ans. Darcy était très simplement habillé , mais avec cette élégance qui indique en même temps les habitudes de la bonne société et l'in- dififérence sur un sujet qui occupe les médita- tions de tant déjeunes gens. Julie fit toutes ces observations avec plaisir. Elle remarqua encore qu'il avait au front une cicatrice assez longue qu'il cachait mal avec une mèche de cheveux , e| qui paraissait avoir été faite par un coup de sabre.

8.


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90 LA DODBU MÉPRISE.

Julie était assise à côté de madame Lamb^t. n y avait ane chaise entre elle et Châteaufort; mais aussitôt que Darcy s'était levé , Château- fort avait mis sa main sur le dossier de la chaise , Tavait placée sur un seul pied , et la tenait en équilibre. Il était évident qu'il prétendait la garder comme le chien du jardinier gardait le cofifre d'avoine. Madame Lambert eut pitié de Darcy, qui se tenait toujours debout devant ma- dame de Chaverny. Elle fit une place à côté d'elle sur le canapé où elle était assise , et l'of- frit à Darcy, qui se trouva de la sorte auprès de Julie. U s'empressa de profiter de cette position avantageuse , en conmiençant avec elle une con- versation suivie.

Pourtant il eut à subir de madame Lambert et^ de quelques autres personnes un interroga- toire en règle sur ses voyages ; mais il s'en tira assez laconiquement, et il saisissait toutes les occasions de reprendre son espèce d'aparté avec madame de Chaverny. — u Prenez le bras de madame de Chaverny, » dit madame Lambert à Darcy, au moment où la cloche du château an- nonçait le diner. Châteaufort se mordit les lè- vres ; mais il trouva moyen de se placer à table assez près de Julie pour bien l'observer.


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IX


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Après le diner, la soirée étant belle , et le temps chaud , on se réanit dans le jardin , au- toar d'une table rustique , pour prendre le café.

Ghàteaufort avait remarqué , arec un dépit croissant , les attentions de Darcy pour madame de Ghavemy. A mesure qu'il observait l'intérêt qu'elle paraissait prendre à la conversation du


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94 LA DOUBLE

nouveau venu , il devenait moins aimable lai- même, et la jalousie qu'il ressentait n'avait d*autre efifet que de lui ôter tous ses moyens de plaire. Il se promenait sur la terrasse où l'on était assis, ne pouvant rester en place , suivant l'ordinaire des gens inquiets , regardant souvent de gros nuages noirs qui se formaient à l'hori- zon , et qui annonçaient un orage , plus souvent encore son rival qui causait à voix basse avec Julie. Tantôt il la voyait sourire , tantôt elle de- venait sérieuse , tantôt elle baissait les yeux ti- midement ; enfin il voyait que Darcy ne pouvait pas lui dire un mot qui ne produisît un effet marqué ; et ce qui le chagrinait surtout , c'est que les expressions variées que prenaient les traits de Julie , semblaient n'être que l'image et comme la réflexion de la physionomie mobile de Darcy. Enfin , ne pouvant plus tenir à cette espèce de supplice , il s'approcha d'elle , et se penchant sur le dos de sa chabe , au moment où Darcy donnait à quelqu'un des rensmgne- mens sur la barbe du sultan Mahmoud : — «Ma- dame , » dit-il d'un ton amer, «M, Darcy parait être un homme bien aimable ! i>


« Oh ! oui , » répondit madame de Gha**


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MÉPRISE. 95

yeniy avec une expression d'enthousiasme qu'elle ne put réprimer.

— « Il y parait , » continua Chàteaufort , « car il TOUS fait oublier vos anciens amis. »

— u Mes anciens amis ? y* dit Julie d'un ac- cent un peu sévère , « je ne sais ce que tous roulez dire , » et elle lui tourna le dos. Puis pre- nant un coin du mouchoir, que madame Lam- bert tenait à la main : — u Que la broderie de ce mouchoir est de bon goût! » dit-elle , « c'est un ouvrage merveilleux. »

— « Trouvez- vous , ma chère ? c'est un ca- deau de M. Darcy, qui m'a rapporté je ne sais combien de mouchoirs brodés de Gonstan- tinople.

— A propos , Darcy , est-ce votre Turque qui vous les a brodés ? »

— « Oui , cette belle sultane à qui vous avez sauvé la vie ; qui vous appelait... Oh! nous sa- vons tout... qui vous appelait... son... son sauveur enfin. Vous devez savoir comment cela se dit en turc. »


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96 LA DOUBLE

Darcy se frappa le front en riant : u Est-il, possible , » s'écria-t-il , « que la renommée de ma mésaventure soit déjà parvenue à Pans !.. »

— tt Mais il n'y a pas de mésaventure là de- dans ; il n'y en a peut-être que pour le Marna- mouchi qui a perdu sa favorite. »

— « Hélas ! répondit Darcy , je vois bien que vous ne savez que la moitié de l'histoire , car c'est une aventure aussi triste pour moi que celle des moulins à vent pour Don Quichotte. Faut-il qu'après avoir tant donné à rire aux Francs , je sois encore victime à Paris de la seule tentative que j'aie faite pour renouveler la che- valerie errante ! »

— tt Gomment? mais nous ne savons rien. Contez-nous toute l'histoire ! » s'écrièrent toutes les dames à la fois. »

— « Je devrais , » dit Darcy , u vous laisser sur le récit que vous connaissez peut-être déjà, et me dispenser de la suite , dont les souvenirs n'ont rien de bien agréable pour moi , mais un de mes amis.... Je vous demande la permission de vous le présenter , madame Lambert , — sir


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HÉPftisi. 97

John Tyrrel. • . • Un de mes amis , acteur aussi danà cette scène tragi-comique , ya bientôt ve- nir à Paris ; il pourrait bien se donner le matin plaisir d^ me prêter , dans son récit , un rôle encore plus ridicule que celui que j'ai joué. Voi- ci le fait :

« Cette malheureuse femme , une fois instal- lée dans le consulat de France... »

— «c Oh ! mais commencez parle commence- ment , » s'écria madame Lambert.

— u Mais TOUS le savez déjà. »

— « Nous ne savons rien , et nous voulons que vous nous contiez toute l'histoire d'un bout a l'autre. »

— « £h bien ! vous saurez , Mesdames , que j'étais à Larnaca en 18... Un jour je sortis de la ville pour dessiner. Avec moi était un jeune Anglais très aimable, bon garçon, bon vivant, nommé sir John Tyrrel; un de ces hommes précieux en voyage, parce qu'ils pensent au 4iner, qu'ils n'oublient pas les provisions et qu'ils sont toujours de bonne humeur. D'ail-

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98 LA DOUBLE

leurs il voyageait sans bat , et ne savait ni la géologie ni la botaniqae , sciences bien f&cheu^ ses dans on compagnon de voyage.

M Je m'étais assis à l'ombre d'une masure à deux cents pas environ de la mer qui , dans cet endroit, est dominée pardes rochers à pic. J'étais fort occupé à dessiner ce qui restait d'un sarco- phage antique, tandis que sir John, couché sur Therbe , se moquait de mon goût pour les arts , en fumant de délicieux tabac de Latakié. A côté de nous , un domestique turc , que nous avions pris à notre service , nous faisait du café. C'était le meilleur faiseur de café et le plus pol- tron de tous les Turcs que j'ai connus.

« Tout d'un coup , sir John s'écria avec joie : « Voici des gens qui descendent de la montagne u avec de la neige ; nous allons leur en acheter u et faire du sorbet avec des oranges. »

u Je levai les yeux , et je vis venir à nous un âne sur lequel était chargé en travers un gros paquet ; deux esclaves le soutenaient de chaque côté. En avant , un ânier conduisait l'âne , et derrière , un Turc vénérable à barbe blanche fermait la marche, monté sur un asset bon'chè'-


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MÉPftISE. 99

¥al. Toute cette procession s'avançait lentement et avec beaucoup de gravité.

u Notre Turc , tout en soufflant son feu , jeta un coup d'œil de côte sur la charge de l'àiie , et nous dit avec un sourire singulier: u Ce n'est « pas de la neige. » Puis il s'occupa de notre café , avec son flegme habituel.

— « Qu'est-ce donc? » demanda TyrreL Est- ce quelque chose à manger ? )>

— u Pour les poissons, » répondit le Turc.

u En ce moment l^homme à cheval partit au galop , et , se dirigeant vers la mer , il passa auprès de nous, non sans nous jeter un de ces coups d'œil méprisans que les Musulmans adres- sent volontiers aux chrétiens. li poussa son che- val jusqu'aux rochers à pic dont je vous ai parlé , et l'arrêta court à l'endroit le plus escarpé. U regardait la mer , et paraissait chercher le meil- . leur endroit pour se précipiter.

u Nous examinâmes alors avec plus d'atten- tion le paquet que portait l'âne , et nous fûmes frappés de la forme étrange du sac. Toutes les


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100 LA DOUBLE

histoires de femmes noyées par des maris jaloux nous revinrent aussitôt à la mémoire. Nous nous communiquâmes nos réflexions.

— tt Demande à ces coquins , » dit sir John a notre Turc , u si ce n'est pas une femme qu'ils « portent ainsi, n

u Le Turc ouvrit de grands yeux effarés , mais non la houche. Il était évident qu'il trouvait notre question par trop inconvenante.

u En ce moment le sac étant près de nous , nous le vîmes distinctement remuer , et nous entendîmes même une espèce de gémissement ou de grognement qui en sortait.

<( Tyrrel , quoique gastronome , est fort che- valeresque. Il se]eva comme un furieux , courut à l'ànier , et lui demanda en Anglais , tant il était tf ouhlé par la colère , ce qu'il conduisait ainsi et ce qu'il prétendait faire de son sac. L'ànier n'avait garde de répondre^ mais le sac s'agita violemment : des cris de femme se firent enten- dre ; sur quoi les deux esclaves se mirent à don- ner sur le sac de grands coups des courroies dont ils se servaient pour faire marcher l'âne.


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MÉPRISE. 101

Tf irel était poussé à bout. D*un vigoureux et scientifique coup de poiug il jeta Tànier à terre, saisit un esclave à la gorge ; sur quoi le sac poussé violemment dans la lutte tomba lourdement sur llierbe.

u J'étais accouru. L'autre esclave se mettait en devoir de ramasser des pierres , Fânier se relevait. Malgré mon aversion pour me mêler des afiaires des autres , il m'était impossible de ne pas venir au secours de mon compagnon. M'étant saisi d'un piquet qui me servait à tenir mon parasol quand je dessinais , je le bran- dissais en menaçant les esclaves et Fânier de l'air le plus martial' qu'il m'était possible. Tout allait bien, quand ce diable de Turc à cheval , ayant fiqi de contempler la mer , et s'étant re- tourné au bruit que nous faisions , partit comme une flèche et fut sur nous avant que nous y eussions pensé : il avait à la main une espèce de vilain coutelas... »

— u Un ataghan ? » dit Châteaufort qui ai- mait la couleur locale.

— « Un ataghan , » reprit Darcy avec un sourire d'approbatioiT. u II passa auprès de moi,

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102 LA BOOBLE

et me doona sar la tête un coup de cet ataghan qui me fit Toir mille étoiles. Je ripostai pour- tant en lui assenant un bon coup de piquet sur les reins , et je fis ensuite le moulinet de mon mieux , frappant ânier , esclaves , cbeyal et Turc , devenu moi-même dix fois pi os furieux que mon ami sir John Tyrrel. L'affaire aurait sans doute tourné mal pour nous. Notre inter- prète observait la neutralité , et nous ne pou- vions nous défendre long-temps avec un bâton contre trois bommes d'infanterie , un de cava- lerie et un atagban. Heureusemmit sir John se souvint d'une paire de pistolets que nous avions apportée. Il s'en saisit , m'en jeta un , et prit l'autre qu'il dirigea aussitôt contre le cavalier qui nous donnait tant d'affaires. La vue de ces armes , et le léger claquement du chien du pis- tolet lorsque nous bandâmes la détente , pro- duisit un effet magique sur nos ennemis. Ils prirent honteusement la fuite , nous laissant maîtres du champ de bataille , du sac et même de l'âne. Malgré toute notre colère nous n'avions pas fait feu , et ce fut un bonheur , car on ne tue pas impunément un bon musulman , et il en coûte cher pour le rosser.

« Lorsque je me fus un peu essuyé , notre


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■iritiss. 103

premier soin fut , oomme tous le penses bien , d'aller au sac et de Fouvrir. Nous y trouyânies une assez jolie femme , un peu grasse , avec de beaax cheveux noirs , et n'ayant pour tous vête- mens qu'une chemise de laine bleue , un peu moins transparente que l'écharpe de madame de Chaverny.

« Elle sauta lestement du sac, et sans paraître fort embarrassée y elle nous adressa un discours très pathétique sans doute , mais dont nous ne comprîmes pas un mot , à la suite de quoi elle me baisa la main. C'est la seule fois , Mesdames , qu'une dame m'ait fait cet honneur.

« Le sang-froid nous était revenu cependant. Nous voyions notre interprète s'arracher la barbe comme un homme désespéré. Moi , je m'accommodais la tête de mon mieux avec mon mouchoir. Tyrrel disait : u Que diable faire de «1 cette femme ? Si nous restons ici , le mari va u revenir en force , et nous assommera ; si nous (( retournons à Larnaca avec elle , dans ce bel «< équipage , la canaille nous lapidera infailli- u blement. >» Tyrrel , embarrassé de toutes ces réflexions, et ayant recouvré tout son sang^froid britannique , s'écria ; « Quelle diable d'idée


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104 LA DOUBLC

« avez- VOUS eue d'aller dessiner aujourd'hui! » Son exclamation me fit rire , et la femme qui n*y avait rien compris se mit à rire aussi.

tt II fallut pourtant prendre un parti. Je pensai que ce que nous avions de mieux à faire , c'était de nous mettre tous sous la protection du vice-consul de France ; mais le plus difficile était de rentrer à Larnaca. Le jour tombait , et ce fut une circonstance heureuse pour nous. Notre Turc nous fit prendre un grand détour, et nous arrivâmes , grâce à la nuit et à cette précaution , sans encombre à la maison do consul , qui est hors de la ville. J'ai oublié de vous dire que nous avions composé à la femme un costume presque décent avec le sac et le turban de notre interprète.

(c Le consul nous reçut fort mal ; nous dit que nous étions des fous ; qu'il fallait respecter les usages des pays où l'on voyage ; qu'il ne fal- lait pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Enfin , il nous tança d'importance , et il avait raison , car nous en avions fait assez pour occa- sioner une violente émeute , et faire massacrer tous les Francs de l'ile de Chypre.


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MÉPRISE. lOS

(c Sa femme fut plus humaine ; elle avait lu beaucoup de romans , et trouva notre conduite très généreuse. Dans le fait , nous nous étions conduits en héros de roman. Cette excellente dame était fort dévote ; elle pensa qu'elle con- vertirait facilement Finfidèle que nous lui avions amenée; que cette conversion serait mentionnée au Moniteur , et que son mari serait nommé consul-général. Tout ce plan se fit en un instant dans sa tête. Elle embrassa la femme turque , lui donna une robe, fit honte à M. le vice-consul de sa cruauté , et l'envoya chez le pacha pour arranger Tafiaire.

« Le pacha était fort en colère. Le mari jaloux était un personnage , et jetait feu et flammes. C'était une horreur , disait-il , que des chiens de chrétiens empêchassent un homme comme lui de jeter son esclave à la mer. Le vice-consul était fort en peine ; il parla beaucoup du roi son maître , encore plus d'une frégate de 60 ca- nons , qui venait de paraître dans les eaux de Lamaca. Mais l'argument qui produisit le plus d'effet , ce fut la proposition qu'il fit en notre nom de payer l'esclave à juste prix.

« Hélas ! si vous saviez ce que c'est que le


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106 LA DOUBLE

juste prix d'an Tare ! Il fallat payer le mari , payer le pacha , payer Fânier à qui Tyrrel avait cassé deox dents, payer pour le scandale, payer pour tout. Combien de fois Tyrrel s'écria dou- loureusement : u Poarquoi «diable aller dessiner sur le bord de la mer ! »

— « Quelle aventure , mon pauvre Darcy ! » s'écria madame Lambert ; » c'est donc là que vous avez reçu cette terrible balafre? De grâce , levez donc vos cheveux. Mais c'est un miracle qu'il ne vous ait pas fendu la tète ! »

Julie , pendant tout ce récit , n'avait pas dé- tourné les yeux du front du narrateur ; elle de- manda enfin d'une voix timide : « Que devint la femme?»

— « C'est là justement la partie de l'histoire que je n'aime pas trop à raconter. La suite est si triste pour moi , qu'à l'heure où je vous parle , on se inoque encore de notre équipée chevale- resque à Tyrrel et à moi. »

— « Était-elle jolie, cette femme? » de- manda madame de Chavemy, en rougissant on peu.


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HÉFRiSS. 107

— tt Gomment se nommait-elle ? » demanda madame Lambert.

— u Elle se nommait Ëmineh. — Jolie ? . • . • Oui , elle était assez jolie , mais trop grasse et toute barbouillée de fard, suivant Tusage de son pays. Il £iut beaucoup d'babitude pour apprécier les cbarmes d'une beauté turque. — Ëmineb fut donc installée dans la maison du Tice-consui. Elle était Mingrélienne , et dit à madame G***, la femme du vice-consul , qu'elle était fille de prince. Dans ce pays, tout coquin qui commande à dix autres coquins est un prince. On la traita donc en princesse : elle dînait à table , mangeait comme quatre ; puis ;' quand on lui parlait de religion , elle s'endor- mait régulièrement. Gela dura quelque temps. Enfin on prit jour pour le baptême. Madame Q*** se nomma sa marraine, voulut que je fusse parrain avec elle. ' Bonbons , cadeaux et tout ce qui s'ensuit ! . . . Il était écrit que cette malheureuse Emineh me ruinerait. Madame G*** disait qu'Emineh m'aimait bien mieux que Tyrrel , parce qu'en me présentant du café elle en laissait toujours tomber sur mes habits. Je me préparais à ce baptême avec une componc- tion vraiment évangélique , lorsque , la veille


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108 LA DOUBLE

de la cérémonie, la belle Ëmineh disparut. Faut-il vous dire tout? Le vice-consul avait pour cuisinier un Mingrélien , grand coquin certainement, mais admirable pour le pilau. Ce Mingrélien avait plu à Ëmineb , qui avait sans doute du patriotisme à sa manière. Il Fen- leva , et en même temps une somme assez forte à M. G*** , qui ne put jamais le retrouver. Ainsi le consul en fut pour son argent , sa femme pour le trousseau qu'elle avait donné à Ëmineh , moi pour mes gants , mes bonbons , outre les coups que j'avais reçus« Le pire , c'est qu'on me rendit en quelque sorte responsable de l'aventure. On prétendit que c'était moi qui avais délivré cette vilaine femme , que je voudrais savoir au fond de la mer, et qui avais attiré tant de mal- heurs sur mes amis. Tyrrel sut se tirer d'affaire; il passa pour victime , tandis que lui seul était cause de toute la bagarre , et moi je restai avec une réputation de Don Quichotte et la balafre que vous voyez , qui nuit beaucoup, à mes succès. »

L'histoire contée , t)n rentra dans le salon. Darcy causa encore quelque temps avec mar dame de Ghavemy , puis il fut obligé de- la quitter pour se voir présenter un jeune homme


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HÉPftISI. 109

fort savant en économie politique , qui étudiait pour être député , et qui désirait avoir des ren- seignemens statistiques sur Fempire ottoman.


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Jolie , depuis que Darey Tayait quittée, re- gardait souvent la pendule. Elle écoutait Ch&- ieaufort aveo distraction, et ses yeux cher- chaient involontairement Darcy qui causait à l'autre extrémité du salon. Quelquefois il la re- gardait tout en parlant à son amateur de statisti- que, et elle ne pouvait supporter son regard pénétrant quoique calme. Elle sentait qu'il avait

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in LA DOUBLB

dëjà pris un empire extraordinaire sar elle , et elle ne pensait pas à s'y soustraire.

Enfin elle demanda sa voiture , et soit à des- sein , soit par préoccupation , elle la demanda en regardant Darcy d'un regard qui voulait dire : « Vous avez perdu une demi-heure que nous aurions pu passer ensemble. » La voiture était prête. Darcy causait toujours , mais il paraissait fatigué et ennuyé du questionneur qui ne le lâchait pas. Julie se leva lentement , serra la main de madame Lambert , puis elle se diri- gea vers la porte du salon , surprise et presque piquée de voir Darcy demeurer toujours à la même place. Chàteaufort était auprès d'elle ; il lui offrit son bras qu'elle prit machinalement sans s'apercevoir de sa présence. Elle traversa le vestibule , accompagnée de madame Lambert et de quelques personnes qui la reconduisirent jusqu'à sa voiture. Darcy était resté dans le salon. Quand elle fut assise dans sa calèche , Chàteaufort lui demanda en souriant si elle n'aurait pas peur tonte seule la nuit par les chemins , ajoutant qu'il allait la suivre de près dans son tilbury aussitôt que le commandant Perrin aurait fini sa partie de billard. Julie , qui était toute rêveuse, fdt rappelée à elle-


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HiPHisi. 115

même par le son de sa voix , mais elle n'arait Hen compris. Elle fit ce qu'aurait fait toute autre femme en pareille circonstance : elle sourit. Puis, d'un signe de tête, elle dit adieu aux personnes réunies sur le perron , et ses cfaeyaux l'entraînèrent rapidement.

Mais précisément au moment où la Toiture s'ébranlait , elle arait tu Darcy sortir du salon, pâle, l'air triste, et les yeux fixés sur elle comme s'il lui demandait un adieu distinct. Elle partit , emportant le regret de n'avoir pu lui faire un signe de tête pour lui seul , et elle pensa même qu'il en serait piqué. Déjà elle avait oublié qu'il avait laissé à un autre le soin de la conduire à sa voiture ; maintenant les torts étaient de son côté , et elle se les reprochait comme un grand crime. Les sentimens qu'elle avait éprouvés pour Darcy quelques années au- paravant , en le quittant après cette soirée où elle avait chanté faux , étaient bien moins vi£i que ceux qu'elle emportait cette fois. C'est que non seulement les années avaient donné de la force à ses impressions , mais encore elles s'aug- mentaient de toute la colère accumulée contre son mari. Peut-être même l'espèce d'entraine- ment qu'elle avait ressenti pour Cfaàteaufortqui,


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116 LA BOUBIB HiPEISB.

d'ailleurs 9 dans ce laoment , était oomplètemeiit oublié , serrait-il à lui faire excuser à aes propres yeux le sentiment èien plus ¥if qu'dle éprouvait pour Darcy.

Quant i lui , ses pensées étaient d'une nature plus calme. Il arait rencontré ayec plaisir une jolie femme qui lui rappelait des souTenin heu- reux , et dont la connaissance lui serait pro- bablement agréable pour rhiver qu'il aUait passer à Pans. Mais une fois qu*eUe n'était plus devant ses yeux , il ne lui restait tout au plus que le souvenir de quelcpies heures écou- lées gaiement , souvenir dont la douceur était encore altérée par la perspective de se coucher tard et de £Bâre quatre lieues pour retrouver son lit. Laissons-le , tout entier à ses idées pro- saïques , s'envdopper soigneusement dans son manteau , s'établir commodément et ^n Inais dans son coupé de louage , égarant ses pensées du salon de madame Lambert à Constantinc^ple, de Goustantinople à Corfou , et de Goifou i un demi-sommeil.

Cher lecteur, nous suivrons , s'il vousplait, madame de Chaverny.


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XI


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Lorsque madame de Ghaverny quitta le château de madame Lambert, la nuit était horriblement noire , l'atmosphère lourde et étouffante : de temps en temps des éclairs, illuminant le paysage , faisaient apercevoir les silhouettes noires des arbres sur un fond d'un orangé livide. L'obscurité semblait redoubler après chaque éclailr , et le cocher ne voyait pas


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120 LA DOUBLE

la tête de ses chevaux. Un orage violent éclata bientôt. La ploie qui tombait d'abord en gouttes larges et rares , se changea promptement en un vrai déluge. De tous côtés le ciel était en feu, et Tartillerie céleste commençait à devenir assourdissante. Les chevaux effrayés soufflaient fortement et se cabraient souvent au lieu d'avan- cer, mais le cocher avait parfaitement diné : son épais carrick , et surtout le vin qu'il avait bu , l'empêchaient de craindre l'eau et les mauvais chemins. Il fouettait énergiquement les pau- vres bêtes , aussi intrépide que César dans la tempête, lorsqu'il disait à son pilote : Ta portes César et sa fortune !

Madame de Chavemy, n'ayant pas peur du tonnerre, ne s'occupait guère de l'orage. EUese répétait tout ce que Darcy lui avait dit , et se repentait de ne lui avoir pas dit bien des cho- ses qu'elle avait à lui dire ; lorsqu'elle fut tout à coup interrompue dans ses méditations par un choc violent que reçut sa voiture : en même temps les glaces volèrent en éclats , un cra- quement de mauvais augure se fit entendre, et la calèche fut précipitée dans un fossé. JnKe en fut quitte pour la peur. Mais la pluie ne cessait pas ; une roue était brisée ; les lantornei


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KiPRISE. 121

s'étaient éteintes , et on ne voyait pas aux en- virons une seule maison pour se mettre à Vabri* Le cocher jurait , le valet de pied injuriait le cocher , et pestait contre sa maladresse. Julie restait dans sa voiture , demandant comment on pourrait revenir à P. ou ce qu'il fallait faire ; mais» à chaque question qu'elle faisait , elle recevait cette réponse désespérante : « C*est impossible ! »

Cependant on entendit de loin le bruit sourd d'une voiture qui s'approchait. Les gens de ma- dame de Ghaverny lui crièrent de s'arrêter , et son cocher reconnut , à sa grande satisfaction, nn de ses collègues avec I^uel il avait jeté les fondemens d'une tendre amitié dans l'office de madame Lambert. *

La voiture s'arrêta , et à peine le nom de madame de Ghaverny fut-il prononcé , qu'un jeune homme , qui se trouvait dans le coupé , ouvrit lui-même la portière, et s'écriant : « Est- elle blessée ? » s'élança d'un bond auprès de la calèche de Julie. EUe avait reconnu Darcy, elle l'attendait.

Leurs mains se rencontrèrent dans l'obscu-

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122 LA DOQBLB

rite , et Darcy cmt sentir que madame de Gha- vemy pressait doucement la sienne ; mais c'é- tait probablement un effet de la peur. Après les premières questions , Darcy offrit naturel- lement sa voiture. Julie ne répondit pas d'a- bord , car elle était fort indécise sur le parti qu'elle devait prendre. D'un côté elle pensait aux trois pu quatre lieues qu'elle aurait à faire en tète-à-tête avec un jeune homme, si elle voulait aller à Paris ; d'un autre côté , si elle revenait au château pour y demander l'hospi- talité a madame Lambert, elle frémissait à l'idée de raconter le romanesque accident de la voiture versée et des secours qu'elle aurait reçus de Darcy. Reparaître au salon au milieu de la partie de whist, sauvée par Darcy comme la femme turque , subir ensuite toutes les ques- tions impertinentes et les complimens de con- doléance.... on ne pourrait y songer. Mais trois longues lieues jusqu'à Paris !.. Pendant qu'elle flottait ainsi dans l'incertitude , et qu'elle balbutiait assez maladroitement quelques phra- ses banales sur l'embarras quelle allait causer; Darcy , qui semblait lire au fond de son cœur, lui dit froidement : — « Prenez ma voiture , madame , je resterai dans la vôtre jusqu'à ce qu'il passe quelqu'un pour Paris. » Julie crai-


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HÉFRI8B. 123

gnant d'avoir montre trop de pruderie , se hâta d'accepter la première offre, mais non la se- conde. Et comme sa résolation fat toute sou- daine, elle n'eut pas le temps de résoudre l'importante question de savoir si l'on irait à

P ou à Paris. Elle était déjà dans le coupé

de Darcf , enveloppée de son manteau qu'il s'empressa de lui donner , et les chevaux trot- taient lestement vers Paris , avant qu'elle eût pensé à dire où elle voulait aller. Son domes- tique choisit pour elle , en donnant au cocher le nom de la rue de sa maîtresse.

La conversation commença embarrassée de part et d'autre. Le son de voix de Darcy était bref, et paraissait annoncer un peu d'humeur. Julie s'imagina que son irrésolution l'avait choqué , et qu'il la prenait pour une prude ri- dicule. Elle était déjà tellement sous l'influence de cet homme qu'elle s'adressait intérieure- ment de vifs reproches , et qu'elle ne songea plus qu'à lui ôter l'humeur qu'il montrait. L'habit de Darcy était mouillé ; elle s'en aper- çut , et se] ^débarrassant aussitôt du manteau, elle exigea qu'il s'en couvrit. De là un combat de générosité , d'où il résulta que le différend ayant été tranché par la moitié , chacun eut sa


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1S4 LA DOUBLE

part du manteau. Impraddnoe énorme qa'eUe n'aurait pas commue «ans ce moment dlkësita- tion qu'diie Toulait faire oublier.

Ils étaient si près l'un de l'autre que la joue de Julie pouvait sentir la chaleur de l'haleine de Darcy. Les cahots de la voiture les rappro* chaient même quelquefois davantage.

— « Ce manteau qui nous enveloppe tous les deux , » dit Darcy , « me rappelle nos charades d'autrefois. Vous souvenez-vous d'avoir été ma Virginie , lorsque nous nous affublâmes tous deux du mantelet de votre grand'mère? n

— Oui, et de la mercuriale qu'elle me fit à cette occasion. »

— tt Ah ! » s'écria Darcy , « quel heureux temps que celui-là ! combien de fois je me suis rappelé avec tristesse et bonheur nos divines soirées de la rue de Bellechasse ! Vous rappelez- vous les belles ailes de vautour qu'on vous avait attachées aux épaules avec des rubans roses, et le bec de papier doré que je vous avais fabri- qué avec tant d'art? »

— u Oui , » répondit Julie , « vous étiez


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MÉPRISE. 125

Iteméthée et moi le vautour. Mais quelle mé- moire TOUS avez ! Gomment ayez-yous pu vous souvenir de toutes ces folies? car il y a si long- temps que nous ne nous sommes vus ! »

— tt Est-ce un compliment que vous me de- mandez ? » dit Darcy en souriant , et s'avançant de manière à la regarder en face. Puis , d'un ton plus sérieux : <i En vérité , » poursuivit-il , « il n*est pas extraordinaire que j'aie conservé le souvenir des plus heureux momens de ma vie »

— 4c Quel talent vous aviez pour les chara- des!...» dit Julie, qui craignait que la con- versation ne prit un tour trop sentimental.

— u Voulez-vous que je vous donne une autre preuve de ma mémoire ? » interrompit Darcy . «Vous rappelez-vous notre traité d'alliance chez madame Lamhert ? Nous nous étions promis de dire du mal de l'univers entier , mais de nous soutenir l'un l'autre envers et contretous. .. Mais notre traité a eu le sort de la plupart des trai- tés: il est resté sans exécution. »


« Qu'en savez-vous? »


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1^6 LA DOUBLE

— u Mais , j'imagine que vous n'avez pas ea occasion de me défendre : car, une fois éloigné de Paris, quel oisif s'est occupé de moi ? »

— « De vous défendre. •• non... mais de parler de vous à vos amis... »

— « Oh! mes amis ! n s'écria Darcy avec un sourire mêlé de tristesse , <( je n'en avais guère à cette époque , que vous connussiez, du moins. Les jeunes gens que voyait madame votre mère me haïssaient , je ne sais pourquoi : et , quant aux femmes, elles pensaient peu à monsieur l'attaché du ministère des affaires étrangères. »

— « C'est que vous ne vous occupiez pas d'elles.»

— u Gelaestvrai. Jamais je n'ai su faire l'ai- mahle auprès des personnes que je n'aimais pas.»

Si l'obscurité avait permis de distinguer la figure de Julie, Darcy aurait aperçu qu'une vive rougeur s'était répandue sur ses traits en entendant cette dernière phrase , à laquelle elle avait donné un sens auquel peut-être Darcy ne songeait pas.


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MtPRISB. 127

Quoi qa*il en soit , laissant là des souvenirs qu'ils se rappelaient trop bien Fun et l'autre , Julie voulut le remettre un peu sur ses voyages , espérant que, parce moyen, elle serait dis- pensée de parler. Le procédé réussit presque toujours avec les voyageurs , surtout avec ceux qui ont visité quelque pays lointain.

— tt Quel beau voyage que le vôtre, n dit- elle , «c et combien je regrette de ne pouvoir jamais en faire un semblable ! »

Mais Darcy n'était plus en humeur conteuse.

— K Quel est ce jeune homme à moustaches , » demanda-t-il brusquement , u qui vous parlait tout-à-Fheure ? »

Cette fois, Julie rougit encore davantage.

— u C'est un ami de mon mari, » répondit- elle , « un officier de son régiment... On dit, n poursuivit-elle, sans vouloir abandonner son thème oriental , « que les personnes qui ont vu ce beau ciel bleu de l'Orient , ne peuvent pluf vivre ailleurs. »

— « Il m'a déplu horriblement , je ne saif pourquoi, •• Je parle de l'ami de votre mari,


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Iâ8 LA DOUBLE

non da ciel bien.... Qaant à ce ciel bleu , ma- dame , Dieu TOUS en préserve ! On finit par le prendre tellement en guignon, à force de le voir toujours le même , qu'on admirerait comme le plus beau de tous les spectacles un sale brouil- lard de Paris, ftien n'agace plus les nerfs , croyez-moi , que ce beau ciel bleu , qui était bleu hier , et qui sera bleu demain. Si vous sa- viez avec quelle impatience , avec quel désap- pointement toujours renouvelé , on attend , on espère un nuage ! n

— « Et cependant vous êtes resté bien long- temps sous ce ciel bleu. »

— u Mais , madame , il n'était assez difficile de faire autrement. Si j'avais pu ne suivre que mon inclination,, je serais revenu bien vite dans les environs de la rue de Bellechasse , après avoir satisfait le petit moment de curiosité que doivent nécessairement exciter les étrangetés de l'Orient, n

— « Je crois que bien des voyageurs en di- raient autant, s'ils étaient aussifrancsque vous... Gomment passe-t-on son temps à Gonstantinople et dans les autres villes de l'Orient? n


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MÉPRISK. 1S9

— «Là comme partout, il 7 a plusieurs ma- nières de tuer le temps. Les attachés anglais boiront , les français jouent à Técartë , les alle- mands fument; et quelques gens d'esprit , pour varier leurs plaisirs , se font tirer des coups de fiisil en grimpant sur les toits pour lorgner les femmes du pays, n

— a C'est probablement cette dernière occu- pation que vous préfériez. »

— « Point. Moi j'étudiais le turc et le grec , ce qui me couvrait de ridicule. Quand j'avais terminé les dépêches de l'ambassade , je dessi- nais , je galoppais dans l'hippodrome , et puis j'allais au bord de la mer voir s'il ne venait pas quelque figure humaine de France ou d'ail- leurs, n

— « Ce devait être un grand plaisir pour vous de voir un Français à une aussi grande distance de la France? »

— - 4( Oui ; mais pour un homme intelligent combien nous venait-il de marchands d'huiles ou de cachemires 7 ou , ce qui est bien pis , de jeones poètes , qui du plus loin qu'ils voyaient


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130 LA DOUBLE

un secrétaire de Fambassade , loi criaient : Menez-nous voir les ruines, menez-moi a Sainte-^ Sophie , conduisez-moi aux montagnes , à la mer d'azur. Je veux voir les lieux où soupirait Hëro ! Puis , quand ils ont attrapé un coup de soleil, ils s'enferment dans leur chambre, et ne veulent plus rien voir que les derniers nu- méros du Constitutionnel, »

— • « Vous voyez tout en mal , suivant votre vieille habitude. Vous n'êtes pas corrigé, savez- vous , car vous êtes toujours aussi moqueur. »

— u Dites-moi , madame , s'il n'est pas bien permis à un damné , qui frit dans sa poêle , de s'égayer un peu aux dépens de ses camarades de friture? D'honneur ! vous ne savez pas com- bien la vie que nous menons là-bas est misérable. Nous autres secrétaires d'ambassade , nous res- semblons aux hirondelles qui ne se posentjamais. Pour nous , point de ces relations intimes qui font le bonheur de la vie... ce me semble, n (Il prononça ces derniers mots avec un accent sin- gulier et en se rapprochant de Julie.) « Depuis six ans , je n'ai trouvé personne avec qui je pusse échanger mes pensées intimes. »

— «( Vous n'aviez donc pas d'amis là-bas? »


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MftPBISE. 131

— « Je viens de voas dire qu'il est impossible d*eii avoir en pays étranger. J'en avais laissé deux en France. L'un est mort; l'autre est maintenant en Amérique , d'où il ne reviendra que dans quelques années , si la fièvre jaune ne le retient pas. »

— « Ainsi, vous êtes seul?... »

— « Seul. »

— u Et la société des femmes... quelle est-elle dans l'Orient? Est-ce qu'elle ne vous ofifre pas quelques ressources? »

— « Oh ! pour cela , c'est le pire de tout. Quant aux femmes turques , il n'y faut pas son- ger. Des Grecques et des Arméniennes , ce qu'on peut dire de mieux à leur louange , c'est qu'elles sont fort jolies. Pour les femmes des consuls et des ambassadeurs , dispensez-moi de vous en parler. C'est une question diplomatique, et si j'en disais ce que j'en pense , je pourrais me faire du tort aux affaires étrangères. »

— tt Vous ne paraissez pas aimer beaucoup


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132 Lk DOUBLE

votre carrière. Autrefois tous désiries avec tant d'ardear entrer dans la diplomatie ! »

— u Je ne connaissais pas encore le métier. Maintenant je voudrais être inspectenr des boues de Paris. »

— « Ah Dieu ! comment pouves*vous dire cela ? Paris ! le séjour le plus maussade de la terre. »

— « Ne blasphémez pas. Je voudiiais entendre votre palinodie à Naples , après deux ans de séjour en Italie. »

— tt Voir Naples , c'est ce que je désire le plus au monde ! » répondit-elle en soupirant. ••• , <c pourvu que mes amis fussent avec moi. »

— «( Oh I à cette condition , je ferais le four du monde. Voyager avec ses amis I mais c'est comme si l'on restait dans son salon tandis que le monde passerait devant nos fenêtres comme un panorama qui se déroulerait. »

— « Eh bien! si c'est trop demander Je vou-


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Hf PRISE. 133

drais voyager avec un..,, avec deux amis seu- lement. »


— u Pour moi , je ne suis pas si ambitieux ; je n'en voudrais qu'un seul , ou qu'une seule , » ajouta-t-il en souriant. « Mais c'est un bonheur qui ne m'est jamais arrivé... En vérité, j'ai toujours joué de malheur. Je n'ai jamais désiré bien vivement que deux choses , et j'ai n'ai pu les obtenir. »

— « Qu'était-ce donc ? »

— « Oh! rien de bien extravagant. Par exemple , j'ai désiré passionnément pouvoir walser avec quelqu'un... J'ai fait des études approfondies sur la walse. Je me suis exercé , pendant des mois entiers, seul, avec une chaise, pour surmonter l'étourdissement qui ne man- quait jamais d'arriver , et quand je suis parvenu à n'avoir plus de vertiges... n

— « Et avec qui désiriez-vous v^alser ? >»

— « Si je vous disais que c'était avec vous?... Et quand j'étais devenu , à force de peines , un walseur consommé , votre grand'mère , qui

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134 LA DOUBIB

venait de prendre un confesseur janséniste , défendit la walse par un ordre du jour que j'ai encore sur le cœur. »


— u Et votre second souhait ?... » demanda Julie fort troublée.

— u Mon second souhait ! je vous l'aban- donne. J'aurais voulu , c'était par trop ambi- tieux de ma part , j'aurais voulu être aimé.... mais aimé..... C'est avant la v^alse que je souhaitais ainsi , et je ne suis pas l'ordre chro- nologique.... J'aurais voulu, dis-je, être aimé par une femme qui m'aurait préféré à un bal, — le plus dangereux de tous les rivaux ; — par une femme que j'aurais pu venir voir avec des bottes crottées , au moment où elle se dispose- rait à monter en voiture pour aller au bal. Elle aurait été en grande toilette , et elle m'aurait dit : Régions. Mais c'était de la folie. On ne doit demander que des choses possibles. »

— u Que vous êtes méchant ! Toujours vos remarques ironiques! Bien ne trouve grâce devant vous. Vous êtes toigours à dire du mal des femmes. »


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I


HtPRISB. 135

— « Moi ! Dieu m'en prësenre ! C'est de moi plutôt que je médis. Est-ce dire du mal des femmes que de soutenir qu'elles préfèrent une soirée agréable. •• à un tète-à-téte avec moi ? »

— « Allez , vous êtes bien injuste. »

— «A propos de toilette et de bal , quel dommage que nous ne soyons plus en carnaval ! j'ai rapporté un costume de femme grecque qui est cbarmant , et qui vous irait à ravir. »

— u Vous m'en ferez un dessin pour mon album. »

— « Très volontiers. Vous verrez quels progrès j'ai faits depuis le temps où je crayon- nais des bons hommes sur la table à thé de ma- dame votre mère. — A propos , j'ai un compli- ment à vous faire; on m'a dit ce matin au ministère que M. de Gbavemy allait être nommé gentilhomme de la chambre. Gela m'a fait grand plaisir.

Julie tressaillit involontairement.


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136 LA DOUBLE

Darcy poursuivi sans s'apercevoir de ce mouvement :

— u Permettez-moi de vous demander votre protection dès à présent. Mais , au fond , je ne suis pas trop content de votre nouvelle dignité. Je crains que vous ne soyez obligée d'aller habiter Saint-Gloud pendant l'été , et alors j'aurai moins souvent l'honneur de vous voir. »

— « Jamais je n'irai à Saint-Gloud! » dit Julie d'une voix fort émue.

— u Oh ! tant mieux , car Paris , voyez-vous, c'est le paradis dont il ne faut jamais sortir, que pour aller de temps en temps diner à la campagne chez madame Lambert , à condition de revenir le soir. Que vous êtes heureuse , madame , de vivre à Paris ! Moi qui n'y suis peut-être que pour peu de temps , vous n'avei pas d'idée combien je me trouve heureux dans le petit appartement que ma tante m'a donné. Et vous , vous demeurez , m'a-t-on dit , dans le faubourg Saint -Honoré. On m'a indiqué votre hôtel. Vous devez avoir un jardin magni- fique si la manie de bâtir n'a pas changé déjà vos allées en boutiques. »


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BÉFIISB. 137

— u Non , mou jardin est encore intact , Dieu merci ! »

— u Queljoor receyez-vous , madame? n

— u Je suis chez moi à peu près tons les soirs. Je serai charmée que vous veuillez hien me venir voir quelquefois. »

— «( Vous voyez, madame , que je fais comme si notre ancienne alliance subsistait encore. Je m'invite moi-même sans cérémonie et sajis présentation officielle. Vous me par- donnez, n'est-ce pas ?... Je ne connais plus que vous à Paris , et madame Lambert. Tout le monde m'a oublié , mais vos deux mabons sont les seules que j'aie regrettées dans mon exil. Votre salon surtout doit être charmant. Vous qui choisissez si bien vos connaissances!.... Vous rappelez-vous les projets que vous fei- siez autrefois pour le temps où vous tiendriez maison. Un salon inaccessible aux ennuyeux , de la musique quelquefois , toujours de la con- versation , et bien tard : point de gens à préten- tions, un petit nombre de personnes se con- naissant parfaitement , qui par conséquent ne cherchent point à mentir , ni à faire de l'effet. ..

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138 LA BODBLI

Deux oa trois femmes spirituelles avec cela ( et il est impossible que yos amies ne le soient pas )... et votre maison est la plus agréable, de Paris. Oui , vous êtes la plus heureuse femme de Paris, et vous rendez heureux tous ceux qui vous approchent. »


Pendant que Darcy parlait, Julie pensait que ce bonheur qu'il décrivait avec tant de chaleur , elle aurait pu l'obtenir si elle eût été mariée à nn autre homme... à Darcy, par exemple. Au lieu de ce salon imaginaire, si élégant et si agréable, elle pensait aux ennuyeux que Chavemy lui avait attirés... au lieu de ces conversations si gaies, elle se rappelait les scènes conjugales comme celle qui Tavait con- duite à P... Elle se voyait enfin malheureuse- ment à jamais, attachée pour la vie à la destinée d'un homme qu'elle haïssait et qu'elle méprisait, tandis que celui qu'elle trouvait le plus aimable du monde , celui qu'elle aurait voulu charger du soin d'assurer son bonheur, devait demeu- rer toujours un étranger pour elle. Il était de son devoir de l'éviter , de s'en séparer.... et il était si près d elle que les manches de sa robe étaient froissées par le revers de son habit l


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HiPRisi. 139

Darcy continua quelque temps à peindre les plaisirs de la vie de Paris avec toute l'éloquence que lui donnait une longue privation. 5ulie cependant sentait ses larmes couler le long de ses joues ; elle tremblait que Darcy ne s'en aperçût, et la contrainte qu'elle s'imposait ajou- tait encore à la force de son émotion. Elle étouffait ; elle n'osait faire un mouvement. Enfin un sanglot lui échappa , et tout fut perdu. Elle tomba la tête dans ses mains , à moitié suffoquée par les larmes et la honte.

Darcy , qui ne pensait à rien moins , fut bien étonné. Pendant un instant la surprise le ren- dit muet ; mais les sanglots redoublant , il se crut obligé de parler et de demander la cause de ces larmes si soudaines.

— « Qu'avez-vous , madame? Au nom de Dieu, madame... répondez-moi? Que vous arrive- t-il?... » Et comme la pauvre Julie , à toutes ses questions , serrait avec plus de force son mouchoir sur ses yeux, il lui prit la main , et écartant doucement le mouchoir : u Je vous en conjure , madame , » dit-il d'un ton de voix altéré qui pénétra Julie jusqu'au fond du cœur , «c je vous en conjure , qu'avei-vous ? Vous


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140 LA BOUBiE

aurais-je offensée inyolontairement ?... Vous me désespérez par votre silence. »

— ((Ah ! » s'écria Jalie ne pouvant plus se contenir , u je suis bien malheureuse ! » et elle sanglota plus fort .

— u Malheureuse ? comment ?. . • pourquoi?... Qui peut vous rendre malheureuse ? répondez- moi ! » En parlant ainsi il lui serrait les mains , et sa tête touchait presque celle de Julie qui pleurait toujours au lieu de répondre à ses ques- tions. Darcy ne savait que penser ; mais il était touché de ses larmes , touché de sa position , et il commençait à entrevoir, dans un avenir qui ne s'était pas encore présenté à son imagination , que Julie pourrait bien un jour être à lui..

Gomme elle s'obstinait à ne pas répondre, Darcy , craignant qu'elle ne se trouvât mal , baissa une des glaces de la vpiture , détacha les rubans du chapeau de Julie , écarta son manteau et son châle. Les hommes sont gauches à rendre oes soins. Il voulait faire arrêter la voiture au- près d'un village , et il appelait déjà le cocher, lorsque Julie , lui saisissant le bras , le supplia de ne pas faire arrêter , et l'assura qu'elle allait


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HiPAISE. Ul

beaoQOUp mieux. Le cocher n'ayait rien en- tendu , et continuait à diriger ses chevaux vers Paris.

— « Maïs , je vous en supplie , ma chère ma- dame de Chaverny , » dit Darcy en reprenant une main qu'il avait ahandonnëe un instant , «je vous en conjure, dites-moi, qu'avez-vous? Je crains, et je ne puis comprendre comment l'ai été assez malheureux pour vous faire de la peine.»

— u Ah ! ce n'est pas vous ! » s'écria Julie. Et elle lui serra un peu la main.

— (( Eh bien ! dites-moi , qui peut vous faire ainsi pleurer? parlez-moi avec confiance. Ne sommes-nous pas d'anciens amis ? )> ajouta-t-il en souriant , et serrant à son tour la main de Julie.

— « Vous me parliez du bonheur dont vous me croyez entourée... et ce bonheur est si loin de moi!... »

— « Gomment ! N'avez-vous pas tous les élé- mens de bonheur?... Vous êtes jeune , riche ,


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142 14 DOUBLI

jolie... Votre mari tient un rang distingué dans la société... »


— <( Je le déteste ! » s'écria Julie hors d'elle- même , « je le méprise ! )> Et elle laissa tomber sa tête sur l'épaule de Darcy en sanglotant plus fort que jamais.

— (c Oh ! oh ! » pensa Darcy , « ceci devient fort grave. » Et profitant avec adresse de tous les cahots de la voiture , il attirait la malheu- reuse Julie encore plus près de lui.

— u Pourquoi , » lui disait-il de la voix la plus douce et la plus tendre du monde , » pour- quoi vous affliger ainsi? Faut-il qu'un être que vous méprisez ait tant d'influence sur votre vie? Pourquoi lui permettez-vous d'empoisonner lui seul votre bonheur ? Mais est-ce donc à lui que vous devez demander votre bonheur?... » et il lui baisa le bout des doigts , mais comme elle retira aussitôt sa main avec terreur , il craignit d'avoir été trop loin... Il poursuivit, et , déter- miné à voir la fin de l'aventure , il dit en soupi- rant d'une façon assez hypocrite:

— « Que j'ai été trompé ! Lorsque j'ai appris


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HÉPBTSE. 143

votre mariage , j'ai cru que M. de C^iaverny TOUS plaisait réellement. »

—• u Ah! monsieur Darcy, tous ne m'avez jamais connue ! » Le ton de sa voix disait claire- ment : «c Je vous ai toujours aimé , et vous n'a- vez pas voulu vous en apercevoir. » La pauvre femme croyait en ce moment , de la meilleure foi du monde, qu'elle avait toujours aimé Darcy pendant les six années qui venaient de s'écou- ler , avec autant d'amour qu'elle en sentait pour lui dans ce moment.

— <( Et vous , » s'écria Darcy en s'animant , «vous , Julie , m'avez-vous jamais connu? Avez- vous jamais su quels étaient mes sentimens ? Ah ! si vous m'aviez connu , Julie , nous serions sans doute heureux maintenant l'un et l'autre. »

— « Que je suis malheureuse ! » répéta Julie avec un redoublement de larmes.

— u Mais quand même vous m'auriez com- pris, Julie,» continua Darcy avec cette expres- sion de mélancolie ironique qui lui était habi- tuelle , « qu'en serait-il résulté ? J'étais sans fortune; la vôtre était considérable; votre mère


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144 LA DOUBLE

m'eût repousse avec mépris. — J'étais condamtié d'avance. — Vous - même , oui , vous , Julie , avant qu'une fatale expérience ne vous eût mon- tré où est le véritable bonheur , vous auriez sans doute ri de ma présomption , et une voi- ture bien vernie , avec une couronne de comte sur les panneaux , aurait été alors le plus sûr moyen de vous plaire. »

— « Oh ciel ! et vous aussi ! Personne n'aura donc pitié de moi? »

— u Pardonnez-moi , chère Julie ! pardon- nez-moi , je vous en supplie. Oubliez ces repro- ches ; non , je n'ai pas le droit de vous en faire , moi. — Je suis plus coupable que vous».. Je n'ai pas su vous apprécier. Je vous ai crue faible comme les femmes du monde où vous viviez ; j'ai douté de votre courage , chère Julie , et j'en suis cruellement pvni ! ...» £t il baisait avec feu ses mains qu'elle ne retirait plus. Alors Darcy passant un bras derrière elle l'attira tout-à-fait sur son sein , mais Julie le repoussa avec une vive expression de terreur , et s'éloigna de lui autant que la largeur de la voiture pouvait le lui permettre.


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MÉP1I8B. 145

Sur quoi, Darcy, avec son sourire diabolique, et d'une voix dont la douceur même rendait l'ex- pression plus poignante : « Vous êtes en toi- lette, madame. •• Pardonnez-moi, j'oubliais Totre belle robe. »

Julie poussa un cri étouffé. Darcy la serra dans ses bras avec transport , et chercha à ar- rêter ses larmes par des baisers. Elle essaya encore de se débarrasser de son étreinte , mais cet effort fut le dernier qu'elle tenta.


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XII


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Darcy n*ëtait pas amoureux. Il avait profite d*nne bonne fortune qui semblait se jeter à sa tête , et qui méritait bien qu'on ne la laissât pas échapper. Il était d'ailleurs, comme tous les hommes , beaucoup plus éloquent pour deman- der que pour remercier. Cependant il était poli, et la politesse tient lieu souvent de sentimens plus respectables. Il débitait donc à Julie des

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150 LA DOUBLE

phrases tendres , qu'il composait saos trop de peine , et qa'il accompagnait de nombreux bai- semens de main qui lai épargnaient autant de paroles. Il voyait sans regrets que la voiture était déjà aux barrières , et que dans peu de minutes il allait se séparer de sa conquête. Le silence de madame de Ghavemy , au milieu de ses protestations , Taccablement dans lequel elle paraissaitplongée rendaientdifficile, ennuyeuse même , si j'ose le dire , la position de son nou- vel amant.

Elle était immobile , dans un coin de la voi- ture , serrant machinalement son schall contre son sein. Elle ne pleurait plus , ses yeux étaient fixes , et lorsque Darcy lui prenait la main pour la baiser , cette main , dès qu'elle était aban- donnée, retombait sur ses genoux comme morte. Elle ne parlait pas , entendait à peine ; mais une foule de pensées déchirantes se présentaient à la fois à son esprit , et si elle voulait en expri- mer une , une autre à Finstant venait lui fermer la bouche.

Gomment rendre le chaos de ces pensées , ou plutôt de ces images qui se succédaient avec autant de rapidité que les battemens de son


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MÉPRI8B. 181

cœur ? Elle croyait entendre à ses oreilles des mots sans liaison et sans suite , mais tous ayec un sens terrible. Le matin elle avait accusé son mari , il était vil à ses yeux ; maintenant elle était cent fois plus méprisable. Il lui semblait que sa honte était publique. — La maîtresse du duc de H*** la repousserait à son tour. — Ma- dame Lambert , tous ses amis ne voulaient plus la voir. — Et Darcy? •— L'aimait41? — Il la connaissait à peine. — Il l'avait oubliée. — Il ne l'avait pasreconnue tout de suite. — Peut-être l'avait-il trouvée bien changée. — Il était froid pour elle : c'était là le coup de grâce. S'être donnée à un homme qui ne la connaissait pas , qui nre lui avait pas montré de l'amour... mais de la politesse seulement. — Il était impossible qu'il l'aimât. — Elle-même, l'aimait-elle ?-— Non, puisqu'elle s'était mariée lorsqu*â peine il venait de partir.

Quand la voiture entra dans Paris , les hor- loges sonnaient une heure. C'était à quatre heu- res qu'elle avait vu Darcy pour la première fois. — Oui fVu; — elle ne pouvait dire revu. . . Elle avait oublié ses traits , sa voix ; c'était un étranger pour elle. . . Neuf heures après , elle était devenue sa maîtresse!... Neuf heures


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152 LA DOUBLE

avaient suffi pour cette singulière fascination... avaient suffi pour qu'elle fût déshonorée à ses propres yeux , aux yeux de Darcy lui même; car , que pourait-il penser d'une femme ausri facile? Comment ne pas la mépriser?

Parfois la douceur de la Yoix de Darcy , les paroles tendres qu'il lui adressait , la ranimaient un peu. Alors elle s'efforçait de croire qu'il sen- tait réellement l'amour dont il parlait. Elle ne s'était pas rendue si facilement. — Leur amour durait depuis long-temps, lorsque Darcy l'avait quittée. — Darcy savait bien qu'elle ne s'était mariée que par suite du dépit que son départ lui avait fait éprouver. — Les torts étaient du côté de Darcy. — Pourtsmt , il l'avait toujours aimée pendant sa longue absence. — Et , à son retour, il avait été heureux de la retrouver aussi con- stante que lui. — La franchise de son aveu , — sa facilité même devaient plaire à Darcy , qui détestait la dissimulation . — Mais bientôt l'ab- surdité de ses raisonnemens lui apparaissait tout-à-GOup. — Les idées consolantes s'évanouis- saient , et elle restait en proie à la honte et ao désespoir.

Un moment elle voulut exprimer ce qu'elle


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KÉPRiai. 153

sentait. Elle venaitde se représenter qu'elle était proscrite par le monde , abandonnée par sa fa- mille. Après avoir si grièrement offensé son mari , sa fierté ne loi permettait pas de le revoir jamais. « Je sois aimée de Daroy , » se lUt-dle ; u je ne puis aimer que lui . — Sans lui je ne puis être heureuse. — Je serai heureuse partout avec lui : allons ensemble dans quelque lieu où ja- mais je ne puisse voir une figurequi méfiasse rou- gir. Qu'il m'emmène avec lui à Constantinople.»

Darcy était a cent lieues de deviner ce qui se passait dans le cœur de Julie. Il venait de remarquer qu'ib entraient dans la rue habitée par madame de Ghavemy , et remettait ses gants glacés avec beaucoup de sang-froid.

— « A propos , )» dit-il , u il faut que je sois présenté ofiiciellemaiit à M. de Ghavemy... Je suppose que nous serons bientôt bons amis. — Présenté par madame Lambert , je serai sur un bon pied dans votre maison. En attendant , puisqu'il esta la campagne , je puis vous voir. »

La parole expira sur les lèvres de Julie. Cha- que mot de Darcy était un coup de poignard. Gomment parler de fuite , d'enlèvement à cet


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154 LA DOUBLE MÉPAISB.

homme si calme, si froid, qai Dépensait qu'à arranger sa liaison pourVétë de la manière la pins commode ? Elle brisa avec rage la chaîne d'or qn'elle portait à son cou , et tordit les chaînons entre ses doigts. La voiture s'arrêta à la porte de la maison qu'elle occupait. Darcy fut fort empressé à arranger son schall sur ses épaules, à remettre son chapeau convena- blement , enfin à réparer toutes les traces de désordre qui auraient pu la trahir. Lorsque la portière s'ouvrit , il lui présenta la main de l'air le plus respectueux, mais Julie s'élança à terre sans vouloir s'appuyer sur lui. — u Je vous de- manderai la permission , mi^dame , » dit-il en s'inclinant profondément , u de venir savoir de vos nouvelles. »

— « Adieu ! >» dit Julie d'une voix étouSée. Darcy remonta dans son coupé , et se fit rame- ner chez lui eu si£Qant de l'air d'un homme très satisfait de sa journée.


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XIII


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Aussitôt qu'il se retrouva dans son apparte- ment de garçon, Darcy passa une robe de cham- bre turque , mit des pantoufles , et ayant chargé de tabac de Latakië une longue pipe dont le tuyan était de merisier de Bosnie orné d'ambre blanc , il se mit en devoir de la savourer , en se renversant dans une grande bergère garnie de maroquin et dûment rembourrée. Aux per-

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158 LA DOUBLE

sonnes qni s'étonneraient de le voir dans cette vulgaire occupation , au moment où peut-être il aurait dû rêver plus poétiquement , je répon- drai qu'une bonne pipe est utile , si non néces- saire , à la rêverie , et que le véritable moyen de bien jouir d'un bonheur , c'est de l'associer à un autre bonheur. Un de mes amis , homme fort sensuel , n'ouvrait jamais une lettre de sa maîtresse avant d'avoir été sa cravate , attisé le feu si l'on était en hiver , et s'êfre couché sur un canapé commode.

— « En vérité 1 » se ditDarcy, «j'aurais été un grand sot si j'avais suivi le conseil de sir Jo^ Tyrrel , et si j'avais acheté une esclave grecque pour l'amener à Paris. Parbleu! c'eût été, conune disait mon ami Haleb-Ëffendi , c'eût été porter des figues à Damas. Dieu merci ! la civilisation a marché grand train pendant mon absence, et il ne parait pas que la rigidité soit portée à l'excès... Ce pauvre Ghaverny!... Ah! ah! Si pourtant j'avais été assez riche il y a quelques années, j'aurais épousé Julie , et ce serait peut- être Ghaverny qui l'aurait reconduite ce soir. Si je me marie jamais , je ferai visiter souvent la voiture de ma femme , pour qu'elle n'ait pas besoin de chevaliers errans qui la tirent des


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HÉPaisE. 159

fossés. .Voyons! recordons-noas. A tout prendre, c'est une très jolie femme , elle a de l'esprit , et si je n'étais pas nussi vieux que je le suis , il ne tiendrait qu'à moi de croire que c'est à mon prodigieux mérite !... Ah ! mon prodigieux mérite ! .. . Hélas ! hélas ! dans un mois peut-être, mon mérite sera au niveau de celui de ce mon- sieur à moustache... Morbleu! j'aurais bien voulu que cette petite Nastasia , que j'ai tant aimée , sût lire et écrire , et pût parler des cho- ses aveo les honnêtes gens , car je crois que c'est la seule femme qui m'ait aimé... Pauvre enfant ! . . . » Sa pipe s'éteignit , et il s'epdormit bientôt.


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XIV


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Ed rentrant dans son appartement , madame de Ghayemy rassembla toutes ses forces pour dire d*un air naturel à sa femme de chambre qu elle n'avait pas besoin d'elle , et qu'elle la laissât seule. Aussitôt que cette fille fut sortie , elle se jeta sur son lit, car une position com- mode est aussi nécessaire dans la douleur que dans la joie , et là elle se mit à pleurer plus


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amèrement maintenant qu'elle se trouvait seule, que lorsque la présence de Darcy Tobligeait à se contraindre.

La nuit a certainement une influence très grande sur les peines morales comme sur les douleurs physiques. Elle donne à tout une teinte lugubre , et les images qui , le jour , seraient indijQTérentes ou même riantes nous inquiètent et nous tourmentent la nuit , comme des spec- tres qui n'ont de puissance que pendant les ténèbres. Il semble que , pendant la nuit , la pensée redouble d'activité, et que la raison perd son empire. Une espèce de fantasmagorie intérieure nous trouble et nous effraie , sans que nous ayons la force d'écarter la cause de nos terreurs , ou d'en examiner froidement la réalité.

Qu'on se représente la pauvre Julie étendue sur son lit à demi habillée, se tournant et se re- tournant sans cesse; tantôt dévorée d'une chaleur brûlante, tantôt glacée par un frisson pénétrant, tressaillant au moindre craquement de la boi- serie et entendant distinctement les battemens de son cœur. Elle ne conservait de sa position qu'une angoisse vague dontellecherchait en vain


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■tPtisB. 165

la Qnuse* Pais tout d'un coup le souvenir de cette fintale smrëe passait dans son esprit aussi rapide qu'un éclair, et ayeo lui se réveillait une dou- leur vive et aiguë comme celle que produirait un fer rouge dans une blessure cicatrisée.

Tantôt elle regardait salampe, observantavec une attention stupide toutes les vacillations de la flamme , jusqu'à ce que les larmes qui s'a- massaient dans ses yeux , elle ne savait pour- quoi, rempêchassentdevoirlalumière, u Pour- quoi ces larmes? » se disait-elle, n Ah ! je suis déshonorée, n

Tantôt elle comptait les glands des rideaux de son lit , mais elle n'en pouvait jamais retenir le nombre, h Quelle est donc cette folie? » pen- sait-elle. « Folie? — Oui , car il y a une heure , je me suis donnée comme une fille à un homme que je ne connais pas. »

Puis elle suivait d'un œil hébété l'aiguille de sa pendule avec l'anxiété d'un condamné qui voit approcher l'heure de son supplice. Tout à coup la pendule sonnait : « Il y a trois heures. . » disait-elle tressaillant en sursaut , «j'étais avec lui , et je suis déshonorée ! »


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166 . LA DOUBLE

Elle passa toute la nuit dans cette agitation fébrile. Quand le jour parut, elle ouvrit la fe- nêtre , et Fair frais et pipuant du matin loi ap- porta quelque soulagement. Penchée sur la balustrade de sa fenêtre qui donnait sur le jar- din , elle respirait l'air froid avec une espèce de volupté. Le désordre de ses idées se dissipa peu à peu. Aux vagues tourmens , au délire qui l'a- gitaient , succéda un désespoir concentré qui était un repos en comparaison.

Il fallait prendre un parti. Elle s'occupa de chercher alors ce qu'elle avait à faire. Elle ne s'arrêta pas un moment à l'idée de revoir Darcy. Gela lui paraissait impossible ; elle serait morte de honte en l'apercevant. Elle devait quitter Paris, où dans deux jours tout le monde la montrerait au doigt. Sa mère était à Nice , elle irait la rejoindre , lui avouerait tout ; puis après s'être épanchée dans son sein elle n'avait plus qu'une chose à faire , c'était de chercher quel- que endroit désert en Italie , inconnu aux voya- geurs, où elle irait vivre seule, et mourir bientôt.

Cette résolution une fois prise , elle se trouva tranquille. Elle s'assit devant une petite table


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XÉPIISB. 167

en face de la fenêtre , et , la tète dans ses mains, elle pleura , mais cette fois sans amertnme. La fatigneet rabattement remportèrent enfin, et elle 8*endormit ou plutôt elle cessa de penser pendant une heure à peu près.

Elle se réveilla avec le frisson de la fièvre. Le temps avait changé , le ciel était gris , et une ploie fine et glacée annonçait du froid et de l'humidité pourtout lerestedu jour. Julie sonna sa femme de chambre. « Ma mère est malade, n lui dit-elle, « il faut que je parte sur-le-champ pour Nice. Faites une malle, je veux partir dans une heure. »

— u Mais, madame, qu'avez- vous? n'êtes - vous pas malade?.. Madame ne s'est pas cou- chée ! » s'écria la femme.de chambre , surprise et alarmée du changement qu'elle observa sur les traits de sa maîtresse.

— « Je veux partir, » dit Julie d'un ton d'im- patience, « il faut absolument que je porte. Préparez- moi une malle. »

Dans notre civilisation moderne , il ne suffit pas d'un simple acte de la volonté pour aller


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1S8 1.À IKTOBLB

d'un lieu à on autre. Il faut im passeport, ii faut faire des paquets , emporter des oartons , s'occuper de cent préparatifs ennuyeux qd sufibraient pour 6ter l'envie de voyager. Mais l'impatience de Julie abrégea beaucoup toutes ces lenteurs nécessaires. Elle allait et venait de chambre en chambre , aidait elle-même À faire les malles , entassant sans ordre des bonnets et des robes accoutumés A être traités avec plw d'égards. Quelquefois pourtant les mouvemens qu'elle se donnait contribuaient plutôt à retar- der ses domestiques qu'a les hàtor.


— u Madame a sans doute prévenu monsieur?» demanda la femme de chambre d'an air timide.


Julie , sans lui répondre , prit du papier et écrivit : « Ma mère est malade à Nice. Je vais auprès d'elle. » Elle plia le papier en quatre, mais elle ne put se résoudre à y mettre une adresse.


Au milieu des préparatifs de départ , un do- mestique entra : <( M. de Ghâteaufort, n dit-41, u demande si Madame est visible; il y a aussi


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■tPiiSB. 169

un autre inonsieiir qui est Tenu en même temps , que je ne connais pas ; mais voici sa carte. »

Elle lut : « Ë. Dabct, secréiaire d'ambassade.n

Elle put à peine retenir un cri. u Je n'y suis pour personne , » s'ëcria-t-elle ^ u dites que je suis malade. Ne dites pas que je vais partir. » Elle ne pouvait s'expliquer comment Château- fort et Darcy venaient la voir en même temps , et dans son trouble , elle ne douta pas que Dar- cy n'eût déjà choisi Ghàteaufort pour son confi- dent. Bien n'était plus simple cependant que leur présence simultanée. Amenés par le même motif, ils s'étaient rencontrés a la porte, et après avoir échangé un salut très froid , ils s'é- taient tout bas donnés au diable l'un Tautre de grand cœur.

Sur la réponse du domestique , ils descen- dirent ensemble l'escalier , se saluèrent de nou- veau encore plus froidement , et s'éloignèrent chacun dans une direction opposée.

Ghàteaufort avait remarqué l'attention parti- culière que madame de Ghavemy avait montrée pour Darcy , et dès ce moment il l'avait pris en

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170 LA DOUBLE

haine. De son côté , Darcy , qui se piquait d*étre physionomiste , n'avait pn observer l'air d'em- barras et de contrariété de Châteaufort, sans en conclure qu'il aimait Julie ; et comme , en sa qualité de diplomate , il était porté à supposer le mal à priori, il avait conclu fort légèrement que Julie n'était pas cruelle pour Ghàteaufort.

— « Cette étrange coquette , n se disait-ii à lui même en sortant de sa maison , u n'aura pas voulu nous recevoir ensemble , de peur d'une scène d'explication comme celle du Mitan- ikrape... Mais j'ai été bien sot de ne pas trouver quelque prétexte pour rester et laisser partir ce fiât à moustaches. Assurément, si j'avais attendu seulement qu'il eût le dos tourné , j'aurais été admis , car j'ai sur lui l'incontestable avantage de la nouveauté. »

Tout en faisant ces réflexions , il s'était arrê- té , puis il s'était retourné , puis il rentra dans l'hôtel de madame de Ghavemy. Ghâteaufort, qui s'était aussi retourné plusieurs fois pour l'ob- server, revint sur ses pas, et s'établit en croi- sière à quelque distance pour le surveiller.

Darcy dit au domestique , surpris de le revoir,


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HtPRISB. 171

qu'il avait oublié de lui donner un mot pour sa maîtresse , qu'il s'agissait d'une affaire pressée, et d'une commission dont une dame l'avait chargé pour madame de Chaverny. Se souve- nant que Julie entendait l'anglais , il écrivit sur sa carte au crayon : Begs leave to ask when he can show to madame de Chaverny hi$ turhish album» Il remit la carte au domestique , et dit qu'il attendrait la réponse.

Cette réponse tarda long-temps. Enfin , le do- mestique revint fort troublé : u Madame, » dit- il , « s'est trouvée mal tout-à-l'heure , et elle est trop souffrante maintenant pour pouvoir vous répondre. » — Tout cela avait duré un quart d'heure. Darcy ne croyait guère à l'évanouisse- ment ; mais il était bien évident qu'on ne vou- lait pas le voir. Il prit son parti philosophique- ment, et se rappelant qu'il avait des visites à faire dans le quartier , il sortit sans se mettre autrement en peine de ce refus.

Depuis long-temps Châteaufort l'attendait dans une anxiété furieuse. £nle voyant passer , il nedouta pas qu'il ne fût son rival heureux, et il se promit bien de saisir aux cheveux la première occasion de se venger de l'infidèle et de son


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17!l LA DOUBLE MftPRISfi.

complice. Le commandant Perrin, qu'il ren- contra fort à propos , reçut sa confidence , et le consola du mieux qu'il put , non sans lui remon- trer le peu d'apparence de ses soupçons.


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XV


J5.


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Julie s'était bien rëellement ëvanouie en re- cevant la seconde carte de Darcy. Son éva- nonissement fat suivi d'un crachement de sang qui l'affaiblit beaucoup. Sa femme de chambre avait envoyé chercher son médecin ; mais Julie refusa obstinément de le voir. Vers quatre heures les chevaux de poste étaient arrivés ,


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176 LA DOUBLE

les malles attachées : toat était prêt pour le départ. Julie monta en voiture, toussant horri- blement , et dans un état à faire pitié. Pendant la soirée , et toute la nuit , elle ne parla qu*au valet de chambre assis sur le siège de la calèche, et seulement pour qu'il dit aux postillons de se hâter. Elle toussait toujours , et paraissait beau- coup souffrir de la poitrine ; mais elle ne fit pas entendre une plainte. Le matin , elle était si faible qu'elle s'évanouit lorsqu'on ouvrit la portière. On la descendit dans une mauvaise auberge où on la coucha. Un médecin de village fut appelé; il la trouva avec une fièvre violente, et lui défendit de continuer son voyage. Pour- tant, elle voulait toujours partir. Dans la soirée, le délire vint , et tous les symptômes augmen- tèrent de gravité. Elle parlait continuellement , et avec une volubilité si grande , qu'il était très difficile de la comprendre. Dans ses phrases incohérentes , les noms de Darcy , de Château- fort et de madame Lambert revenaient souvent. La femme de chambre écrivit â M. de Ghavemy pour lui annoncer la maladie de sa femme ; mais elle était â près de quarante lieues de Paris ; Chaverny chassait chez le duo de H*** , et la maladie faisait tant de progrès qu'il était dou- teux (ju'il pût arriver à temps.


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HtPHISI. 177

Le valet de chambre cependant avait été à cheval à la ville voisine , et en avait amené un médecin. Gelai-ci blâma les prescriptions de son confirère , déclara qu'on l'appelait bien tard, et que la maladie était grave.


Le délire cessa au lever du jour , et Julie s*en- dormitalors profondément. Lorsqu'elle s'éveilla deux ou trois heures après , elle parut avoir de la peine à se rappeler par quelle suite d'accidens elle se trouvait couchée dans une sale chambre d'auberge. Pourtant la mémoire lui revint bien- tôt ; elle dit qu'elle se sentait mieux , et parla même de repartir le lendemain. Puis après avoir paru méditer long-temps , en tenant sa main sur sonfront,elle demanda de l'encre et du papier et voulut écrire. Sa femme de chambre la vit commencer, des lettres qu'elle déchirait toujours après avoir écrit les premiers mots. £n même temps elle recommandait qu'on brûlât les fragmens de papier. La femme de chambre remarqua sur plusieurs morceaux ce mot : u Monsieur y » ce qui lui parut extraordinaire, dit-elle , car elle croyait que Madame écrivait à sa mère , ou à son mari. Sur un autre fragment elle lut : u F'ous devez bien me mépriser, . . »


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178 LA DODBLB HÉPRlSSi

Pendant près d'une demi-henre, elle essaya inutilement d*écrire cette lettre qui paraissait la préoccuper vivement. Enfin Tépuisenient de ses forces ne lui permit pas de continuer. Elle repoussa le pupitre qu'on avait placé sur son lit , et dit d*un air égaré à sa femme de cham- bre : « Écrivez vous-même à M. Darcy. n

— <c Que faut-il écrire , madame? » demanda la femme de chambre , persuadée que le délire allait recommencer.

— u Écrivez-lui : qu'il ne me connaît pas. . . que je ne le connais pas!.. » et elle retomba accablée sur son oreiller.

Ce furent les dernières paroles suivies qu'elle prononça. Le délire la reprit et ne la quitta plus. Elle mourut le lendemain sans grandes souffrances apparentes.


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Chavemy arriva trois jours après son enter- rement. Sa douleur sembla véritable , et tous les habitans du village pleurèrent en le voyant debout dans le oimetière , contemplant la terre fraîchement remuée qui couvrait le cercueil de sa femme. Il voulait d'abord la faire exhumer et la transporter à Paris , mais le maire s'y étant opposé , et le notaire lui ayant parlé de

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182 LA DOUBLE HtPRISl.

formalités sans fin , il se contenta de comman- der nne pierre de liais , et de donner des ordres pour Tërection d'un tombeau simple mais con- venable*

Ghàteaufort fut très-iensible à cette mort si soudaine. Il refusa plusieurs invitations de bal, et pendapt quelque temps on ne le vit jamais que vêtu de noir.


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Dans le monde , on fit plusieurs récits de la mort de madame de Ghavemy. Suivant les uns, elle avait eu un rêve ou , si Ton veut , un pres- sentiment qui lui annonçait que sa mère était malade. Elle en avait été tellement frappée qu'elle s'était mise en route pour Nice sur-le- champ , malgré un gros rhume , qu'elle avait gagné en revenant de chez madame Lambert ;


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et ce rhume était devenu une fluxion de poi- trine.

D'autres , plus clairroyans , assuraient d'un air mystérieux que madame de Ghavemy , ne pouvant se dissimuler l'amour qu'elle ressen- tait pour M. de Chateaufort, avait voulu cher- cher auprès de sa mère la force d'y résister. Le rhume et la fluxion de poitrine étaient la conséquence de la précipitation de son départ. Sur ce point on était d'accord.

Darcy ne j^arlait jamais d'elle. Trois ou quatre mois après sa mort , il fit xm mariage avantageux. Lorsqu'il annonça son mariage à madame Lambert , elle lui dit en le félicitant : <( En vérité votre femme est charmante , et il n'y a que ma pauvre Julie qui aurait pu vous convenir mieux. Quel dommage que vous fus- siez trop pauvre pour elle quand elle s'est mariée ! »

Daroy sourit de ce sourire ironique qui lui était habituel 9 mais il ne répondit rien.






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