Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence  

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“Il faut compter comme une des causes le destin, «dont c’est la loi dure et éternelle que ce qui a atteint le plus haut point de grandeur retombe hélas! plus vite qu’il n’était monté, au dernier degré de la décadence».

"… Cuius maligna perpetuaque in omnibus rebus lex est, ut ad summum perducta rursus ad infimum, velocius quidem quam ascenderant, relabantur."

--Seneca

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Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence (1834) is a book by French critic Désiré Nisard. According to Matei Călinescu, it is Désiré Nisard who introduced for the first time the theoretical notion of style de decadence in this study.

Full text[1]

Il faut compter parmi les causes le destin dont c'est 11\ loi dure et éternelle que OG qui (1 atteint le plus haut point do grandeur ren tombe, hélas plus vit, qu'il n'était monté, ou dernier degré de la décadence. n

--Seneca

TOME PREMIER

PARtS

(Quartier dcl'É('o!et!cM6()f'cinf)

1849

SUR LES POETES LATINS DE LA DÉCADENCE

ÉTUDES

r

DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET MEDEYAt)G)HAM),9 9

DE LA SECONDE ÉDITION.

J'ai longtemps hésité à faire réimprimer ces Ë<:K~. L'ouvrage relu sans illusion après tant d'années, me laissait trop de scrupules. Il a fallu, pour les lever, me rappeler les jugements si honorables qu'en ont portés, dans différents recueils, le critique le plus éminent de notre temps, M. Villemain'; le plus vif et le plus agréable de nos écrivains solides, M. Saint-Marc Girardin~; un de nos érudits les plus littéraires, feu Daunou". J'ai dû croire que sous les imperfections si. nombreuses de cet ouvrage, ils avaient trouvé, soit dans les doctrines, soit dans quelques peintures de la société romaine sous l'Empire, un principe de vie. Le souvenir de leurs éloges a vaincu mon hésitation et un retour de tendresse paternelle y aidant, je me suis résolu à donner cette seconde édition.

i.jRt;uuet~~f'f~,nmjmi'usdun]~ij8.ïi. 1. 2.~oMrna!dMDt&a<f,Hum~rudu)?anût~89!. S.~oMrM«fdMSf«;a')Hmerodej.~)rier~S5.

PRËFACE

L'ouvrage a été réduit de près d'un quart, et corrigé dans tout le reste. J'y ai fait droit à la plupart des critiques qu'il aeul'honneurde susciter. On m'avait justement reproché l'ambition et le vague de certaines théories elles ont disparu. Dans la jeunesse, par ignorance et bonne foi tout ensemble, on croit inventer ce que l'on répète; au lieu d'exposer ses idées, on les annonce; on prend le ton du maître qu'on a encore dans les oreilles; tout se sent, dans les écrits de la jeunesse, de cette douceur de ses prétentions infinies dont parle Bossuet. J'avais donné dans cette illusion; les années, l'étude de moi-même, un goût pour la vérité qui me la fait aimer même quand elle m'est contraire, m'en ont corrigé. Le style de ces ~<M~e~ n'était que trop souvent marqué des défauts que je reproche aux poëtes de la décadence latine; j'en ai effacé les plus grossiers, et généralement tout ce que j'en ai pu.

Peut-être n'approuvera-t-on pas cette révision, soit à cause de ce que j'y laisse de fautes, soit parce que j'y ai mêlé des pensées de deux époques de ma vie littéraire, si éloignées l'une de l'autre. J'oserai répondre qu'il n'en est pas de la critique comme des ouvrages d'imagination ce qu'on demande à un livre de critique, ce sont de bons jugements et des doctrines saines. Deux idées justes qui se suivent, fussent-elles de dates différentes, valent mieux que deux idées, venues le même jour à l'es-

prit de l'écrivain, dont l'une serait une vérité et l'autre une sottise.

On pourra faire à ces Études un reproche plus grave c'est d'être trop sévères pour les poëtes que j'y examine. Inspiré par une pensée de polémique contemporaine/si ce livre en a eu les avantages un peu fragiles, je sais qu'il n'en a pas évité les inconvénients. Le temps qui rend plus indulgent, c'est-à-dire plus équitable, m'a fait reconnaître que les défauts dont j'accuse ces poëtes y sont ou moins fréquents, ou plus excusables, ou mêlés de plus de beautés dont je ne leur ai pas toujours tenu compte. Mais si je n'ai pas assez loué leurs qualités, je crois n'avoir pas été trop sévère pour. leurs défauts considérés comme symptômes ou comme effets d'un état de décadence. Ces défauts, je persiste à leur en vouloir pour deux raisons; d'abord, par un tendre intérêt pour la gloire des poëtes illustres-qui n'ont pas su ou n'ont pas voulu s'en défendre; ensuite, pour tout ce que j'en ai imité, à mon insu, dans un livre où je prétendais les démasquer et les combattre. Enfin, malgré tout ce travail de révision, ces Études sont et resteront un ouvrage de jeune homme; et peut-être les travaux de mon âge mûr ne me donnaient-ils pas le droit de réimprimer ceux de ma jeunesse.

Une analyse détaillée de quelques chants de la PAûM'~e terminait, en manière de pièce justifica--

tive, la première édition. J'avais cru devoir au public, qui avait alors des raisons d'être défiant, cette preuve de la sévérité de mon travail préparatoire. Peut-être lui ai-je assez témoigné de respect, depuis lors, pour être dispensé de preuves de ce genre. J'ai refondu cette analyse, en l'abrégeant, dans mon travail sur Lucain, où elle vient, en son lieu, confirmer les remarques par des exemples. Tous ces retranchements laissaient, à la fin du second volume, une place que j'ai remplie par des jugements sur les quatregrands historiens de la latinité, César, Salluste, Tite-Live et Tacite. L'intérêt du sujet, un peu plus de solidité dans des travaux plus récents', feront peut-être approuver cette addition. 11 y a d'ailleurs un double lien entre les E<!<Jes et ces ~M~e~e)~' on n'y sort pas de Rome, et' les mêmes principes de goût m'ont guidé dans mon admiration pour les chefs-d'œuvre du génie latin, et dans mes critiques sur les monuments de sa décadence.

Avji! )849.

1. Ces mu~'t'tux ont cte lus au ep))c,;<' de France de ~si5 à )6)S.

PREFACE

DE LA PREMIERE ËDtTJON.

Ce livre a deux buts, ainsi que son titre l'indique l'un d'histoire et de biographie, l'autre de théorie et de critique. Je demande à expliquer brièvement cette double pensée.

En étudiant les prosateurs latins de l'époque de la décadence, j'ai toujours été frappé d'une chose; c'est que, sauf quelques exceptions, il n'y est presque jamais question de la vie intérieure et domestique des Romains. Dans les moralistes et les critiques, la plus grande place est consacrée, soit à l'exposition et à la discussion des systèmes de philosophie, soit à des subtilités de dialectique, soit à des théories littéraires, soit à des prescriptions pour la pratique des lettres ou du barreau. Dans les historiens, les révolutions de gouvernement, les séditions des armées, la constitution de l'empire, les mœurs politiques des hommes de pouvoir, les portraits des princes, le peuple et la cour considérés comme deux abstractions, toutes ces

choses, qui sont de pure politique, occupent exclusivement la sagacité de l'historien, et se disputent les pages de son livre. Ni dans les uns, ni dans les autres, on ne trouve d'études de mœurs proprement dites, ni, cette curiosité des détails domestiques, qui est un des goûts les plus sérieux et les plus vifs'de notre époque, et qui s'est presque élevée à l'état de science. Ils restent sur les hauteurs et ne descendent point dans le foyer; ils spéculent sur les générations, et ne s'embarrassent pas des individus, si ce n'est quand ces individus sont des Césars, ou seulement des agents supérieurs dans la politique générale. Ce n'est pas le lieu de rechercher les causes de ces omissions je veux seulement constater un fait dont, sans doute, je n'ai pas été le seul frappé, et qui laisse un certain vide dans l'esprit quand on a lu les prosateurs romains.

Au contraire, en étudiant les poëtes de la même époque, et ceux particulièrement qui ont fait des vers de fantaisie, des poëmes, des silves, des épigrammes, toutes poésies qui, pour être soumises à des règles de composition et de goût, ne sont pourtant pas des ouvrages d'art proprement dits, comme pourraient l'être, par exemple, des épopées et des odes, j'ai rencontré souvent, avec tout le plaisir que peut donner l'imprévu, des révélations précieuses sur la partie anecdotique de l'histoire de Rome, aux deux premiers siècles de l'empire.

Ce sont ces révélations que j'ai consignées dans ce livre, en les complétant, bien entendu, de tous les détails analogues que j'avais pu trouver dans les prosateurs. Je me hâte de dire, pour qu'on ne s'exagère pas l'importance de mes découvertes, que ces révélations des poëtes, même complétées par celles des prosateurs, sont peu nombreuses, et ne nous font pas voir l'ensemble de la société romaine; mais elles en éclairent certains côtés, et nous en montrent les ridicules les plus saillants. J'aurais voulu pouvoir être plus érudit et avoir plutôt à enregistrer de grandes richesses qu'à en mettre en œuvre de petites; mais il n'est pas permis de créer des sources qui n'existent pas, ni de fabriquer des mœurs de fantaisie, à défaut de moeurs authentiques. Le lecteur ne m'en voudra donc pas de n'être pas plus riche, et il jugera si le peu que j'ai trouvé a quelque intérêt.

Je dirai maintenant pourquoi j'ai résumé et classé ces détails sous cinq ou six titres généraux, qui forment autant de seconds titres avec les noms des poëtes de cette époque Comme il m'a paru que parmi les différentes institutions, mœurs, habitudes, dont j'ai recueilli cà et là les traits caractéristiques, telle avait agi plus particulièrement sur le talent et le caractère de certains poëtes, i. Ainsi Perse, ou le S<otcf<me et les S~tc'e'x. Juvénal, ou la Déclamation. –JSiace, ou les Lectures publiques. –.Mariât, ou la Wedupo~'ie, etc.

j'ai cru qu'il était de bonne critique et qu'il pourrait être piquant de placer le poëte en regard de l'influence particulière sous laquelle il a écrit, et de faire l'histoire d'une institution en même temps que la biographie d'un écrivain marqué plus ou moins profondément des effets de cette. institution. C'est ainsi qu'ayant reconnu que le stoïcisme théorique faussa l'esprit de Perse; que les habitudes de déclamation tournèrent à la fausse chaleur le sévère et sobre génie de Juvénal; que la popularité des lectures publiques fit de la précieuse faculté poétique de Stace une muse d'épithalames et de dîners de saturnales; que l'infériorité sociale du poëte, dans la Rome dés Césars, son renom et sa pauvreté, ses honneurs à la cour et son dénûment, son rang au théâtre et sa toge râpée, firent de Martial, poëte spirituel et plus honnête que sa réputation, un flatteur et un mendiant; j'ai rassemblé, sous le nom de Perse, tout ce que j'ai pu savoir des stoïciens fanatiques ou charlatans; sous le nom de Juvénal, tout ce qui regarde la déclamation sous le nom de Stace, toute l'histoire de la grandeur et de la décadence des lectures publiques; sous le nom de Martial, tous les embarras, toutes les anxiétés, toutes les luttes d'un poëte.pauvre au temps d'unDomitien. Chemin faisant, la biographie dé chaque poëte se mêle à ces détails, les anime, les éclaire, les retire de l'érudition morte pour en faire

des causes actives, dans ma pensée du moins, sinon dans l'exécution. On verra d'ailleurs qu'il m'arrive souvent d'emprunter à l'un des détails qui servent à compléter l'étude que je fais de l'autre. Ainsi, Perse m'aura aidé à expliquer Senèque-, Sénèque, Stace; Stace, Juvénal; Juvénal, Martial, ou plutôt tous ces poëtes m'auront servi à expliquer chacun d'eux.

Voilà pour le but historique et biographique de ce livre.

Je dirai maintenant en quoi consiste la partie de critique et de théorie.

D'abord, à l'occasion de chaque poëte en particulier, j'apprécie le caractère général de ses ouvrages je recherche le lien qui existe entre lui et l'influence particulière qui a déterminé sa vocation je détaille et je précise, autant que faire se peut, les différentes parts que son éducation, ses maîtres, sa position sociale, son caractère, ont pu avoir dans l'ensemble de son talent; je tâche de fixer pour combien chacune de ces choses y a contribué; je donne des exemples à l'appui de mes jugements; je fais enfin une critique individuelle du poëte, me réservant de l'examiner ailleurs comme l'homme d'une époque dominé par la fatalité bonne ou mauvaise de cette époque.

En second lieu, sous le titre de Lucoi'n OM la Dec~t~nce/j'expose une théorie développée sur les

caractères communs des poésies en décadence; j'analyse ces caractères et les montre dans chaque poëte de l'époque de Lucain, en tenant compte des légères différences qui naissent de la diversité des talents. Je tâche d'expliquer par quelles nécessités successives et insensibles l'esprit humain arrive a ce singulier état d'épuisement, où les imaginations les plus riches ne peuvent plus rien pour la vraie poésie, et n'ont plus que la force de détruire avec scandale les langues. Je détermine les trois états par où passent fatalement toutes les poésies humaines avant de mourir, et les trois ordres de poëtes qui correspondent à ces trois états. J'entre, en ce qui regarde Lucain, dans un examen de l'épopée, de ses caractères, des temps où elle est possible et de ceux où elle ne l'est plus. Je traite du style des décadences, de ses défauts, de ce qu'on peut en appeler les beautés; et, revenant aux poëtes de l'époque de Lucain, je distingue le style propre à chacun, et j'indique par quoi ce style est tout à la fois celui d'un poëte et celui d'une époque. Enfin, je touche aux ressemblances qui existent entre la poésie de notre temps et celle du temps de Lucain et, à côté des ressemblances, je note les différences, disant avec réserve mon impression personnelle, plutôt que concluant par des formules absolues; car il y a, pour les poëtes de notre époque, une partie d'avenir, d'inconnu, qu'ils pourraient toujours

opposer avec succès à quiconque refuserait de croire en eux'.

Voiià pour le but critique et théorique de ce livre.

A la suite de cette exposition, je dois au lecteur quelques aveux.

Pour la partie de moeurs et de biographie, je ne me suis pas toujours borné et réduit aux seuls traits authentiques consignés dans les écrits du temps. J'ai été plus loin; j'ai conjecturé, à mes risques et périls, tantôt m'autorisant d'un hémistiche, d'un vers livré à toutes les interprétations, et, par conséquent, n'en excluant aucune, pour hasarder quelque spéculation sur un usage, une coutume, un caractère; tantôt, avec l'aide simultanée des documents authentiques, et des analogies que présentent invariablement, à toutes les époques, les hommes, poëtes et public, reconstruisant de petites scènes de vie littéraire, une lecture publique, par exemple. Si la conjecture estpiquante, il faut avouer qu'elle est scabreuse d'autant. Je livre les miennes au jugement du lecteur. Si, après avoir vu ce que l'histoire mettait à ma disposition, et ce que j'y ai t. Cette étude m'a été rendue facile par l'excellent commentaire de M. Auguste Lemaire, professeur d'un rare savoir, homme d'une rare obligeance. Au reste, l'érudition et le goût de 31. Auguste Lemaire m'ont beaucoup servi dans tout le cours d6 mon travail. Je lui dois de vihremerciments comme son obligé, etde grands éloges comme m'occupant de critique. J'ai aussi à remercier de l'aide qu'il m'a prêtée, et de quelques vues très-justes, M. Auguste Kisard, mon frère, aussi professeur, qu'une partialité bien naturelle m'empêche de louer, mais qui pourra quelque jour ee recommander par lui-même mieux que ne feraient mes éloges.

ajouté de traits, empruntés à ce qui me paraît être la vérité universelle, il me fait l'honneur dédire a C'est ainsi que les choses ont du se passer, )) ce succès vaudra bien celui d'avoir inventorié avec exactitude des documents existants. Pour que l'érudition ne soit pas aride, il faut qu'elle soit un peu aventureuse; mais une érudition aventureuse n'est pas nécessairement fausse. Qui est-ce qui oserait dire que certains discours, prêtés aux hommes politiques par les anciens historiens, soient des discours faux? Or, ces discours ne sont-ils pas l'oeuvre de l'érudition et de la conjecture? En ce sens, l'art pourrait être plus vrai que la vérité ce que je ne dis pas d'ailleurs pour surfaire mes très-petites et très-peu importantes hardiesses..Te sens que ie même principe ne sauraitcouvrir des chefs-d'œuvre de raison et de langage, et les imaginations d'un obscur critique de 1834.

Pour la partie de critique et de théorie, j'avoue que mes principes sont plutôt exclusifs qu'éclectiques. Je tiens la poésie de Lucrèce, de Virgile, d'Horace, non point pour la seule, mais pour la meilleure, la plus philosophique, celle qui réfléchit le plus de côtés de notre nature, celle qui contient le plus d'enseignements pour la conduite de la vie; la seule enfin qui puisse former des hommes de bon sens. Je suis bien plus frappé, dans l'époque de la décadence latine, des pertes que des acquisitions; et celles-ci ne me paraissent point

compenser celles-là. Toutefois, si je faisais de la critique dans un temps sain, où il y eut moins d'MM~ï'~Mft~e.s' et plus de gens de goût, moins d'indépendance littéraire et plus de bon sens, je serais disposé à céder sur mes doctrines exclusives; car j'aime et je comprends très-bien cette facilité qui ne s'effarouche point des défauts et ne tient compte que des beautés, qui procède par admission au lieu de procéder par exclusion, qui a des poétiques pour toutes les poésies, et des principes pour expliquer et absoudre toutes les m~i'/f/tM~cs. Mais, comme ce temps-ci est mauvais, qu'on y croit plus aux entrepreneurs de littérature qu'aux grands écrivains, qu'on y prend la témérité entêtée pour du génie, et l'orgueil immuable pour une mission; que beaucoup perdent le goût, et, ce qui est bien plus triste, le sens moral, à lire nos écrivains autocrates et aH<OHomes, j'ai pensé qu'il fallait prendre parti pour les principes contre les admirations faciles et accommodantes de l'éclectisme, et que là où la question littéraire se complique d'une question de moralité, la critique mérite mieux d'un pays libre, et montre peut-être plus d'intelligence et de courage en venant au secours de la discipline littéraire, qu'en immolant le peu qui reste de principes incontestés au prétendu besoin d'affranchir de toute entrave les génies douteux que nous réserve t'avenir.

La critique peut être, selon les temps et les lieux,

ou une simple spéculation ou un devoir. Dans un pays où la littérature n'a pas une action immédiate sur l'état social ou politique des peuples, où c'est une distraction instructive bien plus qu'un agent direct de civilisation, un miroir qui réfléchit la société bien plus qu'un levier qui la porte en avant, la critique peut se contenter d'être spéculative, et par conséquent facile et conciliante. Permis à elle d'agrandir à l'infini le champ des récréations littéraires, et de se plaire même aux plus choquantes bizarreries, comme à des variétés de l'esprit humain. Mais dans un pays où la littérature gouverne les esprits, même la politique, domine les pouvoirs de l'État, donne un organe à tous les besoins, une voix à tous les progrès, un cri à toutes les plaintes; où elle est la plus vitale liberté au lieu d'être le stérile dédommagement de toutes les libertés confisquées; où elle agit, nonseulement sur le pays, mais sur le monde, la critique n'est plus une spéculation oiseuse, mais un devoir à la fois littéraire et moral. Elle doit être intelligente, mais point complaisante elle doit tout connaître, mais non pas tout approuver; elle doit surtout ne pas mettre en danger l'unité d'une belle langue pour y donner droit de cité à quelques beautés suspectes. Telle est ma conviction profonde et si j'ai un regret en relisant ce livre, c'est de m'y trouver toujours au-dessous de cette convietion..C'est, dit-on, le supplice de tous les écri-

vains qui font leurs livres avec leur cœur, et qui respectentleurartàl'égaldeleur conscience, qu'ils craignent toujours de ne pas assez honorer cet art, et d'être meilleurs que ce qu'ils font ce sùpplice a toujours été et sera toujours le mien, non-seulement pour ce livre-ci, mais pour tout ce que j'ai écrit et écrirai ultérieurement.

<834.

PHEDRE

ou

LA TRANSITION

l.ViedePhèdre.

II.PhèdreetSéjan.

III. Phèdre a d'autres ennemis que Séjan.

IV. Allusions vraies et allusions fausses.

V. Phèdre est plutôt un conteur qu'un fabuliste. VI. Caractère de Phèdre. Son excessive vanité. VII. Phèdre écrivain intermédiaire, poëte de deux époques. VIII. Du style de Phèdre.

IX. La décadence fut-elle brusque ou progressive? X. Quel empereur ressuscitera la poésie latine?,

PHÈDRE

ou

LA TRANSITION.

Pourquoi ai-je compris dans mon sujet Phèdre le fabuliste, lequel n'appartient tout à fait ni à l'époque de Virgile, ni à l'époque de Lucain? Le second titre de cette étude donnera la raison du premier. Phèdre est un poëte de transition. Né au temps d'Auguste, il est mort vers le temps de Néron; son petit recueil de fables est le seul monument littéraire des trois quarts de siècle qui s'écoulent entre l'âge d'or de la littérature latine et l'âge de sa décadence. Or, l'appréciation d'un livre unique dans les lettres romaines, par sa position intermédiaire entre deux époques littéraires également, quoique très-diversement éclatantes, m'a paru nér cessaire pour compléter mon travail, en me donnant l'occasion de saisir les premiers symptômes de la décadence dans un poëte qui ferme l'une des deux époques et qui ouvre l'autre.

I. Vie de Phèdre.

Excepté Martial et Avianus, qui ont fait mention de Phèdre, l'un dans une épigramme à Canius Ru-

fus', l'autre dans une lettre à Théodose aucun autre poëte ni critique de Rome ne l'ont même nommé. Quintilien n'en dit mot. Sénèque, qui est plus rapproché du temps. de Phèdre, et qui devait, sinon l'avoir lu,,du moins en avoir entendu parler, engage Polybe, affranchi de l'empereur Claude, à faire des fables à la manière d'Ésope, ~E~opeo~ logos, m<eM~um bornants ingeniis opus, genre d'écrit non essayé par les esprits romains. Il est vrai qu'on peut expliquer cette réflexion assez naturellement. Sénèque écrit à un affranchi puissant, et le flatte, en omettant le nom de Phèdre, et en persuadant au favori qu'il sera le premier et le seul fabuliste romain, du jour où il daignera faire des fables; que c'est une gloire toute nouvelle qui n'attend plus que lui. Toutefois, il faut en conclure ou que Phèdre était bien peu connu, ou que Sénèque était un flatteurbien effronté

On n'a donc pu savoir que par Phèdre lui-même quelle a été sa vie, sa patrie, et à quelle époque il a écrit ses fables. C'est avec son livre qu'on a fait sa biographie; c'est avec des bouts de vers qu'on lui a trouvé une patrie, un état, des malheurs, une catastrophe, une vieillesse douloureuse, une réputation contestée, non sans le secours de la conjecture, autorité sujette à soupçon, mais dont il m'appartient moins qu'à tout autre de dire du mal. t. Martial demande & sa muse ce que fait son ami Hufus. tmitcrait-i! le. j oyeusetés du malin Phèdre ? »

An œmutatur improbi jocos Phaedri ? ( Lib. H!, ep. 20. )

9. Avianus, parlant des auteurs latins qui ont traité la fable, dit, de Phèdre P/xrdrut etiam par~m~aH~uam quinque <n libellos resoluit,

3. Sénèque, Consolation à Polybe. Il faut dire qu'il y a des raisons de croire que cet ouvrage n'est point de Seneqne.

Phèdre naquit en Macédoine, on ne sait en quelle année du règne d'Auguste, mais assurément sons ce règne. J'ai calculé qu'on pourrait faire un fort volume in-8" avec les commentaires qui ont été écrits sur ce vers, le seul où Phèdre indique avec quelque précision le lieu de sa naissance « Moi que ma mère a enfanté sur le mont Piérius, »

Ego quem Pierio mater enixn estjugo~

Est-ce le mont Piérius?

Est-ce un mont de laPiérie?

Est-ce de la Piérie thrace ou de la Piérie macédonienne ?

Est-ce avant ou après la réunion de cette province à la république romaine?

J'ai d'autant plus mauvaise grâce à me railler de ces commentateurs, que je leur dois de pouvoir affirmer que Phèdre était Macédonien et non pas Thrace, et né sur le mont Piérius de Macédoine, ou, sans métaphore, dans la Piérie macédonienne. Phèdre fut affranchi de l'empereur Auguste. Qui dit cela? le titre même de ses fables, où il est qualifié d'affranchi d'Auguste, Augusti liberti. Comme c'était là tout le texte à conjectures, je calcule que les commentaires à ce sujet ne feraient guère qu'une assez grosse brochure. C'est peu. Mais encore où at-on pu trouver assez de raisonnements pour en former une brochure? Voyez de quelles questions ce titre était gros, et comment les souris deviennent t des montagnes en des mains de commentateurs. Avant d'être affranchi, Phèdre avait du être esclave. Esclave de guerre ou de paix? Esclave de

guerre, puisqu'il était étranger.–Mais dans quelle guerre? Restait-il une Macédoine à conquérir sous Auguste? Phèdre était-il de la Macédoine proprement dite, ou d'une Macédoine particulière?–Comment éclaircir tout cela? Autant de difficultés, autant de discussions.

Maintenant si ~6e/'<!<~ ~t~/M.~ s'entendait de Tibère-Auguste, et non d'Auguste! nouveau commentaire. Mais quelles raisons aurait eues Tibère d'affranchir Phèdre? Il n'aimait pas les lettres, et c'est évidemment pour ses talents littéraires que Phèdre a dû être affranchi.–Qui vous dit cela?–'Personne, mais personne ne m'empêche de le croire. Il n'a été rien conjecturé de concluant sur l'affranchissement de Phèdre. J'accorde bien qu'il est Macédonien, mais je garde toute la liberté du doute sur les questions de savoir à quelle occasion il fut emmené captif à Rome, s'il fut esclave de guerre ou fils d'esclave résidant à Rome, s'il fut affranchi par Auguste, pour quels mérites, ou bien s'il n'a jamais été affranchi d'Auguste que sur le titre de son recueil. Ce qu'il importe de connaître certainement, c'est le temps où il vécut; or, il ne peut y avoir à ce sujet aucune difficulté. Phèdre, racontant une anecdote où l'empereur Auguste est acteur, dit f Je raconterai un fait qui s'est passé de mon « temps, »

Narrabo memoria quod factum est mea. (Lib. I!I, f. <0.) Ailleurs il parle des persécutions deSéjan, et nomme Séjan en toutes lettres

Quod si accusator alius Sejano foret. (Pro). lib. III.)

]t est jeune homme sous Auguste, H est au moins homme mûr sous Séjan; il sera vieux sous Claude, car ses deux derniers livres sont dédiés à Particulon et à Philétus, deux affranchis de ce prince. Je ne sache pas de critique, si scrupuleuse qu'elle soit sur les témoignages, qui ne se contente de ceux-là! II. Phèdre et Séjan.

Maintenant, quelle est cette persécution dont Phèdre se plaint, où Séjan fut tout à la fois accu~eM~ témoin et ~M~c~ selon la procédure suivie à cette époque ? Quel en fut le résultat? Quels sont ces maux si grands dont il parle? Est-ce la prison? la confiscation ? un exil temporaire? On ne le sait, quoiqu'on en ait beaucoup commenté la matière était si riche Quelle avait pu être la cause de cette persécution? il n'est pas besoin de la conjecturer. Phèdre l'indique assez clairement dans ce passage, où parlant de l'origine de la fable ésopienne, et du soin qu'elle prit de se mettre à couvert, sous le voile de la fiction, des interprétations calomnieuses « J'ai, «.dit-il, fait un chemin de l'étroit sentier d'Ë« sope, imaginant plus de fables qu'il n'en a laissé. « Hélas! il en est que j'ai choisies pour mon mal« heur »

Ego illius pro semita feci viam,

Et cogitavi ptura quam reliquerat,

In calamitatem quaedam de)igens meam. (Prol. lib. IIL) Ailleurs, Phèdre confesse qu'il a de la peine à se contenir, quand il se sent opprimé par l'insolence

des méchants Que conclure de ce double aveu, sinon que Phèdre ne résistait pas au plaisir de faire des allusions satiriques aux vices des hommes puissants, et que Séjan se vengea brutalement de quelque épigramme trop peu voilée apparemment, pour n'être pas découverte par les délateurs, grands dénicheurs d'allusions, grands faiseurs de procès de tendance,. race qui a différents noms selon les temps? Mais quels sont ces sujets (~t(CM~Mn) choisis par Phèdre pour son malheur?

Deux fables ont paru plus particulièrement dirigées contre Séjan et Tibère, ce sont le Soleil et les CrcMOMtV~~ au livre 1er, et les G?'e/tOM~es ~cnMH<M~ wt roi, au même livre. La première fait allusion à l'ambitieux mariage que Séjan osa projeter avec Livie, fille de Germanicus, et mariée successivement à Ca'ius, petit-fils d'Auguste, puis à Drusus, fils de Tibère projet qui avait excité la haine des grands, et refroidi l'empereur lui-même pour son favori. Dans cette allusion, vraie ou fausse, le soleil desséchant tous les lacs, ce serait Séjan épuisant toutes les fortunes de Rome; les.grenouilles, ce seraient toutes les familles de Rome; Jupiter, ce serait Tibère. Tout ce petit drame a du mouvement. « Ésope, voyant les noces pompeuses d'un voleur, « son voisin, fit au peuple ce récit: Le soleil voulut « un jour prendre femme; les grenouilles en firent « des plaintes qui montèrent jusqu'aux cieux. Ju« piter, ému de ce vacarme, demanda quel était le « sujet de leurs plaintes. Alors une des habitantes « des étangs Aujourd'hui, dit-elle, un seul soleil t. Epique du livre Ht.

« sumt pour dessécher tous les lacs, et nous fait « périr misérablement dans nos demeures brûlées; « que sera-ce s'il a des enfants? »

Vicini furis celebres vidit nuptias

~Esopus, et continuo narrare incipit

Uxorem quondam sol quum veHet ducere

Clamorem Ranae sus.tulere ad sidera.

Convicio permotus quserit Jupiter

Causam queretee. Quaedam tum stagni incota Nunc, inquit, omnes unus exurit lacus,

Cogitque miseras arida sede emori;

Quidnam futurum est, si crearit liberos? (Lib. I, f. 6.)

Outre que Séjan pouvait être ici le soleil, il pouvait bien être encore le voleur, voisin d'Ésope, qui fournit l'occasion de cette fable. Dans ce cas-là, il y avait lieu d'être piqué, sinon de châtier l'auteur. Mais il n'était pas rare qu'on se vengeât d'une allusion par la prison ou la torture, dans un temps où l'on se vengeait du silence par la mort.

Dans la fable des CrenoM~/es qui demandent ~H roi, le soliveau sur lequel saute d'abord la troupe coassante pour faire pis ensuite, serait Tibère retiré à Caprée, loin des affaires, abandonnant tout à la funeste activité de Séjan. « Aussi bien, » dit Tacite, parlant de cette retraite obstinée de Tibère sur le rocher de Caprée, « on fit des railleries blessantes de « son oisiveté, » et Fulcinius Trio, un de ces délateurs effrontés dont Tibère se débarrassait, quand il avait épuisé toute leur bassesse, le qualifiait dans son testament de « vieillard imbécile, dont la retraite « sans fin n'était qu'un exil'. »

Ce n'est pas tout Tibère, figuré d'abord parun soli-

i. tpsi Huxam senio mentem, et continuo ahscessu velut exsilium objeetando. (~)tno;M,'V[,38.)

veau, serait un peu plus bas, l'hydre que Jupiter enyoie aux grenouilles, et qui les croque l'une après l'autre. Cette double allusion comprendrait toutàlafois et les moments de torpeur de Tibère, et ses terribles explosions de cruauté. Armé de ces deux pièces justificatives, vrais corps de délit, même dans destemps moins dangereux et d'une justice moins préventive, Séjan aurait corroboré l'injure faite au ministre de l'attaque contre l'empereur, et aurait accusé Phèdre du crime de lèse-majesté, crime que les poëtes commettent bien plus souvent par de plates flatteries que par des allusions courageuses. Et non-seulement Séjan aurait accusé Phèdre, il aurait encore déposé contre lui comme témoin, et rendu comme juge une condamnation dont Phèdre eut le courage de se plaindre. Tout cela est une belle histoire, ou plutôt serait le thème d'une belle histoire. Séjan, Tibère, un poëte qui n'est pas un flatteur; un procès où Séjan est accusateur, témoin et juge; que sais-je? une signature de mort demandée au vieux tyran de Caprée, qui commua la peine, dans un de ses jours de clémence, pour la rareté d'un poëte qui osait dire du mal de l'empereur et de son ministre voilà des personnages curieux, voilà un sujet plein d'émotions et d'enseignements; mais quel dommage que cette histoire ne repose que sur deux vers laconiques, qui rapportent le jugement sans ses motifs, et la condamnation sans dire la peine

Je ne puis trop m'étonner qu'aucun écrivain des règnes suivants n'ait parlé de ce fait si honorable pour Phèdre, si rare dans l'histoire des poëtes. On a enregistré avec honneur des noms d'historiens

morts pour avoir loué des morts, et il n'y a pas eu une mention pour un poëte qui avait risqué urie allusion contre Séjan vivant et tout-puissant, et une autre contre Tibère dormant de ce sommeil dont les rêves étaient des projets de meurtre ou de débauche. A la vérité il faut toujours supposer que Phèdre fut maltraité pour des allusions contre Séjan et Tibère, et admettre ce qui est en question et y restera jusqu'à preuves plus authentiques.

IH. Phèdre a d'autres ennemis que Séjan.

Séjan ne fut pas le seul ni le dernier ennemi de Phèdre. Le poëte se plaint de persécutions nouvelles qui inquiétèrent sa vieillesse sous les règnes deCaligula et de Claude. Était-ce pour d'autres allusions satiriques? On l'ignore. En ce qui regarde Séjan et Tibère, la critique peut bien admettre jusqu'à un certain point que les deux fables citées plus haut s'adressaient à eux; mais, pour les nouveaux ennemis de Phèdre, il faudrait plus que de la bonne volonté pour les trouver nominalement dans son recueil, sous la peau de quelques-unes de ses bêtes. 11 est à croire, uu que ces allusions étaient très-discrètes, ou que des traits qui nous paraissent dirigés contre des vices généraux, de tous les temps, atteignaient certains personnages contemporains; ou enfin que Phèdre contenait moins sa langue que sa plume. « Je n'oublierai jamais, dit-il à Euty« chus, tant que je serai dans mon bon sens, le vieil adage que j'ai lu enfant, qu'il e~ coûte

« f/w ;<M p~e~etc/t pour M!M/H!<rer <OM( haut. » Ego, quondam tegi quam puer sententiam,

« Palam mutire plebeio piaculum est, »

Dum sanitas constabit, pulchre meminero. (Epi).,)ib.!II.) « Le temps vous fera connaître quels sont mes ennemis, » ajoute-t-il. Cet Eutychus paraît avoir été le patron de Phèdre, et de plus juge dans une instance où Phèdre était accusé* Mais accusé de quoi?–'II se dit innocent. Innocent de quoi?-Il demande à Eutychus toute l'indulgence qu'il pourra concilier avec son serment de juge. Toute cette affaire est restée et restera toujours dans les ténèbres. J'ai peur que les choses n'aient été moins graves que Phèdre ne les présente dans son laconisme sombre et plein d'un vague désespoir. Il est très-possible qu'il s'exagérât ses ennemis politiques, comme je crois fort qu'il s'exagérait ses ennemis littéraires, ceux-là par le souvenir de Séjan, ceux-ci par son excessive vanité dont je parlerai tout à l'heure.

IV. Allusions vraies et allusions fausses.

On ferait de puérils efforts de sagacité conjecturale pour retrouver dans les fables de Phèdre les moeurs de ses contemporains. Il y a deux sortes de moralités dans son recueil; l'une s'applique à certains vices ou travers de l'homme, communs à tous les états de société, et qui, par conséquent, pouvaient bien être aussi vrais de celui où vivait Phèdre que de tout autre. Ce n'estpasde celle-là que Phèdre a pu recevoir du dommage dans sa liberté ou dans

ses biens. Je ne sais qui pouvait s'offenser de fables où Phèdre mettait en action, sous des noms d'animaux, des vérités du genre de celles-ci Qu'on perd son propre bien à convoiter celui d'autrui' Qu'il n'est jamais sûr de s'associer à un plus puissant que soi' Que les petits se perdent à vouloir imiter les grands~ Que le maitre voit le mieux dans ses affaires 4

Que le nom d'ami est commun et ('amitié rare";

Qu'on se rëpent tôt ou tard du bien qu'on a fait aux méchants' et d'autres, sans nombre, d'un sens encore plus général, et qu'il serait superflu de citer. A moins qu'on ne suppose que ces vérités, vraies de tous les temps et de tous les hommes, reçussent l'une après l'autre, du temps de Phèdre, quelque application éclatante dans la personne de gens fort en vue, et qu'à cette occasion Phèdre publiât immédiatement une fable tout exprès, pour que la leçon ne s'en perdît pas, et surtout en fût plus forte ou plus amère, étant plus près de l'événement. Mais, avec cette supposition, on ferait àPhèdre un rôle immense, qu'il n'a pas eu et n'a pas pu avoir; car comment expliquerait-on qu'un fabuliste si austère, surveillant la morale de si haut et à si grands risques, qu'un poëte si mêlé aux hommes et aux choses de son temps, fut resté profondément ignoré, jusqu'à n'avoir place dans aucune histoire politique ou littéraire des hommes et des choses de ce temps? La seconde sorte de moralités peut s'appliquer t Le Chien portait sa proie le long d'un fleuve, livre t, faMe.4.

La Vache et la Chèvre, ta Brebis et le Lion, livre ), fable 5.

La Grenouille qui crève et le Bœuf, livre I, fable 26.

4. Le Cerf et les Bœufs, livre Il, faMe 8.

S. Socratca à ses amis, livre ))t, fable 9.

ti. L'Homme et la Couleuvre, livre IV, fable 18.

plus directement à des événements ou à des vices contemporains du poëte. Il y a plus d'une fable qui devait être une allusion. J'en donnerai des exemples.

Au temps de Phèdre et après lui, il n'était pas rare de voir des hommes enrichis par la confiscation sous un empereur, rendre, sous un autre, et les biens confisqués et ceux qu'ils avaient en propre, avec la vie en outre ou la liberté, comme intérêts des sommes acquises. Sous Tibère, beaucoup d'hommes engraissés par Séjan des dépouilles de ses ennemis, furent livrés ensuite par le même Séjan, corps et biens, à Tibère, qui avait eu envie des uns et des autres. Les délateurs et les grands se jetaient sur ces dépouilles; gens stupides comme les sangsues qui ne voient pas qu'elles mourront en dégorgeant. L'homme sage, au contraire, craignait d'y toucher, dans la prévision du lendemain, et parce qu'il voyait tous les jours unir misérablement tels de ces propriétaires de l'institution de l'empereur ou de son ministre, lesquels n'avaient qu'un droit de possession précaire, octroyé et révoqué par la faveur, le jour où le coffre du premier ministre était vide, et où il convenait au prince d'acheter des amitiés nouvelles avec les dépouilles d'amitiés usées ou trop compromises pour pouvoir être utiles. La fable suivante est une énergique allusion à ces fortunes dangereuses, créées et renversées par le même souffie; elle est de l'invention de Phèdre, comme presque toutes ses meilleures.

L'HOMME ET L'ANE.

« Un homme ayant immolé un porc au divin Her« cule, pour s'acquitter .d'un vœu qu'il avait fait « étant malade, fit donner à son âne les restes de « l'orge qui avait engraissé le porc. Mais celui-ci « n'en voulut point et dit Je mangerais volontiers f( le grain que tu me donnes, si celui qui s'en est « nourri n'avait pas été égorgé.

« Effrayé du sens de cette fable, j'ai toujours re« gardé le lucre comme une chose pleine de dan«gers. Mais, direz-vous, ceux qui sont devenus « riches par la rapine n'en demeurent pas moins « riches. Comptons donc combien il a péri de gens « surpris au plus haut de leur fortune Vous trou« verez que ceux-là sont les plus nombreux qui n'ont a pu être riches impunément. L'audace et l'avidité « réussissent à peu de gens, elles sont la perte du « plus grand nombre. »

Quidam immolasset verrem quum sancto Ilerculi, Cui pro salute votum debebat sua,

Asello jussit reliquias poni hordei.

Quas aspernatus ille sic locutus est

Tuum tibenter prorsus appeterern cibum

Nisi, qui nutritus illo est, jugutatus foret. Hujus respectu fubu)a3 deterritus,

Perictilostim semper reputavi lucrum.

Sed dicis Qui rapucre divitias, habent.

Numeremus agedum qui deprensi perierint Majorem turbam punitorum reperies.

Paucis temeritas est bono, multis malo. (Lib. V, f. 4.)

Tacite n'a rien écrit d'aussi simple, ni de plus énergique. La fable est ici à la hauteur de l'histoire. Quant à l'allusion, elle est frappante. Les réflexions de la fin montrent que Phèdre entendait bien qu'elle

n'échappât à personne. Certes, une telle fable, répandue dans la Rome de Tibère et de Néron, pouvait bien refroidir ceux qui étaient tentés de manger l'orge du porc immolé.

La fable les Mn/e~ et les V~ew.s' peut être prise pour un corollaire de celle-ci. Elle est aussi toute de l'invention de Phèdre, et n'est pas moins sensée ni écrite d'un style moins vigoureux que la précédente.

« Deux mulets chargés de bagages allaient de «compagnie. L'un portait des corbeilles pleines « d'argent, l'autre des sacs gonÛés d'orge. Le pre« mier, riche de son fardeau, marche la tête haute « et fait sonner la sonnette suspendue à son cou « son compagnon le suit d'un pas modeste et tran« quille. Tout à coup des voleurs sortent d'une em« buscade, et, dans la bataille, blessent le mulet « chargé d'argent, pillent son précieux fardeau, laissant l'orge comme une chose de vil prix. Le mulet « dépouillé se mit à déplorer son destin. Quant à « moi, dit l'autre, je me réjouis d'avoir été méprisé, « car je n'ai rien perdu et je suis sans blessure. '< Cette fable prouve que les conditions humbles « sont en sûreté, mais que les hautes fortunes cou« rent les plus grands périls. »

Mu)i gravât) sarcinis ibant duo.

Unus ferebat fiscos cum pecunia,

Alter tumentes multo saccos hordeo. IHe, onere dives, celsa cervice eminet, Clarumque colio jactat Hntinnabutum; Comes quieto sequitur et placido gradu. Subito latrones ex insidiis advolant, Interque caBdetn ferro mulum sausiant, Diripiunt nummos, negligunt vile hordeum. Spoliatus igitur cum casus fleret sucs

Equidem,inquit alter, me contemptum gaudeo, Nam nihit amisi, nec sum taesus vulnere. Hoc argumento tuta est hominum tenuitas; Magnae periclo sunt opes obnoxise. (Lib. H, f. 7.)

Phèdre, ayant vu deux ou trois révolutions de gouvernement, avait dû se convaincre du peu que gagnent les masses pauvres aux changements de maîtres. On mourait de faim sous la Rome impériale comme sous la Rome républicaine seulement celle-ci donnait au petit peuple des droits de suffrage au lieu de pain; celle-là lui proposa d'échanger contre du pain et des spectacles son droit de suffrage, et le petit peuple accepta l'échange. On lui faisait la charité comme à un mendiant; mais la charité étant chose de caprice, surtout sous le paganisme en décrépitude, le mendiant se trouva souvent sans droits et sans pain. La fable suivante est l'histoire des pauvres sous tous les gouvernements: ff Les pauvres gens ne gagnent au changement « des chefs de l'État qu'un même maître sous un « autre nom. La petite fable qu'on va lire démontre « cette vérité

« Un vieillard craintif faisait paître un âne dans « un pré. Tout à coup on entend le cri des ennemis; « le vieillard conseille à l'âne de fuir, pour n'être f< pris ni l'un ni l'autre. -Mais, de grâce, dit l'âne, « sans presser sa marche, pensez-vous que le vain« queur me mette sur le dos deux bâts?–Non, ré« pond le vieillard. Eh bien qu'importe qui je « serve, pourvu que je ne porte que mon bât? )' In principatu commutando civium

Nil, prœter domini nomen, mutant pauperes.

Id esse verum parva hsec fabella indicat.

Asellum in prato timidus pascebatsenex.

I=, hostium clamore subito territus,

Suadebat asino fugere, ne possent capi.

At ille lentus Quaeso, num binas mihi

Clitellas impositurum victorem putas?

Senex negavit. Ergo quid refert mea

Cui serviam,.clitellas dum portem meas? (Lib. 1, f. 45.)

Seulement l'âne paissait dans le pré. Le ,petit peuple n'était pas toujours si,heureux, outre que son bât était double ou triple, suivant l'occasion, mais jamais simple, si ce n'est à certaines époques et sous certains règnes que Phèdre ne vit pas. La fable, ainsi faite, est de la haute littérature; celleci, en particulier, devait tirer un certain caractère de hauteur et de gravité des circonstances contemporaines, et il y avait quelque courage à se moquer des changements de gouvernements en présence d'un pouvoir d'origine nouvelle, qui n'avait commencé qu'avec Auguste et n'avait osé porter son vrai nom que sous Tibère. Dans mes longues lectures de toutes les poésies de cet âge, peu de morceaux m'ont fait plus d'impression et de vrai plaisir que ces petites fables si brèves, si nerveuses. Soit fatigue d'une époque qui déploya tant d'appareil littéraire pour si peu de résultats, et qui enfouit son mince génie poétique sous un nombre formidable de vers; soit plaisir de comparaison entre le peu de cas que je faisais de Phèdre, à douze ans, quand il me fallait le savoir par cœur sans le comprendre, et le fruit que j'en ai tiré, le lisant à loisir avec l'intelligence des mots et des choses; ce que j'ai revu avec le plus de charme, ce sont peut-être ces récits si laconiques et pourtant si.pleins, vraies

nouveautés au milieu de tant de poésies vidés et luxuriantes, et qui m'ont confirmé dans la croyance que les meilleures choses en littérature sont celles tjui tiennent dans le moins de mots.

La pièce suivante prouve une grande expéi'ience des allures et des sentiments des flatteurs. Les grands d'Athènes s'empressent de faire cortége àDémétrius de Phalère, le tyran de leur patrie; « ils baisent cette main qui les opprime, mais en « gémissant tout bas d'un si triste revers de for« tune. A leur suite, les hommes tranquilles, qui c( se tenaient à l'écart dans le repos, rampent les « derniers sur les pas de Démétrius, pour qu'il ne « leur arrive pas malheur d'avoir manqué à la fête. Ipsi principes

tHamoscutantur, qua sunt oppressi, manum,

Tacite gementes tristem fortuniB \'icem.

Quin etiam resides, et sequentes otium,

Ne defuisse noceat, repunt ultimi. (Lib. V, f. ').)

Phèdre a été le martyr de cette vérité-ci « Qu'il est plus utile à l'homme de ne rien dire, que de bien dire. »

Utilius homini nihil est quam récte lôqui. (Lib. IV, f. )3. ) Vérité vraie dans le temps des tyrans comme dans des temps meilleurs, dans les choses de la politique comme dans les choses de la vie sociale, mais qu'il n'est pas de devoir de pratiquer. C'est de la morale facultative; ceux qui la connaissent et ne s'y conforment pas sont doublement gens de bien, 1 parce que sachant le danger, ils s'y jettent. Les passages que j'ai cités ne sont pas seulement des allusions, c'est'de l'histoire contemporaine. 0«

peut en rencontrer d'autres encore dans les -fables de Phèdre, mais dont l'application est beaucoup moins directe, et qui font moins d'honneur au courageux poëte. Quant à voir des allusions à chaque fable, c'est une préoccupation de commentateur où la critique sérieuse doit se garder de tomber. Il est très-regrettable assurément que chaque vers de Phèdre ne soit pas un renseignement historique sur son époque; mais encore vaut-il mieux en prendre son parti que de tirer de force des allusions fort méchantes de fables fort inoffensives.

Direz-vous, par exemple, que la vieille qui flaire une amphore vide, et à qui l'odeur évaporée du vase fait pousser une exclamation cynique sur ce que devait être la liqueur n'est autre que Tibère épuisé d'années et de débauche, et réduit à flairer les sales voluptés dont il ne peut plus jouir? Direz-vous que la panthère tombée dans une fosse, que des bergers accablent de pierres, à qui d'autres jettent du pain, et qui, rendue à la liberté par un bond puissant, égorge ceux qui lui ont fait du mal, et épargne ceux qui lui ont fait du bien', c'est encore Tibère sévissant, à son retour de Khodes, contre ceux qui avaient essayé de le perdre à la cour d'Auguste? Après tout, si l'allusion est vraie, elle ne serait que médiocrement désobligeante. Se venger de ses ennemis, c'est tout au plus manquer de clémence, mais ce n'est pas se montrer tyran. L'absence d'une qualité n'est pas un crime. Si Tibère n'avait jamais procédé que par la loi du < ).hreH), faNe t.

1. Livre H), fable 2.

Y. Livre III, fable 2.

talion, s'il n'avait jamais rendu, comme la panthère, que le mal pour le mal, c'eût été un César d'une morale assez avancée.

Direz-vous que le loup, appelé en témoignage par le chien pour déposercontre labrebis, qui déclare qu'au lieu d'un pain la brebis en doit dix, et qui peu de jours après est vu par la brebis gisant dans une fosse', soit ce peuple infâme de délateurs auquel on décréta des récompenses sous Tibère? Non, et je regrette d'autant moins de n'y pas voir une allusion courageuse, que cette petite fable est plate et sans esprit. Phèdre raconte l'historiette d'un joueur de flûte, fort aimé du peuple, qui s'appelait P'r~cejos. Ce joueur de flûte tombe malade; le peuple en témoigne du regret. Princeps revient à la santé, et reparaît sur le théâtre; on l'accueille par des applaudissements. Par malheur, César, le Princeps de fait, était tombé malade et avait recouvré la santé dans le même temps que le joueur de flûte. On en apportela nouvelle au peuple, pendant qu'il applaudissait son joueur de flûte. <f Réjouis-toi, Rome, dit le chœur, « le prince est sauvé. » Le peuple redouble de cris. Princeps prend ces cris pour lui, et remercie avec l'effusion d'un empereur populaire. Le peuple s'aperçoit de la méprise et jette son favori à la porte par les épaules ~Direz-vous que ce Princeps, c'est Séjan prenant pour lui les voeux qu'on fait pour Tibère et précipité bientôt pour cette folle ambition par le même peuple qui avait adoré ses statues? J'aime mieux, pour ma part, regarder simplement 1. Livre faMet!.

Z. Livre V, fable 7.

cette jolie fable, comme une anecdote du temps, et je ne crois pas nécessaire de relever par le sel de la conjecture, un des plus spirituels et des plus piquants morceaux du recueil.

V. Phèdre est plutôt un conteur qu'un fabuliste.

Tout n'est,.pas fable dans les fables de. Phèdre. Phèdr.e est plutôt un conteur qu'un fabuliste. 11 fait son profit de: toute anecdote intéressante, soit contemporaine, soit du temps passé. Vous venez d'en lire une gaie; en voici une fort triste. -Un mari qui chérissait sa femme se laisse persuader par un infâme affranchi qu'elle est amoureuse de son fils, adolescent qui allait bientôt revêtir la prétexte,, et auquel on avait déjà coupé la longue chevelure de l'enfance. Il feint de partir pour la campagne, et, la nuit. venue, il entre tout à coup dans la chambre de, sa femme; la pauvre mère y avait fait coucher son fils,, pour mieux garder ses mœurs. Le mari furieux va droit au lit de l'adolescent, cherche une tête dans les ténèbres, en trouve une nouvellement dépouillée de ses longs cheveux c'est celle de son ttls. Il lui plonge son épée dans le sein. On apporte de la lumière; alors le père, voyant ce fils égorge 6 et sa chaste épouse qui dormait dans la. chambre nuptiale et n'avait rien entendu dans la profondeur du premier sommeil, se punit de sa crédulité en se jetant sur son épée.

L'affranchi voulait se faire instituer héritier à la place du fils

La ,veuve est traînée à Rome devant les: centumvirs. Elle possédait les biens de son mari c'était une présomption contre son innocence: Ses avocats.la défendent avec force; les juges demandent au divin Auguste de prononcer l'arrêt, disant que leur conscience se perd dans toutes ces obscurités. Auguste examine l'affaire, découvre la vérité, et fait mourir l'affranchi, auteur de tout le mal. La pauvre mère est renvoyée libre'.

Ce récit est plus qu'une allusion aux machinations des affranchis, race avide de tout gain et prête à tout crime c'est l'histoire d'une de leurs plus infâmes intrigues.

Phèdre recueille, chemin faisant, tout ce qui peut prêter à un récit; ses observations et ses lectures lui fournissent tour à tour ses matériaux. Il voit sur les murs d'un cabaret, charbonné de main d'ivrogne, un combat entre les belettes et les rats il traduit la grossière image en vers délicats et agréables, et donne à ce petit drame un dénoûment auquel l'artiste de cabaret n'avait point songé. L'armée des rats est vaincue et taillée en pièces. Tout fuit; le petit peuple regagne ses trous; le plus grand nombre échappe par sa petitesse à la dent des belettes. Mais les chefs, arrêtés au bord des trous par les cornettes qu'ils avaient attachées à leur tête, pour se faire distinguer du reste de l'armée, sont croqués impitoyablementpar les vainqueurs2. La morale de ce dénoûment se présente d'elle-même. Dans les luttes civiles, les grands sont les plus exposés; le petit t. Livre III, faMe.tO.

2. Livre IV, fabiee.

peuple est protégé par son obscurité. Ainsi ~rr<M~c, l'enseigne du cabaret devient une fable très-sensée, qui servira comme de pendant à celle des DeuxMM~ que j'ai citée plus haut. La morale des deux fables est la même, mais ni l'une ni l'autre ne nous guérira de l'envie de porter cornette ou panache.

VI. Caractère de Phèdre. Son excessive vanité.

Les beaux vers, où j'ai noté des allusions aux hommes puissants, sunisent sans doute pour donner une honorable idée du caractère de Phèdre, et pour expliquer cette franchise imprudente qu'il expia par de si grands maux, tantis malis, comme il le dit à Eutychus. Mais il faut prendre garde de s'exagérer son courage, sous peine de se tromper tout à fait sur lui. Le courage de Phèdre n'était pas un courage de résistance continue, et ce qu'on a trèsbien nommé de la longanimité. il a tant de regrets de sa franchise, il en montre si bien tout le danger, il en décrit si fidèlement toutes les anxiétés, qu'on pourrait croire que ses protestations n'ont été que des indiscrétions et qu'il avait grand'peur de sa parole une, fois lâchée. Des indiscrétions de ce genre, je le sais, ne sont permises qu'aux gens de bien; aussi n'est-ce point pour déprécier le courage de Phèdre que je le prise à sa vraie valeur. il lui est resté de sa querelle avec Séjan une sorte de tremblement, qui est quelquefois peu philosophique. Notre poète était un lettré, peu fait pour

les luttes, se défendant avec force de faire des allusions aux personnes', quoiqu'il n'y résistât pas toujours; mais, dans le fait, bien plus préoccupé de limer ses vers que de faire la guerre à de plus forts que lui, et bien plus jaloux de surpasser Ésope que de tenir tête à Séjan.

Homme de mœurs honnêtes, d'esprit sérieux et décent, il avait cette vivacitédu premier mouvement qui fait qu'on dit plus qu'on ne voudrait dire; mais, cette vivacité passée, il s'effrayait de sa hardiesse, et, sans désavouer ses paroles, il les soutenait peu, et priait qu'on l'en excusât et non qu'on l'en applaudît. Poëte de courage, je le répète, parce qu'il en faut, même pour n'être qu'indiscret; bien plus courageux que ceux qui, ayant des haines plus vigoureuses, les avaient plus prudentes, et qui protestaient plus souvent, mais plus bas; homme vertueux, de cette espèce timide, peu passionnée, qui a plus de goût pour le bien que de haine pour les méchants, et qui est tout étonnée de s'être fait de mauvaises affaires avec les hommes, quand elle ne songeait qu'à faire d'inoffensives réserves en faveur de la vertu; -tel était Phèdre le fabuliste. La réputation littéraire fut toujours la première affaire de Phèdre. Nul auteur ne poussa plus loin que lui, sur ce point, les inquiétudes et les espérances. Peu de poëtes ont plus aimé la gloire; il eut voulu la mort de Socrate au prix de sa renommée'. Peu ont eu plus de vanité. Un nom offusquait beaucoup Phèdre c'est le nom d'Ésope. Il élevait et

).P)'o)oguedu)ivrc)tt~ers<9. 2.)Jvrem,f.tb!e9.

abaissait tour:à-tour ce nom, selon qu'il ayait.besoin de s'en appuyer pour augmenter-son crédit, ou qu'il était assez confiant pour oser s'en passer. A ceux: qui paraissaient douter de l'immense importance d.e ses. fables il opposait le nom d'Ésope et cette gloire de l'apologue que lui doit la Grèce; à ceux-qui l'encourageaient ou le louaient, il faisait assez bon marché de ce nom et de cette gloire, disant hardiment qu'il avait plus inventé qu'Ésope et réduisant à rien les emprunts qu'il lui avait faits. tci, il n'est que son metteur en œuvrer il perfectionne. ce qu'Ésope a inventé"; là, il est plus que son continuateur, il n'ose pas dire son maître; il n'a pris à Ésope que son genre pour l'appliquer à des sujets nouveaux~. Il serait bien tenté d'en parler mal, mais il n'ose pas. Que dirait-on d'un poëte latin qui nierait l'imitation grecque? Il est donc obligé de porter la livrée d'Ésope, sous peine de n'être reconnu de personne; et pourtant il revendique çà et là son droit d'inventeur, avec des concessions à peine polies pour Ésope. Pauvre poëte, qui ne peut point se faire admettre comme inventeur, et ne veut point passer pour imitateur! Cette difficulté de position le poursuit sans cesse; il en est malheureux, il en gémit; il ne peut ni avouer ni nier ses emprunts; de là l'obscurité dont il s'enveloppe, quand il en faut parler. Phèdre traîne Ésope derrière lui, quoi qu'il fasse; souvent même il le place devant lui, et il est forcé de s'en couvrir, <. Prologue des livres Y et HL

2. Pro)oguedu)ivre)![.

3. t.ivre )V, fable M'

A. Prologue du livre )V.

pour avoir droit de cité dans une littérature d'imitation grecque. On serait tenté de rire de ce,malaise, s'il~ n'avait pas causé, de sérieuses souffrances au pauvre Phèdre.

Notre poëte se défend sans cesse contre les critiques. Ceux-ci lui reprochent sa concision', ceuxlà son obscurité d'autres font honneur à Ésope de toute,s,.ses bonnes fables, et ne lui laissent que les médiocres'. Il les ménage assez peu, sans les nommer toutefois il les compare au coq qui trouve.une perle sur un fumier et qui lui préfère MM grain de HM'L Mais ces critiques auraient pu lui dire a Nous ne ressemblons point à votre coq, car il sait trèsbien qu'il a trouvé une perle, et de quel prix est cette, perle, puisqu'il regrette fort judicieusement qu'elle ne soit pas tombée, en des mains de connaisseur,; nous., nous ne trouvons dans votre livre ni perle ni pierre précieuse d'aucune sorte." Phèdre a donc manqué son trait il fallait.faire de son coq un ignorant. Mais il a plus songé à comparer ses fables, à des perles, qu'à lancer.une épigramme juste à ses critiques. Assurément,, si l'on appréciait d'après ses susceptibilités le nombre de ses critiques, il faudrait croire qu'il en eut beaucoup et toute sa. vie. Il est toujours inquiet, il a toujours les yeux. sur lui et autour de lui, à .peu près comme le geai qui s'est paré des plumes du paon, ou comme le renard qui a la queue coupée. Il a peur de s'entendre appeler faux paon ou renard pris au piège. i. Livre Ut, fable <0.

S. LivreU), fable 13.

Livre )V, fable 20.

Il semble qu'il n'y ait pas eu de vie littéraire plus assaillie d'envieux. Mais Phèdre ne se serait-il pas exagéré le nombre de ses envieux, comme il s'est exagéré le nombre de ses ennemis politiques? Rien n'est plus vraisemblable.

Au reste, à ses ennemis politiques le poëte oppose une certaine résignation philosophique, mêlée de prudence; à ses ennemis littéraires il oppose son imperturbable certitude de passer à la postérité. Et non-seulement il compte bien y passer, lui et son petit livre, mais il promet à ses amis de les y faire passer de compagnie'. Si ses contemporains le dédaignent, eh bien! la postérité le dédommagerai On lui doit une gloire solennelle, car il a passé sur la terre pour en recueillir une immense'. Il renchérit sur la noble confiance des poëtes du siècle d'Auguste; mais .il n'y mêle pas, comme ceux-ci, une vive admiration pour les modèles, et la crainte d'être restés au-dessous de leurs exemples. Horace et Virgile avouent hautement l'imitation grecque; ils ne comptent arriver à la postérité que sous le couvert de ces grands écrivains de la Grèce qu'ils ont feuilletés MM:'< et ~OM?'. Ils puisent leur foi en la gloire moins dans leo sentiment de leurs propres forces que dans la conscience d'avoir bien senti les chefs-d'œuvre de leurs maîtres et d'en avoir été les plus intelligents imitateurs. Du reste, au lieu d'une gloire solennelle comme dit Phèdre, ils ne se promettent qu'une gloire de second ordre. Pour Phèdre t. Epilogue du livre IV.

S. Prologue du livre m.

5. Prologue du livre U).

il n'en est pas de trop grande, ni d'un ordre trop élevé. En fait de vanité, il n'appartient déjà plus au siècle d'Auguste, mais au siècle de la décadence, où l'on voit les vanités les plus monstrueuses. Il est vrai que cette ambitieuse confiance était chose convenue dans la littérature romaine; il était reçu dans les mœurs littéraires que tout écrivain travaillait pour l'immortalité; dès-lors on ne se choquait point de ces déclarations vaniteuses, qui d'ailleurs n'obligeaient à rien le public contemporain. Dans d'autres temps et dans d'autres décadences, la vanité des poëtes est d'une espèce différente. On ne se promet pas la postérité, loin de là; on n'ose pas même compter sur le suffrage contemporain; on se fait petit, humble; on se dit mauvais poëte; on se met aux genoux du public, on s'aplatit, on embarrasse les gens devant qui l'on s'immole si impitoyablement. De grâce, relevez-vous, grand poëte, rendez-vous justice Ce moyen de capter une immortalité au moins contemporaine, ne vous semble-t-il pas d'une heureuse invention? Si le personnage devant qui le poëte s'humilie est déjà de ses amis, combien ne faudra-t-il pas enfler l'éloge pour relever le poëte de toute la hauteur dont il est descendu? Si, au contraire, le personnage offre de la résistance, s'il refuse de prendre au sérieux des poésies orgueilleuses recommandées par d'humbles préfaces, ou s'il a d'autres croyances littéraires, voyant le poëte ainsi prosterné, ce sera un homme bien mal appris s'il ne le remonte pas au moins de quelques degrés. De cette façon le poëte est toujours sûr d'être loué, ou tout au moins d'éluder la critique.

Car ces hommes immortels'ne sont pas même dupes de leur vanité ils prennent tous les détours pour échapper à la critique, comme s'ils avaient peur d'être forcés de douter de leur génie.

Dans le poëte de'la décadence latine, l'orgueil, c'est l'estime exagérée de soi-même professée franchement encore y a-t-il dans cet orgueil beaucoup de mode littéraire dans le poëte des autres décadénces, c'est le mépris de tout ce qui ri'est pas soi, assez mal couvert d'une fausse humilité personnelle. A l'entrée du livre, que de caresses pour le lecteur, quel souci de son omnipotence, quelles avances à son suffrage et à sa bourse Ouvrez le livre, quel mépris pour ce juge souverain, pour ses goûts, pour son éducation, pour sa délicatesse! On n'en voulait qu'à votre argent, aini lecteur. Voilà un poëte qui nie parle de lui avec une modestie toucharite; il a les yeux baissés; il ne veut pas croire que je l'ai lu; il me supplie de ne pas dire que je l'ai lu; la chose ne valait pas une heure de mon temps; j ai vraiment pitié de lui, je vais le louer à tout hasard pour tant de déférence. Cette bonté vous fait honneur, lecteur souverain; mais voyez votre poëte sourire ironiquement du coin de la bouche; il a tout ce qu'il voulait de vous, vos compliments et peut-être votre souscription; il ne lui reste qu'à se moquer de vous.

Mais revenons à la vanité de Phèdre. Il paraît qu'on le chicanait sur le peu d'importance de son genre il y répond en mettant les fables au niveau de tous les genres, et eh faisant un échantillon de tragédie. C'est indique)' assez clairement qu'il serait

en état de faire de lapoésie épique ou héroïque, s'il lui en prenait la fantaisie; mais ce n'est pas le prouver. Et il termine par cette morale.: <(: Gela est'dit'poi~r les-sots qui font les dégoûtés, et qui, pour se donner le: relief de .gens de goût, .<roMueH< ~.re~M'e, '~?i'c coM~e.~e Ciel. M

Hoc ittis dictum est, qui stultitia nausennt

'Et,'ùt putentur sapere, co°h~tM<[<pe)'an/. (Lib. IV, f. 7.) Un poëte ne peut:pas se mettre plus haut. Ailleurs, Phèdre témoigne la crainte qu'on ne comprenne pas la profondeur de ses enseignements. Il est sûr de lui, et pourtant il doute de son effet. Contradiction fort ordinaire chez les poètes vains; moins ils sont rassurés, plus ils se prisent. -Des prêtres de Cybèle se servaient d'un âne pour porter leur bagage et recueillir leurs quêtes; l'âne étant mort de travail et de coups, ils le dépecèrent, et firent un tambour de sa peau.' Quelqu'un leur demandant ce qui était advenu de leur animal favori « Il espérait bien, dirent-ils, être tranquille après sa mort,, mais voilà que mort il reçoit encore des coups! M Vous souriez, dit Phèdre à son lecteur, mais prenez garde vous ne vous doutez pas de ce que vaut cette fable: les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent. –Quoi donc? quel est donc le sens si.profond de cette anecdote?- « Que celui qui est né malheureux, est encore malheureux après sa mort'. N'est-ce donc que cela? A quoi bon tant promettre, pour tenir si peu?Ilditailleurs « Jevaisapprendre à la postérité dans un court récit. » Quoi encore? Qu'il y a t. Livre !Y,fabtc ).

souvent plus de bon dans un seul homme, que dans toute une multitude'. M–On savait cela bien longtemps avant vous, Phèdre.

ffUnvoleurallume sa lampe à l'autel de Jupiter, et pille le dieu à la lumière même qu'il lui avait em« pruntée. Comme il emportait son butin, la Religion (f l'arrête sur le seuil, et lui dit Je ne m'offense pas « qu'onme vole des dons qui m'étaient offerts par des « méchants, et qui par là même m'étaient odieux; « toutefois tu n'en paieras pas moins ton crime de ta <f vie. Mais pour que le feu de nos autels ne serve <f plus à éclairer le sacrilège, ce feu que la piété y « entretient pour honorer les dieux, je défends à « l'avenir tout coupable emprunt de leur lumière.

Lucernam fur accendit ex ara Jovis

Ipsumque compilavit ad h)men suum.

Onustus saeritegio quum diseederet,

Repente vocf.m sancta misit Relligio

Ma!orum quamvis ista fuerint munera

Mihique invisa, ut non offendar subripi Tamen, sceleste, spiritu culpam lues.

Sed ne ignis noster fncinori praeluceat,

rer quem verendos excolit pietas deos,

Veto esse tatis luminis commercium. (Lib. IV, f. «.)

N'allez pas vouloir expliquer cette fable; l'entreprise serait téméraire nul ne peut en donner le sens, que celui qui l'a inventée. Recueillons-nous donc pour entendre l'explication. -Or, apprenez combien </e choses utiles sont renfermées dans cet <t?'~M?MeM< il signifie, en premier lieu, que vos plus grands ennemis sont souvent ceux que vous avez nourris; en second lieu, que les crimes ne sont point punis par la colère des dieux, mais par l'arrêt des destins; en troi-

1 Livre IV, fable 5.

sième lieu, que l'homme de bien ne doit s'associer pour quoi que ce soit avec le méchant. Phèdre a raison de ne s'en rapporter qu'à lui pour l'explication de sa fable. Lui seul pouvait apercevoir le lien de ces trois moralités, surtout des deux premières, avec la fable du Voleur pillant M~ a:/<e~.

C'est au milieu de préoccupations et d'inquiétudes de ce genre, et tout en disputant son repos et sa liberté à ses ennemis politiques, sa réputation à ses ennemis littéraires, que Phèdre arriva à une vieillesse avancée, et, à ce qu'il semble, sans maladie. Dans le manque de preuves authentiques, on pourrait conclure de son excessive vanité, ou bien qu'on s'occupa beaucoup de lui, de son temps, ou bien qu'on ne s'en occupa point du tout; car la vanité des auteurs négligés est aussi forte que celle des auteurs à la mode. Mais on ne peut pas croire que Phèdre fût un poëte ignoré; il n'eût pas tant parlé de ses emx'eMo? à Particulon et à Philétus, tous deux affranchis de Claude, et les premières personnes du palais après l'empereur, si ceux-ci n'en avaient connu et vu quelque chose. On ne peut pas croire non plus qu'il fût en grand renom, car im poëte qui compte tant sur la postérité est probablement peu gâté par ses contemporains. Phèdre en appelle sans cesse, comme le juste inconnu et maltraité, à une autre vie; preuve qu'il n'est pas content de sa place dans celle-ci. Ce qu'il y a de certain, c'est que Phèdre mérita ses envieux, et n'eut pas tous les admirateurs qu'il devait avoir; et quant à la postérité, il n'a pas eu tort d'y compter, après tout. car il est du très-petit nombre des poëtes an-

ciens que la postérité lit encore, et qu'elle lit d'un bout à l'autre.

En quelle année mourut Phèdre?

Comme nous ne savons rien de lui que par lui, et qu'il ne nous a laissé aucun renseignement à ce sujet, il faut placer sa mort à l'âge où finissent lés plus belles vieillesses qu'il est donné à l'homme d'avoir. Né au temps d'Auguste, faisons-le donc mourir au commencement du règne de Néron, pour lui épargner le double chagrin de voir des crimes inouïs èt des gloires poétiques nouvelles.

VIL Phèdre écrivain intermédiaire, poëte de deux époques.

Phèdre, contemporain d'Auguste, élevé dans l'amour des lettres grecques, sous cette influence féconde qui inspirait Virgile, Horace, Tibulle, et d'autres poëtes d'un ordre inférieur, quoique, non à dédaigner si nous en croyons Quintilien, se trouva en âge et en goût d'écrire à l'époque où toutes les places étaient prises, tous les genres traités, et où toutes les parties de l'art grec étaient pourvues chacune d'un représentant presque officiel à Rome, traducteur de génie ou tout au moins d'esprit. Phèdre comprit très-bien la situation; il vit, d'une part, l'espèce de littérature qu'on pouvait faire à Rome, et que ce ne pouvait être que de l'imitation grecque; il vit, d'autre part, que l'apologue grec était à peu près le seul genre auquel l'imitation n'eût pas encore touché; il s'en empara.

Sa vocation fut un choix de littérateur, bien plus qu'un instinct de fabuliste.

Il prit ce qu'on lui avait laissé et comme la fable était la seule miette qui restât de la table des Grecs, Phèdre la ramassa et fit des fables, à défaut d'héroïdes ou d'élégies. Pourquoi est-il fabuliste et non pas élégiaque? il vous le dit « C'est afin que. l'Italie ait plus d'écrivains à opposer à la Grèce. x Plures habebit quos opponat Graeciae. (Epil., lib. H.)

Il n'y a pas là d'entraînement poétique. Phèdre fait l'état d'écrivain; mais l'état est mauvais dans certains produits; l'ode est prise, et exploitée de manière à rebuter toute concurrence; il n'y a pas moyen d'entreprendre l'élégie, dont l'Italie se fournit exclusivement chez Tibulle et Properce; la métamorphose est le domaine d'Ovide; la tragédie, celui de Varius et d'Ovide; ne touche pas qui veut à l'épopée; la comédie grecque a son Ménandre latin; l'apologue seul est encore à tenter Phèdre tentera donc l'apologue.

Nous avons vu que ce produit ne prit pas bien à Rome. L'Italie avait pris son parti sur l'apologue; elle n'était point jalouse d'avoir le second d'Ésope; Phèdre, en s'instituant ce second, n'y gagna de son vivant que des comparaisons désobligeantes. Il lui fallut endurer beaucoup de dégoûts réels et encore plus d'imaginaires, jusqu'à ce que « la Fortune se repentît de son crime, »

Donecfortunam criminis pudeatsui. (Epil., du lib. I!.) Cette réparation n'eut lieu qu'après quinze siècles. Des protestants ayant pillé la bibliothèque d'une

abbaye catholique, en 1562, le bailli de cette abbaye sauva de la fureur des pillards quelques manuscrits précieux, parmi lesquels se trouvait celui de Phèdre. François Pithou acheta ou reçut en don du bailli le précieux manuscrit, et en fit cadeau à son frère, Pierre Pithou, lequel sauva Phèdre de l'oubli où il eût été enseveli à jamais si les pillards de l'abbaye avaient été tentés de se chauffer avec la bibliothèque. Il ne fallut rien moins qu'une réforme religieuse, une guerre civile et les deux frères Pithou pour accomplir toutes les. espérances de renommée dont Phèdre avait adouci les tribulations de sa longue vie.

Phèdre n'avait pas le génie de l'apologue. Le génie de l'apologue, c'est l'imagination et une extrême finesse sous une extrême naïveté. Or, Phèdre manque d'imagination, et, au lieu d'allier la finesse à la naïveté, il est tantôt fin sans être naïf, et tantôt naïf sans être un. Ce n'est pas un esprit naturellement enveloppé et énigmatique, comme Ésope, mais un homme de lettres qui s'enveloppe artificiellement, et qui rencontre quelquefois une énigme en cherchant un apologue. J'ai cité une fable où Phèdre, en visant à la profondeur, finit par ne pas se comprendre lui-même, et s'en tire non comme il veut, mais comme il peut*. Quand sa naïveté est involontaire, elle pourrait s'appeler manque d'esprit. Volontaire, elle sent le travail, elle est dans les mots plus que dans les choses. Ésope est le fabuliste, Phèdre le littérateur fabuliste. Dans Esope, la naïveté cache la finesse; c'est une arme t. Livre IV. fable 2.

défensive qu'il manie admirablement; s'il lui arrive de déplaire, il veut qu'on dise c'est sans méchanceté. Mais Phèdre est naïf dans le sens d'ingénu, car on ne peut qualifier que d'ingénuités certaines fables d'une morale par trop indécise, et d'un argument par trop puéril, comme la Femme en couches', le M~M c< les Co~oM~cs~ le Chien et le C?'oco~e% et quelques autres. En plus d'un endroit on peut dire de l'esprit de Phèdre qu'il est sans détours, quelque peine qu'il prenne pour s'en donner beaucoup, et très-simple, quoi qu'il fasse pour se compliquer.

On ne trouve pas non plus dans ses fables l'observation exacte des moeurs des animaux. Je ne reconnais pas leurs mouvements, leur physionomie, leurs habitudes ce sont des personnages philosophiques sous la figure de bêtes. Ils ont de la vérité, dans ce sens que les caractères qu'ils représentent sont vrais. Ainsi le mulet chargé'd'argent porte tête AaMfe, et fait ~o~ner sa sonnette; le mulet chargé d'orge le suit d'un pas lent et <ra~Ht/ voilà bien la peinture indirecte de l'orgueilleux et de l'homme humble. Mais ces mulets ne cachent pas assez des interlocuteurs humains sous des noms de bêtes. Ainsi encore l'âne qui ne veut pas fuir à l'approche de l'ennemi parle avec la gravité d'un philosophe pratique qui se résigne à tout événement; dans La Fontaine, il est tout à la fois un âne et un sage. Je le vois sur le pré, tondant l'herbe verte, âne par tous ses mouvements, pàr son appétit, par ses lourdes t. Livre 1. fable t8.

t. Livre ), fable 3t.

Livre t, fable M.

gambades; sage par ses réflexions, par sa résignation mêlée d'ironie. Phèdre n'a jamais regardé les animaux qui figurent dans ses fables; il sait leurs caractères généraux, et il travaille sur le modèle de l'apologue grec. Mais il ne les aime pas, il ne les a pas vus jouer ni souffrir, il n'en a pas fait les amis de sa solitude. Aussi, quoique très-habile dans la description, il ne les décrit pas, il les indique; quelquefois si vaguement, qu'on ne sait s'il s'agit d'hommes ou d'animaux. Phèdre n'est pas même toujours très-sévère sur leurs caractères généraux; il attribue à celui-ci un rôle qui siérait mieux à celui-là, d'après ce qu'on sait de ses instincts. De là le peu d'intérêt qu'on prend aux personnages de ses fables; on ne les voit pas par l'imagination; on ne peut pas faire des êtres vivants de ces ébauches douteuses; il n'y a que leur qualité d'homme qui plaît en eux.

Quant à l'imagination qui invente, qui trouve les sujets, qui, pour chaque moralité bonne à dire, suggère au poëte un cadre heureux et des personnages qui vivent, Phèdre me paraît en manquer complètement, quoiqu'il ait beaucoup de l'espèce de science qui y supplée. Ésope n'a pas la science de Phèdre, il a l'imagination que Phèdre n'a pas. Dans ses petites fables, si courtes, si nues, le sujet est toujours si bien adapté à la moralité, et la moralité au sujet, les bêtes sont si vraies comme bêtes et comme hommes, qu'on ne désire rien de plus. Il semble que la pensée d'Ésope et sa fable soient sorties toutes deux simultanément de son cerveau, qu'il n'ait pas trouvé l'une d'abord, puis cher-

ché l'autre; que sa tête soit toute pleine d'animaux ruminants, bêlants, mugissants, hennissants, coassants, rugissants, au lieu d'être pleine de métaphores et d'images, comme sont d'autres têtes, douées d'une autre sorte d'imagination. Phèdre, philosophe d'abord, ensuite fabuliste, conçoit d'abord une abstraction de morale, un aphorisme; puis, sa morale trouvée, soit qu'elle s'applique à tous les temps, soit qu'elle contienne une allusion à son siècle, il cherche son apologue, il en essaie et en rejette plusieurs avant de faire un choix. Il procède en littérature par la critique et par l'exclusion. Aussi, ses inventions, même les plus ingénieuses, sentent-elles le travail et l'arrangement longtemps élaboré; on n'y trouve pas cette habitude naturelle, si remarquable dans Ésope, de tourner tout à l'apologue, de penser par des animaux, comme d'autres pensent par des abstractions. L'esprit de Phèdre est un esprit facile, intelligent, propre à toute espèce de travail littéraire, qui s'est dirigé vers l'apologue, non d'instinct, mais par la raison que le genre étant peu fréquenté, il a cru plus facile de s'y faire un nom.

Si Phèdre a très-peu de l'imagination du fabuliste, il faut dire qu'il possède tous les secrets d'art ~t d'étude qui peuvent en tenir lieu. Il dispose habilement 'ses personnages; il sait les faire parler ;à propos et avec mesure; il entend bien le dialogue; il a la repartie courte et heureuse; il supplée à la chaleur par la convenance, à l'invention par le goût; s'il n'a pas tout ce qu'il faut, il n'a du moins rien de ce qu'il ne faut pas; s'il intéresse peu, il ne

choque point; s'il ne sait pas faire sourire l'esprit par des scènes animées et des mœurs piquantes, il ne le rebute jamais par des charges ni par des mœurs forcées. C'est un poëte grave qui s'est flatté, selon moi, en se donnant comme un rieur qui excite le ?'!Te'. Phèdre est parfois comique, mais nullement gai. Ses vers vous laissent dans cet état doux, calme, ni épanoui, ni refrogné, sans transport mais sans ennui, qui est le seul effet où peuvent prétendre les meilleurs écrivains du second ordre, ceux qui ont dans un haut degré toutes les qualités de l'art, la science, le goût, la mesure, l'harmonie, le style, mais qui n'ont pas le génie. Au reste, ce qui prouve bien que Phèdre ne se sent pas à l'aise dans la fable, c'est le plaisir qu'il paraît prendre à conter des historiettes, dont les nouvelles du jour lui donnaient à la fois le cadre, les personnages et la moralité. Il excelle dans l'anecdote. Débarrassé de toutes les difficultés de l'invention, il n'a plus que celles de l'arrangement, qui sont de son goût et de sa force; alors il se développe, il prend du terrain, il se laisse aller au détail, et sa concision a plus de prix, étant mêlée de quelque abondance. Quelques-unes de ces historiettes ont été recueillies par Plutarque, grand ramasseur d'historiettes, avec lesquelles il avait quelquefois le tort de faire de l'histoire. Plusieurs sont des morceaux achevés.

i. Prologue du livre 1.

Le style de Phèdre est savant et agréable, d'une clarté qui n'a été surpassée par aucun écrivain latin, sévère et pourtant facile, travaillé et pourtant simple je ne sache pas de réalisation plus complète et plus heureuse du précepte, qu'il faut savoir faire difficilement des vers faciles. Les images y sont rares, ce qui les rend plus frappantes Phèdre les emploie avec sobriété, en écrivain plus simple que brillant, qui d'abord n'a pas à se défendre de leur abondance, et qui sait, en outre, que là même où elles viennent naturellement d'une grande richesse de génie, on les fait mieux valoir à les moins prodiguer. Les métaphores y sont rares pareillement, et justes. La brièveté, tant louée dans Phèdre, y est grave, mais non pas sèche. Il retranche du discours tout ce qui l'alonge sans l'éclaircir. Il semble que comme il ne vous demande d'attention que pour un sujet très-court, il la veuille tout entière, et ne la laisse pas se perdre ou languir dans des accessoires inutiles. Phèdre a l'épithète heureuse, variée, substantielle, ne faisant qu'un avec le sujet; ce qui est encore une sorte debrièveté. Ses descriptions sont le plus souvent d'un seul vers, ou de deux; les plus longues, de trois; mais on ne pourrait faire entrer plus de choses dans moins de mots, et cette concision, quoique savante, n'est point forcée. Ses vers ne sont point bourrés, si je puis dire ainsi, comme certains vers de Perse, où les mots, pour vouloir

VIII. Du styte de Phèdre.

contenir trop de choses, éclatent et laissent échapper le sens de toutes parts. Cet excès de brièveté produit le vague; qui veut trop dire à la fois ne dit rien. Il en est de certaines poésies trop concises comme de verres d'optique d'un degré trop fort les unes, en demandant trop d'efforts à l'intelligence, la fatiguent ou la trompent; les autres, par une trop grande concentration des rayons lumineux, tirent la vue et la troublent.

Le style de Phèdre, quoique concis, sévère sur la propriété des mots, sobre d'épithètes, n'est pas sans variété. Il est riche, quoique très-exact. Je connais des styles riches, à la condition de ne s'interdire aucune épithète, d'en mettre plusieurs au même mot, afin que le lecteur choisisse la bonne, richesse facile, qui n'est que pauvreté à l'analyse, minerai brillant qui ne résiste pas au lavage, et ne paie pas les frais d'exploitation. Phèdre est riche et varié (non pas, toutefois, dans le degré d'Horace), sans qu'il en coûte rien ni à la langue ni au bon sens. Il est simple, sans être plat. On y sent le mérite de la difficulté vaincue, les délicatesses du choix, les scrupules du goût, en même temps qu'une veine heureuse; il donne l'idée de ce que peut l'homme bien doué quand il s'aide du travail, et qu'il veut arriver à la renommée par les voies difficiles; bien différent de ces styles de hasard, qui fuient le travail et les peines du choix, et qui prouvent soit un heureux instinct que la mode a gâté, soit une vocation médiocre qui ne peut attirer l'attention que par le scandale de ses défauts. On a comparé le style de Phèdre à celui de

Térence. Outre les ressemblances de mesure et d'harmonie entre les ïambes des deux poëtes, il y a d'autres preuves que le fabuliste avait étudié profondément le style du poëte comique. La concision, la variété, l'élégance, sont propres à Phèdre comme à Térence, mais à ce dernier, dans un degré plus élevé, et avec je ne sais quelle douce chaleur, qui manque au fabuliste. Je ne parle pas de la supériorité des compositions, qui, même à mérite égal, donnerait plus de poids au style de Térence, parce que ce poëte ayant analysé ou fait parler des passions plus profondes, des caractères plus développés, a bien plus fait pour la langue, et bien plus imaginé de combinaisons que Phèdre. A vrai dire, Phèdre n'a rien ajouté à la langue latine; il en a employé ce qui y était déjà, et quand il lui a imposé un tour de son invention, c'est après avoir consulté les maîtres et interrogé les analogies. Il a écrit admirablement, mais dans un langage plutôt étudié qu'original. Il se souvient bien plus qu'il n'Imagine il emprunte sa langue plutôt qu'il ne la crée. Quoi qu'il en soit, Phèdre est un des plus rares exemples de ce que l'étude intelligente d'une grande littérature peut donner de force et d'étendue à un très-petit souffle poétique. Toutes les qualités de Phèdre, naturelles ou acquises, ne vaudront jamais 'un peu de génie; mais, au détail, vous rencontrerez dans Phèdre des choses aussi profondes et aussi substantielles que dans les plus beaux génies.

Phèdre appartient au siècle d'Auguste par son goût délicat, par son intelligence de la littérature

grecque, par son style pur, transparent, précis, par cet amour de la postérité et ce désir d'être digne d'une longue mémoire', qui le consolèrent des maux vrais ou imaginaires de sa vie. Écrivain solitaire, travaillant à l'écart, sans public et sans flatteurs, il s'ajouta paisiblement et sans bruit aux gloires du siècle d'Auguste, content de plaire à quelques amis de choix restés fidèles au grand goût de son temps, et se flattant de l'idée que ceux qui ne l'estimaient pas étaient illettrés' Il eut le bon sens de comprendre que ce n'était pas la peine de secouer l'imitation des écrivains contemporains d'Auguste, pour prendre une petite part de la gloire douteuse de l'âge de décadence.

Toutefois, cet écrivain si exact n'a pas toujours préservé son goût des nouveautés qui s'infiltraient sourdement dans la belle poésie latine, il a de temps en temps de la recherche; il lui arrive de tourmenter les mots, d'employer des tournures singulières, pour des idées qui ne valaient pas qu'il les risquât; ce qui me fait croire qu'il n'a pas cru les risquer, mais qu'il s'y est laissé aller 'à son insu, et par une involontaire concession à cette ardeur du nouveau que les premiers écrits de Sénèque irritèrent, mais n'apaisèrent pas'. Il touche déjà à la décadence par un certain goût pour les mots de la vieille langue, et pour les locutions provinciales, quoiqu'il en soit très-sobre Il y appartient presque entièrement par i. Dignumquetongajudicatis memoria. (Prologue !V.)

t. Inlitteratum plausum nec desidero. (Prologue )V.)

S. Livre )V, fable <6, vers tO. Epilogue !), )3. Prologue IV, 3. Livre V. fable 7, vers 3. Livre ), fable 28, vers t0.

4. Livre !!), fable 6, vers 9. Livre ), fable 2, vers 9. Livre ft. fable 7, vers 8.

un emploi affecté et continuel de l'abstrait pour le concret, ce qui donne à sa poésie un faux air de prose, et change sa gravité en froideur. Ainsi, au lieu de long cou, il dit la longueur du cou co~' /o~t<M~o'; au lieu de «Malheureux, tu n'éprouverais pas cet affront, )' ton M~/teMt'n'e/M'oMuera:<pa;!c~ a~'o~. Née hanc repulsam tua sentiret ca!amitas'

Les exemples de ces abstractions sont très-nombreux dans Phèdre". Vous y trouverez presque tous les substantifs absolus que la philosophie théorique avait mis à la mode, et qui sont si fréquents dans Sénèque. Or, rien ne ressemble plus à la prose que des ïambes où se rencontrent des mots de ce genre &cn!~M'</MjocMndt<<M, ca~(Mm~<s, t'?np?'<<a~ <e/!Mt< cre~M~fM, etc. Sans doute il y en a quelques exemples dans les écrivains du siècle d'Auguste, parce qu'il y a de tout dans les bons écrivains mais là ce sont seulement des formes qu'on n'exclut pas absolument; dans Phèdre, ce sont des formes de prédilection. L'usage discret s'est changé en abus affecté; la mode est pour beaucoup dans ces tournures. Phèdre a payé son tribut à la décadence.

Malgré ces avances, d'ailleurs très-circonspectes, que fit le grave fabuliste au changement de goût qui devait s'accomplir vingt ans après lui, on ne peut pas dire que Phèdre y contribua par son exemple. Il n'avait ni assez de renom, ni un talent assez éclatant, soit pour retenir les esprits dans la discipline du siècle d'Auguste, soit pour les jeter t. Livre fable 6, vers 8.

2. Livre), table 3, vers t6.

S. Livre ), fable 5, vers n et ))OMfm.

dans les périls des innovations littéraires. Phèdre resta toujours en dehors du mouvement qui emportait la langue vers des essais nouveaux; il n'aida ni n'empêcha rien. Avec assez d'esprit pour se mettre un peu plus à la mode, et pour ramener par là ses e?!~eH~ qui n'étaient, j'imagine, que des gens ennuyés de l'imitation classique, il n'avait pas cet éclat de talent qui éblouit les esprit et qui fait des imitateurs. Jl n'était de taille, ni à suspendre ni à précipiter le mouvement. Sénèque eut tout l'honneur de ce second rôle. Je devrais plutôt dire la famille des Sénèques', car toute cette famille s'employa bravement à cette révolution, où le goût périt; petite perte dans la ruine universelle des libertés, des croyances et des mœurs qui avaient fait la grandeur de la Rome républicaine.

IX. La décadence fut-elle brusque ou progressive?

Phèdre est le seul poëte, et l'on peut dire le seul écrivain, qui remplisse l'intervalle entre l'âge d'Auguste et l'âge de Néron. L'histoire littéraire de Rome n'en cite pas d'autre, et la conjecture même s'est abstenue en l'absence de tous documents. On peut dire que la décadence arriva brusquement, sans préparation. Elle fondit sur Rome à l'improviste, apportée par je ne sais quel souffle venu de l'Espagne, les Sénèques étant de Cordoue; àmoins que l'on n'en découvre le germe dans l'époque même o') i. On verra, à l'article suivant, de quels membres se composait cette famille.

la poésie latine a été le plus Hérissante. H y a, en effet, dans l'âge d'or des littératures, deux sortes d'esprits ou d'hommes de génie. Il y a d'abord les esprits sévères, les hommes d'un génie sage, qui travaillent les yeux fixés sur un modèle il y a, en outre, les esprits faciles, les hommes d'un génie tout à la fois abondant et paresseux, qui produisent vite et produisent mollement, qui revendiquent la liberté illimitée de l'esprit, et ne voient dans l'art que les entraves. Ceux-ci naissent d'ordinaire après les premiers, et survivent de quelques années à la belle époque, comme les autres la devancent. La différence est grande entre Sophocle et Euripide, quoique ces deux poëtes soient contemporains; mais Sophocle est l'aîné, Euripide est le plus jeune; Sophocle est le poëte de l'art, Euripide est le poëte de la liberté; Sophocle respecte toutes les institutions comme toutes les règles, Euripide méprise les règles comme les institutions. En lui sont les germes de la décadence de la poésie grecque, et l'école d'Alexandrie s'autorisera de sa facilité, de sa paresseuse abondance, de son goût pour l'esprit de mots, de son scepticisme universel, de sa philosophie vague et de sa langue qui commence à l'être, pour faire finir misérablement dans des jeux d'esprit le plus bel idiome que les hommes aient parlé.

La même chose a lieu à Rome, pour la langue qui a hérité de celle de Sophocle. Entre Virgile et Ovide, la différence n'est pas moins grande qu'entre Sophocle et Euripide; tous deux aussi sont contemporains, mais Virgile a son berceau dans les

derniers beaux jours de la république romaine, au tempsde la gloire de Pompée; Ovide est l'en fant de la Rome impériale. Moins âgé que Virgile de presque trente ans, il a pour patron de son génie naissant, auprès d'Auguste et de Mécène, trois poëtes pleins de gloire et dont l'œuvre est achevée, Virgile, Horace et Tibulle. Ovide est le poëte des détails, des traits d'esprit, de l'antithèse; il a la facilité, l'érudition, la paresse d'Euripide, sans compter qu'il se nourrit bien davantage des poëtes de la décadence grecque et d'Euripide en particulier, que des beaux génies de l'âge d'or. Il a aussi le scepticisme railleur d'Euripide il est le chef de l'école facile, et, à ce titre, il aura bien plus d'imitateurs que Virgile. Stace, Sénèque, Valérius Flaccus, et même Lucain, malgré son vers puissant et en apparence plus nourri que celui d'Ovide, sont bien plus les disciples de ce poëte, que de Virgile et d'Horace c'est l'école de l'esprit de mots. Toutefois, l'analogie n'est pas complète entre Rome et la Grèce, quant à l'époque où la décadence est consommée. En Grèce, la décadence touche à l'âge d'or; l'exemple d'Euripide enfante immédiatement une série de poëtes inférieurs, dont la plupart ont péri, noms et poésies, dont les autres n'ont sauvé que leurs noms, dont quelques-uns sont restés de très-spirituels versificateurs. A Rome, si vous exceptez le petit recueil de Phèdre, entre l'âge d'or et la décadence il y a un demi-siècle de nuit littéraire point de prosateurs, point de poëtes, point d'écrivains, silence complet, hormis toutefois dans les chaires, où l'on enseigne à grand bruit l'art ora-

toire. Ces chaires et le barreau, qui est l'entrée à tout, font des orateurs ou des grammairiens de tous ceux qui peuvent tenir la plume. On n'a sans doute pas à regretter de voir la Rome que vient d'illustrer l'âge d'Auguste, chômer pendant cinquante ans de poëtes et de vers, mais il peut être de quelque intérêt de rechercher la cause d'un si long silence. Je n'en vois qu'une, la seule qui fasse taire ou parler les poëtes; c'est l'empereur.

X. Quel empereur ressuscitera la poésie latine?

Depuis Auguste, et grâce à son exemple, la poésie est devenue un état. Sous ce prince, elle rapporte des maisons de campagne et de ville, des présents, de fins dîners à la table de César, des offices de courtisan; cependant les poëtes du siècle d'Auguste, à l'exception d'Ovide, étaient grands poètes longtemps avant qu'Auguste les eût dotés. La poésie était un art, avant qu'Auguste en fît un état. Mais, après lui, on sera poëte lorsqu'il y aura chance d'obtenir de la libéralité du prince des maisons de campagne, de fins dîners, et des offices de courtisan. Quand donc il se trouvera un empereur assez lettré pour aimer les poètes,.et assez libéral pour les doter, ou bien assez politique pour faire semblant d'être lettré et libéra), il y aura de la poésie et des poëtes. Otez l'empereur, je ne vois pas -quelle muse inspiratrice reste à Rome. Tous les sujets sont épuisés; presque tous les genresont leurs modèles; la destinée de Home avant été d'imiter la Grèce, et

l'oeuvre d'imitation étant accomplie, à quoi bon les poëtes ? tl est vrai que Rome n'a pas imité les poëtes de la décadence grecque, et c'est une gloire telle quelle qui reste; il est vrai qu'il y aura des épithalames à faire pour les noces de César, ses affranchis à ûatter, ses flatteurs à encenser, les animaux de sa ménagerie particulière à chanter. Voilà tout un avenir de poésie; mais pour que cet avenir se réalise, il faut un empereur.

Or, Tibère n'est pas l'empereur qu'il fallait. Tibère n'aime pas les poëtes. Fils de la femme d'Auguste, contemporain de ces beaux génies qu'il avait t rencontrés plus d'une fois sous le vestibule du palais de son beau-père, né et élevé dans un siècle tout littéraire, au milieu des merveilles de la poésie, de l'histoire, de l'éloquence, Tibère n'y prit qu'un goût médiocre pour les productions de l'esprit. Homme de guerre et d'administration, il passa une partie de ses plus belles années, tantôt chez les Cantabres, tantôt chez les Vindéliciens, en Gaule, en Arménie, en Allemagne, toujours chez des barbares, n'ayant pour amis que des compagnons de plaisir, pour intimes que des astrologues. Il va à Rhodes couver sa haine contre ceux qui le desservaient auprès d'Auguste, et là, un peu par oisiveté, un peu pour faire sa cour aux lettrés, il fréquente les écoles de sophistes; mais ce qu'il en retire, c'est le mépris pour les lettrés, sauf les grammairiens pourtant et les érudits, probablement parce qu'il les jugeait inoffensifs .c'est le dégoût de ces hautes matières qui font déraisonner tant de petits cerveaux, et inspirent tant de puérilités et d'arguties. Empereur, à la mort

d'Auguste, possesseur du trône, non pour l'illustrer, mais pour l'affermir, fort peu jaloux de sa splendeur, et surtout de l'espèce dé splendeur qui vient des lettres, il n'a aucun poëte à sa cour. L'état n'en vaut rien; on va donc aux professions favorisées, y compris celle de délateur, que Tibère institue et récompense. Outre que sous un tel règne, et au milieu de nouveautés si étranges, il dut y avoir dans tous les esprits éclairés de l'empire une certaine stupéfaction, peu propre à enfanter des poëtes. Sous un tyran qui méprisait tout, même les flatteurs, qui haïssait sans raison, et qui tuait sans haïr, le mieux à faire, pour quiconque se sentait des dispositions pour les vers ou pour la prose, c'était de se taire on se tut donc.

L'empereur des poëtes ne sera pas non plus Caïus Caligula. Celui-là voulait anéantir les ouvrages d'Homère, de Virgile et de Tite-Live, ce qui n'était pas beaucoup plus difficile, à cette époque, que dé faire de son cheval un consul. Le même prince pourtant ne haïssait pas les philosophes; il offrit même trois cents talents à un certain Démétrius, dont Sénèque dit grand bien, et qui les refusa, né voulant pas, pour ce prix, être le philosophe favori de César. Si Caïus Caligula eût réussi dans son projet d'extermination littéraire, il n'y aurait pas eu de plus beau rôle dans le monde que celui d'empereur romain; et c'est peut-être ce que Caïus voulait; de dépit qu'il y eût des gens qui eussent là gloire sans le pouvoir, et qui fussent appelés princes sans être même des Césars.

Enfin ce ne sera pas non plus Claude, l'oncle de Caïus, qu'on tira par force de dessous une tapisserie ou il s'était caché pendant qu'on assassinait son neveu, et qu'on fit empereur malgré lui. Claude était stupide, et d'une tête aussi faible que son âme était avilie. Ses parents en avaient fait des risées à la cour de Caïus. Sa mère disait d'un homme cité pour sa sottise « II est plus sot que mon fils ff Claude. » A la table de l'empereur, où il s'endormait après le repas, on lui mettait ses brodequins aux mains, on lui lançait au visage des noyaux d'olives et de dattes. Ce César bafoué et exploité jusqu'à cinquante ans, par une cour qui s'en amusait comme d'un-bouffon de famille, fut encore bafoué et exploité sur le trône impérial, mais cette fois par des gens qui le firent servir à de sérieux intérêts d'ambition et d'intrigue, et qui, avec son seing et son cachet, se firent donner des têtes et des provinces, et remuèrent Rome et le monde. Claude, imbécile et presque toujours somnolent, mari et serviteur de plusieurs femmes, dont une prit un mari de son vivant, croupit quelques années sur son trône déshonoré, empereur pour donner des signatures, et pour avoir la meilleure table de l'empire. Il n'eut pas pour Homère et Virgile la haine de son neveu Caïus, et même il fit des livres « plus dépourvus de sens, dit Suétone, que '< d'élégance', » mais il laissa aux affranchis toutes les affaires, y compris les littéraires, se renfermant dans celles de la table et du lit. Vous avez vu que 1. Mugis inepte qmun débuter; "comme si ce qui est ucrit !te;)<e puuvnit. t'être tt~anier. (Suétone, Claude, 42.)

ces affranchis protégèrent Phèdre c'est tout ce qu'ils firent pour la poésie.

L'empereur que nous cherchons sera Néron. Sous Néron l'état de poëte deviendra lucratif et assez sur~ pourvu que le poëte ne s'avise pas de conspirer. H y aura donc une poésie et des poètes, par !a grâce de Néron

LES TRAGÉDIES

DITES

'r N

DE SÉNÈQUE M

LA TRAGÉDIE EN MANUSCRIT

PREMIÈRE -PARTIE.

S I". –Quet est l'auteur de ces tragédies? Leur caractère moral et philosophique.

S II. Quelques réflexions préliminaires sur la tragédie romaine. Appréciation des tragédies dites de Sënèquo sous le point de vue Httéraire. Dectamat.ions en vers, tragédies en manuscrit. t.

DEUXIÈME PARTIE.

Analyse comparée de l'OEdipe de Sénèque et de l'OEdipe de Sophocle.

I". OEdipe de Sénèque.

§ II. OBdipe de Sophocle.

LES TRAGÉDIES

DITES

DE SÉNÈQUE

ou

LA TRAGÉDIE EN MANUSCRIT

PREMIERE PARTIE.

1. Quel est l'auteur de ces tragédies? Leur caractère moral et philosophique.

La première question a beaucoup divisé les commentateurs. L'un attribue ces tragédies à trois auteurs et~ct~e~Ma~'e. Ces trois auteurs seraient Sénèque, le philosophe; 2° un certain Sénèque, descendant de celui-ci, lequel aurait vécu sous Trajan, ou postérieurement à ce prince; 3° ~Me/que auteur du siècle d'Auguste; 4° ~M enfant: c'est cet enfant qui aurait fait Octavie. Celui qui s'est chargé de diviser ainsi la responsabilité littéraire des tragédies dites de Sénèque, avoue qu'il a /?<K'?'e à je ne sais quelle odeur de style et de composition, que quatre poëtes y avaient dû mettre la main. Un autre reconnaît cinq auteurs, les deux Sénèque, MarcusetLucius~ et trois inconnus. Une des raisons de ce commentateur pour regarder les Ty'oye~cs

comme l'ouvrage de Lucius le philosophe; c'est cette parole d'Agamemnon à Pyrrhus

Juvenite vitium est, regere non posse impetum.

« C'est un défaut de jeune homme de ne pouvoir gouverner sa passion. » Or, qui ne voit là une évidente allusion à la tyrannie de Néron? Assurément on peut l'y voir, mais, pour n'y pas voir autre chose, il faut t quelque bon-ne volonté. Trop de critique mène souvent à trop peu de critique. Ces commentateurs, la plupart gens d'esprit et de haute autorité en matière d'érudition, en sont la preuve. La conscience même qu'ils mettent à leurs recherches les aveugle. Souvent la masse des ignorants, qui est la postérité, classe mieux, par son seul instinct, les réputations et les talents littéraires, qu'un très-profond commentateur qui a lu les livres avec une loupe, et y a distingué des différences métriques que ces ignorants n'y verront et n'y voudront jamais voir. Un troisième établit qu'Oc~M'c est du même auteur et du même temps que les tragédies écrites sous Néron, parce qu'il y est question d'une comète, -et qu'il y eut une comète au temps de Séhèquë et dé Néron.

Sur lé caractère de ces tragédies, les opinions sont aussi variées que sur leurs auteurs. Pour celuici, la T/:e6~e est une couvre élevée, profonde, qui i peut revendiquer de son plein droit lès priviléges du cothurne; rien de jeune, rien de fardé dans cette pièce; les sentences y sont merveilleusement aiguisées, les traits pleins de vigueur; c'est quelque pierre précieuse du siècle d'Auguste, d'autant

plus que le choix du sujet prouve qu'il a dû être traité du temps des guerres civiles; raison concluante assurément. Le même estime les Troyennes une pièce misérable, et dit « Je suis un enfant, si « l'Octavie n'est pas l'ouvrage d'un enfant. » Pour celui-là, Troyennes sont une tragédie divine, et la première de toutes celles de Sénèque; l'Octavie, quoique d'une allure un peu humble, est d'un meilleur style que la Thébaïde; quant à celle-ci, il est impossible d'en faire cas, si peu qu'on ait bu à la fontaine du Permesse. Et de même des autres'. Obligé par devoir de me faire une opinion, nonseulement sur le mérite, mais sur l'auteur ou les auteurs de ces tragédies, j'ai pris un autre chemin que les commentateurs. J'ai renoncé à ce travail ardu et sans utilité, qui consiste à chercher des différences et des ressemblances entre les poëtes, dans les longues et les brèves de quelques vers isolés. Je ne me suis pas trouvé d'ailleurs le nez assez fin pour flairer, dans une latinité si uniformément vicieuse, les traces de trois, quatre et peut-être cinq Inconnus.-D'ailleurs, les commentateurs eux-mêmes m'ont tenu quitte de leur ingrate besogne, en m'en montrant l'inutilité, les uns aux dépens des autres. Car ce que l'un dit, l'autre y contredit; tous par de petites raisons qui se valent, et entre lesquelles je n'ai aucun penchant à opter. S'il s'agissait d'une oeuvre littéraire digne d'admiration, et qu'il pût y avoir quelque œuvre de ce genre sans nom d'auteur, la querelle en pourrait valoir la peine; mais comme ii s'agit tout au plus de dire à qui appartiennent de i. Dissertations en tête des tragédies de Sén~que, collection Lemaire.

jolis vers, quelques descriptions spirituelles, des traits fins, de piquants jeux de mots, et tout nn petit bagage agréable de réputation littéraire de deuxième ou troisième ordre; comme, en outre, Sénèque ne gagnerait rien à ce qu'on lui attribuât cinq, ou quatre ou neuf de ces tragédies, et que les inconnus entre qui on les partage ne gagneraient que peu à ce qu'on leur fît à coups d'annotations une petite gloire posthume et conjecturale, je ne traiterai la question de paternité qu'en passant, et seulement pour ne point paraître l'éluder, me réservant pour l'appréciation critique de ces pièces, dans leur rapport intime avec l'époque littéraire dont je parle, laquelle est, à défaut de parents connus, la vraie mère d'adoption des tragédies dites de Sénèque.

L'opinion la plus probable est celle qui attribue ces tragédies à Sénèque le philosophe. On en peut donner des raisons assez plausibles, tirées soit des témoignages anciens, soit surtout des ressemblances frappantes qui se font remarquer entre le philosophe et le poëte. J'en ai recherché et rassemblé quelquesunes, qu'on ne lira pas sans intérêt.

Les raisons tirées des témoignages méritent peutêtre moins de confiance que celles tirées des ressemblances, parce que les témoignages sont euxmêmes ou incertains ou contradictoires. En voici deux, entre autres, dont s'autorise l'opinion qui attribue les dix tragédies a un Sénèque autre que le philosophe.

Martial félicite Cordoue d'avoir donné le jour aux deux Se~e~e et a Lucain. Par les deux Sé-

nèque, dit-on, il entend le philosophe et le <7'~<~tte'. Sidoine Apollinaire, dans une épître à Magnus Félix, parlant des grands hommes nés à Cordoue, distingue trois Sénèque, tous trois auteurs de différent renom, ~'Mn ~M< cu~t~e Platon, e</i'ït< c~ u~tM /« ~;o/t M ~o/t élève Ne/'OM;.l'autre qui ébranle ~o;'c/i<M<rc ~'EMr~~c, tantôt MM'<a<eMr ~'EscA<e bai-boitillé f/e /<e~ tantôt de ï7te.6'c/K!?!<ctn.<~M/MM< ~'MM c'A~Wo~ le troisième (Lucain), qui a célébré la guerre de César etdePompée~Làencore, remarque-t-on, l'auteur des tragédies est distinct du philosophe. Mais quelle est la valeur critique de ces deux témoignages ?

Que prouve d'abord le passage de Martial? Qu'il y a eu en effet deux Sénèque, le premier, Marcus, personnage très-savant, auteur d'un recueil de déclamations appelées ('onh'ouerxMe et s;«(.s'oW(c, et le second, Lucius Annacus Sénèque, dit le philosophe, et ûls. du premier. Rien ne peut faire soupçonner que l'un n'ait fait que des tragédies, et l'autre que des ouvrages philosophiques.

On pourrait le conclure plutôt des vers de Sidoiue Apollinaire, lequel distingue clairement, dans la célèbre famille de Cordoue, un Sénèque auteur des tragédies, et le fameux Sénèque, le philosophe stoïcien et le précepteur de Néron.

1 Duosque Senccas unicumquc Lucanum Facunda)oquiturCorduba.(Lib.t,cp.6.)

2. ~uorumuMuxcotilhispidumt'tutoncn), )ncassum([ucsuummoi~etNeru!)ent,

OrchesH'muquamaitfrEuripidis

t'ictum fMuibus ;]!sch)tum sequulus,

Autpt.iUstrissotitumsoHiirM'rhespim.

i'u~natn<er<ttM[incG.init'iit)mn

'DixitC~esa)'is,etc.,ctc.

Mais Sidoine Apollinaire, un évoque du y" siècle, un poëte qui a chanté les Barbares, qui consolait Rome foulée aux pieds par les Francs, en décrivant avec une minutie complaisante leurs cheveux oints de beurre rance, Sidoine Apollinaire n'est pas une autorité bien concluante sur des faits littéraires du t" siècle, principalement sur des faits de critique. La manière fort peu sérieuse dont il caractérise le grand poëte Eschyle par une épithète qui conviendrait tout au plus à Thespis, prouverait même qu'il n'était pas un bon juge des ouvrages d'esprit. Je ne m'étonne pas que Sidoine ait imaginé un Sénèque le tragique qui n'est ni Marcus, ni Lucius, lui qui, sur un passage d'une préface de Stace, où celui-ci parle d'une pièce qu'il a composée pour l'anniversaire de la naissance de Lucain, à la prière d'Argentaria Polla, sa très-chère épouse (carissimam Ma?oye~), croit qu'il s'agit de l'épouse de Stace, et marie notre poëte avec la veuve de Lucain'. Voici maintenant les témoignages qui ne semblent indiquer qu'un seul Sénèque, le philosophe, précepteur et ministre de Néron

Le plus important est, sans contredit, celui de Quintilien. Pour Quintilien il n'y a qu'un Sénèque, .Se~ec~ sans prénom, sans qualification littéraire. Sénèque est un auteur universel. 11 n'est presque aucune macère d'études qu'il n'ait traitée", il n'est pas un genre d'éloquence où il ne se soit exercé; il 1. Préface du livre [I des S~cM.

Voir en tète du premier volume des tragédies de Se'M~Me, collection Lernaire, tes dissertations de Daniel Heinsius, d'tsaac Pontanus, de Charles Ktotzseh. etdeJacoba.

3. JtM<t<M<tO)tM oratcrt'~ lib. X, cap. [.

a fait des discours, des poésies, des lettres, des dialogues', des controverses, des déclamations~. Quintilien, citant un hémistiche de Me~ee~ le donne comme un vers de Sénèque, non d'un des Sénèque. C'est toujours Sénèque sans prénom. Assurément, si l'on eût reconnu deux Sénèque au temps de Quintilien, l'un pour les ouvrages d'éloquence et de philosophie, l'autre pour les tragédies, Quintilien, empruntant une citation au tragique, n'eût pas manqué de dire lequel des Sénèque était le tragique. Supposez un critique d'aujourd'hui citant un vers de Rousseau, il dira Jean-Baptiste Rousseau, et non Rousseau tout court, d'autant plus que JeanJacques a fait des vers, lui aussi. Il ne faut pas appeler cela de la conscience, mot trop grave; c'est tout simplement une espèce d'exactitude facile et commune, à laquelle aucun critique ne manque.. Sénèque était alors dans toutes les bouches et dans toutes les mains. Quintilien, qui passait pour en faire peu de cas, et même pour l'avoir en horreur, quoiqu'il le louât, l'arrachait, en effet, fort souvent des mains de ses élèves, lesquels n'imitaient point les bonnes choses de Sénèque, mais ses défauts, comme il arrive.

On peut objecter que, dans la nomenclature donnée par Quintilien de tous les poëtes contemporains de Lucain, avec une mention caractéristique de chacun, l'auteur des dix tragédies n'est point nommé. On y voit des auteurs dont il ne nous est rien resté un Césius Bassus, poëte sur ouï-dire; t. /n~tit<<<Ot'M oruior<(B, lib. X, cap. t.

a. /<)f<(em, lib. tX, cap. n.

un Saléius, tout aussi ignoré; un Servilius Nonianus, et d'autres. Comment n'y trouve-t-on pas notre poëte tragique? Omission d'autant plus étrange, que Quintilien place dans cette nomenclature, et au premier rang, Pomponius Secundus pour ses tragédies', et qu'il rappelle en un autre endroit certaines disputes entre ce Pomponius et Sénèque, sur un passage d'Attius le tragique. Que faut-il en conclure sinon que Quintilien n'estimait pas assez les tragédies de Sénèque, ouvrage de fantaisie très-secondaire de cet écrivain, pour les ranger dans une catégorie où il n'admet chaque auteur que pour sa meilleure sorte de production, et qu'il ne s'est souvenu des tragédies de Sénèque que par occasion? Nul doute que si ces tragédies eussent été le titre unique d'un membre de la famille des Sénèque, Quintilien n'eût admis ce membre dans sa revue des auteurs romains, et qu'il ne l'eût placé à la suite de Pomponius Secundus, cité par lui pour le même genre d'ouvrage. Mais comme ces pièces n'étaient qu'une des nombreuses productions de Sénèque l'universel, et assurément un de ses moindres titres, Quintilien s'est borné à les indiquer sous le nom de poésies, poem.a<f(, dans la catégorie de ses œuvres, et, ailleurs, à y faire une allusion sans importance. Je ne crois pas cette conjecture forcée.

« Les ennemis de Sénèque, dit Tacite, lui repro« chaient de s'arroger à lui seul la gloire de l'élot. Horum quos viderim, longe pt'inccps Pumpouius Secundus, quon acncb parum tragicum putabant, éruditions au uitore prœst.n'e conlitebautur. (~tM<t<. orat., tib. X, cap. t.)

« quence, et de faire plus fréquemment des vers, « depuis que Néron s'était pris d'amour pour la « poésie'. M Si ces gens se trompaient sur le motif, il est douteux qu'ils se trompassent sur le fait, car on ne dit pas de quelqu'un qu'il fait des vers, quand il n'en fait pas. C'est le dernier travers qu'un ennemi sérieux veuille prêter à un homme. Je n'ai pas à apprécier ici jusqu'à quel point il est vraisemblable que l'écrivain universel fût jaloux de tous ceux qui aspiraient à la gloire de l'éloquence, ni si ce ne fut point en effet par flatterie que le précepteur se mit à faire des poëmes, ou seulement par cette périlleuse morale de ministre, qui consistait à transiger avec les travers de Néron pour lui tenir tête dans ses crimes. Je dois éviter d'étendre mon sujet à toute la vie comme à tous les ouvrages de Sénèque, dans un article où je traite de poésies qui, après tout, peuvent n'être pas toutes de lui. Mais je note le fait rapporté par Tacite, moins pour le rattacher à une appréciation générale de Sénèque, que pour éclaircir la petite question d'origine littéraire que j'ai soulevée

Pline le jeune, apprenant qu'on le blâme chex quelques amis de faire des vers et de les lire, se justifie en citant les hommes illustres dans l'éloquence et dans les affaires, qui ont eu le même goût que lui, et parmi ceux-ci Annaeus Sénèque, le Sénèque universel de Quintilien'.

t. Obiieiebantetiam'<e)oquentiœ)audemuni sibi adsciscere, et carmina cre« brius factitarp, postquam Neroni amor corum vcnisset. r.

(~nno~,iih.X)V, 5:.)

9. Si ce livre-ci ctai~ juge digne de quelque intérêt, je pourrais faire sur ies prosateurs de la même époque le mëme travail que j'ui fait sur les poëtes; et l'appréciationgénérale de Sénèque y aurait naturellement une grande ptace. Lettres, livre V, 3.

II est vrai que Sénèque ne parle jamais de. ses .tragédies, du moins dans les écrits. qui nous sont restés de lui. Assurément, ce silence pourrait faire croire qu'il n'en est pas l'auteur/car quel poëte se tait sur ses vers? Mais qui sait s'il a été aussi discret dans ceux de ses ouvrages que nous avons; perdus, et si du temps de Quintilien, on n'avait. pas sur l'origine de ces tragédies, outre le témoignage public, les aveux particuliers de Sénèque? Je comprends toutefois que ces raisons historiques laissent encore du doute; les raisons morales. me paraissent plus fortes, sinon assez fortes pour trancher la difficulté. Ce sont. de sensibles ressemblances de pensée et de style entre. le philosophe et le poëte.

La philosophie et la morale des huit tragédies sont de la même école que celles des Traités et des Épîtres; et si ce n'est pas le même homme, c'est indubitablement le même esprit qui ainspiré les apho-rismesdel'un et les traits sentencieux de L'autre. Commençons par la philosophie.

Le stoïcisme est presque exclusivement la philosophie des tragédies de Sénèque. Presque tous les personnages y sont stoïciens ou à peu près, armés de sentences, et conversant ou discutant par aphorismes. Quelques-uns y meurent avec tout l'apparat du stoïcisme, en gens qui ont analysé les exquises jouissances du suicide. H n'est pas jusqu'au petit Astyanax, ce frêle et charmant enfant de la plus délicieuse femme de l'antiquité., qui ne se'donne des airs de stoïcien, et ne sente l'écol&. Polyxène meurt à la Caton. Dans l'art grec, la jeune fille, c'est l'être

débile et décent par excellence,, l'être H<~ ~Mtr les ~rme~ comme disaient les Grecs elle a peur d'une épée nue, parce qu'elle est femme; à Rome,. elle se jette dessus, parce qu'elle est stoïcienne. Dans Euripide, Polyxène conserve sa pudeur, même alors, qu'il ne lui sert plus d'en avoir quand elle tomh.e frappée par Pyrrhus, elle regarde à tomber avec décence' dans Sénèque, « elle se jette à bas comine « une furieuse, afin de rendre la terre plus lourde « aux os d'Achille. H

Cecidit, ut Achilli gravem

Factura terram, prona, et irato impetu.

(Les TrM/ennM~ v. H59.)

Arrive ce qui peut de sa pudeur, qu'importe? Elle est morte avec calcul et appareil, en femme qui a approfondi la question du néant. 11 est vrai qu'elle peut donner à rire d'un rire impur à ceux qui la voient tomber, car elle n'a peut-être pas été assez habile comédienne pour sauver toutes les convenances, au lieu que dans l'art grec, le sacrifice de la vierge pure n'eut pas fait rire, mais rougir les dieux et les hommes.

Astyanax, traîné par Ulysse au sommet de la to.ur d'où il doit être précipité, seul ne pleure pas dans toute cette foule qui pleure, et pendant qu'Ulysse écoute les paroles du devin, et convie les dieux cruels à cette horrible fête, l'enfant s'échappe de ses mains, et « s'élance de son propre mouvement « au milieu des royaumes de Priam. »

i .Haccveroctiammoriens

Magnamcuramha.beba.tdeccnterutcadcret,

Occultans qum occultai ocuhs virorum decet.

(Hecub~Yers568.CoUectionDidt)t.)

Sponte desilliit sua

In media Pfian<i régna. (Les 7'royenttM, v. K03.)

Qui ne reconnaîtrait pas, non-seulement le stoïcien de l'école de Sénèque, mais Sénèque lui-même, le Sénèque des lettres à Lucilius, dans ces subtiles analyses que fait OEdipe du plaisir qu'il y a, non pas à se tuer, c'est trop peu, mais à disposer de sa. mort « Celui qui force un homme à mourir malgré « lui, dit OEdipe, fait la même chose que celui qui « en arrête un autre qui veut mourir; je me trompe, « le second fait pis que le premier. J'aime mieux « être forcé que privé de mourir. »

Quicogitmori

Nolentem, in aequo est, quique properantem impedit. Nec tamen in aequo est alterum graviusreor,

Mato imperari quam eripi mortem mihi. (P/i<Bn:M(B, v. 98.) La même pensée est développée ailleurs, dans deux passages correspondants du poëte et du philosophe. Dans le poëte, l'OEdipe des P/i~cte~ne~ disserte longuement avec Antigone sur la liberté de mourir. f< On ne peut pas m'empêcher de mourir, « dit-il. A quoi pourraient aboutir tous tes soins « pour me sauver de moi-même? La mort est par« tout. La Providence y a pourvu avec bonté. On « peut enlever la vie à un homme, mais on ne peut « pas lui enlever la mort il y a mille moyens « d'arriver à la mort. M

Morte prohiberi haud queo.

Quid ista tandem cura proficit tua?

Ubique mors est. Optime hoc cavit Deus,

Eripere vitam ncmo non homini potest

At nemo mortem mille ad hanc aditus patent.

(P/)œn!~<B, v. < 46 4 53.)

« C'est un mal, dit le philosophe Sénèque, que '< de vivre dans la nécessité mais il n'y a aucune « nécessité d'y vivre. Les moyens de se mettre en « liberté s'offrent de toutes parts, nombreux, courts, « faciles. Rendons grâces à Dieu de ce qu'il n'a pas « voulu que personne pût être retenu malgré lui « dans la vie. M Et ailleurs, il prête ces paroles à la Providence « J'ai pourvu avant toutes choses.à ce « que nul ne vous retînt malgré vous dans la vie « la sortie en est libre. »

« Ma)um est in necessitate vivere; sed in necessitato vivere ne< cessitas nulla est. Patent undique ad libertatem vite mu)t3B, bre« ves, faciles. Agamus Deo gratias, quod nemo in vita teneri po«test.)) » (Epist..XIL) « Ante omnia cavi, ne quis vos teneret invitos patet exitus. e (De P)-ou!den<io, VI.)

Les analogies sont frappantes entre les choses et les mots; on ne sait lequel copie l'autre, du poète ou du philosophe. Ne serait-ce pas le même écrivain qui se pille lui-même?

Il y a dans Sénèque, sur la mort tant imposée que volontaire, cent traits qui ressemblent à ceux-là. Sa mort courageuse a seule donné à ses jeux de mots sur le suicide une gravité qui fait qu'on n'en rit pas. Si Sénèque ne s'était pas ouvert les veines, il n'y aurait pas eu de plus triste comédien que lui. Comme tous les stoïciens avancés, les personnages des tragédies de Sénèque sont fatalistes, non pas à la manière de la Grèce religieuse, qui croyait au dieu Destin; le fatalisme stoïcien est tout philosophique il n'est point religieux. Voici deux passages sur le destin, qui sont inégalement beaux, mais qui dénoncent la même main. J'aime mieux

~e morceau de prose, parce qu'il paraît, avoir été fait le 'premier; les vers sont d'une inspiration récha~See. Voici la prose

« Je ne suis forcé à rien, je ne souffre rien malgré « moi je ne suis point l'esclave de Dieu, mais je lui « donne mon assentiment; et cela d'autant plus vo« 'lontiers que j'ai la conviction que tout est arrêté « d'avance, et marche d'après des lois éternelles. (c Nous sommes menés par les destins, et la pre« mière heure de la naissance a ûxé pour chacun ce « qui lui reste à vivre. Toute cause dépend d'une cc autre cause; les choses publiques et privées suif< vent un ordre déterminé longtemps à l'avance. « C'est pourquoi il faut tout supporter avec cou« rage, car toutes les choses de la vie ne sont point, « comme nous le pensons., des incidents fortuits, «'mais des accidents nécessaires. Il a été décrété, « dès l'origine, et ce que nous aurions de joies, et f' ce que nous aurions de peines; et, bien que l'exi« stence de chacun soit'en apparence variée à l'in'« .fini, il n'y a qu'une fin pour toutes. Etres'péris'« sables, nous avons reçu de la nature un don « périssable. »

« Nihit cogor, nihil patior invitus.; nec servio Deo, sed assentior; « eo quidem magis, quod scio omnia certa et in œ~ernum dicta lege « decnrrere. Fatn nos ducunt, et quantum cuique restât, prima nasn ccntiurn'hora disposuit. Causa pendet ex causa; privata ac pui' 'bhca )0ngus'ordo rerum trahit. Ideo fortiter omne ferendum est « quia non, ut putamus, incidunt cuncta, sedveniunt. Otim con« stitutum est, quid gaudeas, quid uens et quamvis magna videa« tor'variëtate singu)orum vita distingui, summa in unum venit: « accepimus peritura perituri. v (Sen., De Provict.cap. v.) Ge thème brrilant se retrouve dans l'OEo!?'~ développé et par conséquentaS'aibli; c'est moins ùn&

copie qu'une paraphrase du morceau en prose. Le chœur vient d'entendre avec une patience exemplaire le long récit descriptif du ~V'HM/t'Mx sur la cata strophe de la maison des Labdacides. Quand le narrateur officiel fini, le chœur s'écrie

«'Nous sommes menés par les destins cédez donc « aux ~destins. Toutes nos craintes mquiètes ne sau« raient rien changer à l'arrêt des Parques. Tout ce « que 'souffre, tout ce que fait la race humaine, a été f( arrêté en haut, et Lachésis ne suspend jamais la « 'trame qu'ont ûlée ses mains inexorables. Tout suit « une route tracée d'avance, et le premier jour de « iiotre vie nous en a marqué le dernier. Il n'est pas « au pouvoir de Dieu de rien déranger à l'enchaîne« ment 'fatal des effets aux causes. Il n'y a pas de « .prière qui puisse changer le tour de mourir de cha« cun.'H en a-pris mal à beaucoup d'hommes de l'a« voir craint, et combien ont accompli leur destinée, « par la peur même qu'ils avaient des destins! »

Il est impossible de ne pas être-frappé de TidenLité

Fatisagimur, cedite fatis.

'NonsoiUcitaepossuntcursB

Mutareratistaminafusi.

Quidquid patimur, mortategenus,

Quidquid facimus, venit ex alto

Servatque suae decretacalus

.Lachesis, durarevoluta manu.

Omnia certo tramite vadunt

Primusq~e dies dedit extremum.

Non illa Deo vertisse licet

Quae nexa.suiscurruntcausis.

It cuique ratus, prece non ulla

~Mobi~s, ordo. Mu!ds ipsum

Metuissenocet;muH!ad.fatum

Venere suum, dum fata timent. (OEdipe, v. 980.)

de pensées et de style qui caractérise ces deux morceaux. C'est bien, ici et là, la pure doctrine stoïcienne qui soumet tout, les dieux mêmes, dans le cas où elle admet encore des dieux, à un inévi.table destin. C'est bien surtout, ici et là, la phrase courte et sentencieuse de Sénèque le philosophe. Lachésis et son fuseau ne sont là qu'un lieu-commun de poésie, qui donne au morceau la couleur locale, et n'impliquent aucune foi, ni de la part du poëte, ni même de la part du chœur, lequel est évidemment gagné tout entier aux doctrines du stoïcisme.

Au reste, le stoïcisme est mitigé dans le poëte comme dans le philosophe. Les doctrines de Platon y tempèrent celles de Zénon; il y a des retours vers Épicure, très-signiûcatifs, quoique rares. Sénèque se vantait d'être éclectique, il reconnaissait des guides, mais point de maîtres; il disait que la vérité est la propriété de tout le monde, que les stoïciens ne sont pas les sujets d'un roi, que chacun travaille et cherche pour son compte 1 en conséquence, il contredit Zénon et les autres, quoiqu'avec politesse". Tel il est dans ses ouvrages philosophiques, tel dans ses tragédies. Ici il accuse les dieux, là il s'humilie devant leur puissance; tantôt il les traite de dieux légers, tantôt il se laisse aller à des transports de foi polythéiste le philosophe et le poëte n'admettent fort souvent qu'un Dieu unique, Dcus, par lequel ils remplacent la religion de la Grèce héroïque. Tantôt Sénèque croit à la vie future, tantôt, et plus souEpistola XXXIII.

it. Epistola LXXXIII, tf passim.

vent, au néant. Dans les tragédies, le néant et la vie future sont quelquefois proclamés tour à tour par le même chœur; exemple

Dans le premier acte des TroyeMHe~Iechœuf chante le bonheur de Priam après la mort « L'heureuxPriam, disons-noustoutes, en se reti« rant de ce monde, a emporté avec lui son royaume; « maintenant il erre sous les paisibles ombrages de « l'Elysée, et cherche parmi les âmes pieuses l'om« bre de son Hector. »

Fe)ix Priamus,

Dicimus omnes secum excédons

Sua régna tutit nuncEty~ii

Nemoris tutis errat in umbris,

Interque pias felix animas

Hectoraquacrit. (v. ~86.)

Le même chœur décrit ainsi le passage de la vie au néant « De même que l'épaisse fumée qui s'é« lève du foyer embrasé s'évanouit à peine montée « dans les airs, de même s'évanouira l'esprit qui '< nous gouverne. 11 n'y a rien après la mort la « mort elle-même n'est rien. »

Ut ca'idis fumus ab ignibos

Vanescit spatium per breve sordidus

Sic hic, quo regimur, spiritusefQuet

Post mortem nihil est, ipsaqne mors nihil. (v. 393.) Dans les ouvrages philosophiques, même contradiction. C'est tantôt le néant et tantôt la vie future qui sont dogmes de foi, suivant les dispositions du philosophe. On lit ce curieux passage dans une lettre charmante sur la maison de campagne et les bains de Scipion l'Africain « Je me persuade que l'âme « de ce grand homme est retournée au ciel d'où elle

« était venue; non parce qu'il commandadegrandes f< armées (l'insensé Cambyse en fit autant, et sa « fureur lui réussit), mais à cause de sa modéra<( 'tion 'et de sa pieté, qualités qui furent bien plus « admirables quand il s'exila de sa patrie que quand « il la défendit. »

< Animum quidem ejusin cos)um, ex quo erat, redisse persua« deomihi, non quia magnos exercitus duxit (hos en;m et Camby« ses furiosus, ac furore feliciter usus, habuitj, sedobegregiam nro«derationem pietatemque, magis iniuoadmirabi)em,quum relia quit patriam, quam quum défendit. » (Epist. LXXXVI.) Voici maintenant un ordre d'idées qui répondra aux métaphores du chœur desTro~n~ sur la ressemblance de destinée entre l'âme et une épaisse fumée. Dans une lettre sur Aufidius Bassus, docte vieillard qui consacrait ses derniers jours à des spéculations sur les douceurs d'une mort prochaine, Sénèque loue et adopte avec une tendre admiration ces paroles de Bassus a S'il y a quelque inconvé« nient ou crainte dans cette affaire, c'est la faute « du mourant et point de la mort; il n'y a pas plus « de désagrément dans la mort qu'après la mort. « Tant s'en faut que la mort soit un mal, qu'au « contraire ellenousdélivre detoute crainte de mal." u < Si quid incommodi aut metos in hoc negotio est, morientis vi« tium esse, non mortis; nec magis in ipsa quidquam esse moles« tise, quam post ipsam. Ergo, mors adeo extra omne malum est, « ut sit extra omnem malorum metum. ') (Epist. XXX.) ,La mort M'e~ ?'zcyt, dit Sénèque le poëte. La wo~, dit-Sénèque le philosophe, c'e~ H'<~rc,p<M'Vous demandez, dit le poëte, où vous serez après da i. F.pistota LIV « Hors est non esse. »

mort? où est tout ce qui n'est pas'né*. Ilen.sera de moi, après moi, dit le philosophe, ce qu'il en a été avant moi N'est-ce pas le même 'homme qui parte? Regardez le style n'est-il pas le même, sauf la mesure? Encore cette différence est-elle très-peu sensible, l'iambe se rapprochant beaucoup du libre mouvement de la prose. Les incertitudes des stoïciens sur la question de l'âme ne se réuéchissent-elles pas ~tout aussi vivement dans le poëte que dans le philosophe? Le moins qu'on doive conclure, (ce 'semble, de si profondes ressemblances, c'est que,si ce n'est pas le même philosophe qui .a écrit les deux genres d'ouvrages, c'est assurément la même philosophie qui a inspiré ce qu'on y trouve d'opinions religieuses; c'est cette philosophie incertaine, flottante, parce qu'eue n'a plus de bases, quelquefois tentée de croire à l'âme, plus souvent portée à la :nier; admettant ou rejetant les 'dieux; voulant bien des Champs-Elysées, mais ne voulant point du'Tartare"; philosophie qui ne sait que faire'de notre mort, de même que la morale, sa contemporai'ne, ne savait que faire de notre vie, et se contentait de nous apprendre à en sortir.

Cette morale, vous la remarquerez dans le poëte comme dans le philosophe; seulement, l'un la traite ea?~ro/c~o, l'autre n'y fait que des allusions. C'est la manie de l'impossible dans la vertu, seule morale, t. Troodes, v. 401

Quœhs quo jaceas post ohitum loco 7

Quo non nata jaccnt

2. Epipt~la, UV 'Hoc erit post nie quod ante me fuit.

S. C'est ainsi que, dsns <M !'ro;/<n)~.t, le même chœur qui a chante Priam s'égarant sous tes ombrages éternels de )'E))'sée, traite plus loin te Ténarc et Cerbère de contes à dormir debout. Acte Il, vers 405.

après tout, qu'on pût opposer à la manie de l'impossible dans le vice, dont l'époque de Sénèque était possédée. A des maux extrêmes, la morale opposait des remèdes extrêmes, c'est-à-dire qui ne guérissent pas. La morale était moins un code de préceptes de conduite qu'une protestation, plus ingénieuse quelquefois que sensée. Il s'y mêlait je ne sais quelle recherche puérile, qui en faisait suspecter l'austérité en l'outrant, et lui ôtait d'avance tout crédit. II y avait alors des inventeurs en fait de vertu, comme il y en avait en fait de vice; et ceuxci ne restaient jamais en arrière de ceux-là. Entre la richesse excessive et la pauvreté, entre les délicatesses du luxe et le dénûment, cette morale n'admet point de milieu. Du temps d'Horace, la morale prêchait encore la médiocrité Sénèque prêche la misère'. Votre voiture est modeste, Sénèque bien il y a de la modération et quelque peu de vertu, quoique ramnée, à vous faire voiturer si humblement de l'une de vos six villas à l'autre. Je veux bien croire que si vous allez en voiture, c'est que votre vieillesse vous défend d'aller à pied, que vous vous faites ~M~or/er et po~< ;)o?'<e?' mollement; à merveille; mais pourquoi vous vantezvous de laisser mourir de faim vos mules qui ne sont pas stoïciennes? Soyez pauvre, si c'est votre goût, et tant que ce sera votre goût car la pauvreté est aisée à qui peut se donner le lendemain toutes les jouissances de la richesse; mais que vos esclaves ni vos chevaux ne soient maigres; car il n'y a plus ni vertu ni sens à étaler la livrée de la misère; et 1. Episto)aLXXX\'n.

non-seulement vous ne désarmerez pas vos envieux, mais vous vous donnerez aux yeux des hommes de sens le double ridicule de vouloir paraître pauvre, et d'être effectivement très-avare.

La morale de Sénèque défend au père de pleurer la mort de son enfant. Il faut trouver, dit-elle, une certaine volupté dans le chagrin; il vaut mieux que nous quittions la douleur que ce soit la douleur qui nous quitte. Oui; mais alors de quel droit prétendez-vous que votre enfant vous pleure mort, ou seulement qu'il vous désire en vie, si surtout vous le traitez comme vos mules?

Cette morale ne veut pas d'affections'. Pourquoi donc aimez-vous votre femme Pauline, ô Sénèque~? Et dans quel cas êtes-vous plus conséquent avec votre morale, ou quand vous confessez que vous prenez soin de votre santé par amour pour Pauline, ou quand vous restez ministre et conseiller de Néron assassinant sa mère par une application outrée de vos principes sur le mépris des affections? '? Je ne veux pourtant point calomnier cette morale. Elle ne prêchait pas l'abolition de l'esclavage; mais elle voulait qu'on reconnût dans l'esclave l'égal du maître, et qu'on l'appréciât, non par sa condition, mais par sa conduite~. Elle demandait non pas seulement qu'on épargnât le sang humain belle humanité, en effet, que de ne pas faire du mal à ceux à qui nous devons faire du bien non pas seulement que l'homme fût doux pour l'homme, mais « qu'il i. EpistotaCXVt.

S. Quand Pagine voulut l'imiter et mourir «H ne s'opposa pas, dit Tacite, à la gloire de sa femme son amour lui faisait craindre d'abandonner aux outrages une épouse qu'U chérissait uniquement. (~no)M, XV, 63.)

5. Epistola XLYH.

tendit la main au naufragé, qu'il remît. dans sa route le voyageur égaré, qu'il partageât son painavec ceux qui ont faim'. » Elle disait encore, avec la religion nouvelle '( Le sage, traîné au supplice., souffrira, tremblera, pâlira, parce, qu'il a un corps sensible; mais la partie de lui-même qui est douée de raison ne se plaindra pas M Elle préparait ainsi les esprits au christianisme; elle facilitait la transition à cette ère nouvelle qui allait compléter ses concessions honnêtes, mais timides, sur l'égalité des esclaves et des maîtres, convertir en devo.irs.ses. exhortations à la douceur et à l'humanité, et montrer sur le chevalet, tremblant aussi et pâlissant, mais sans proférer une plainte, non pas son sage ingénieux et gourmé, pour qui la morale est tout à la fois une affaire d'érudition, de secte et de style, mais l'homme du peuple ignorant, le muletierpeutêtre qui a conduit Sénèque à sa villa, et qui n'aura ni science, ni orgueil, pour se soutenir dans les épreuves qu'il souffrira pour sa foi. Je le répète, une morale qui a pu servir de préparation. au christianisme n'est pas une morale à mépriser; mais sauf ces éclairs de haute raison très-rares et mêlés de si épaisses ténèbres, n'est-elle pas presque tou, jours ou un dogmatisme puéril, roulant sur des mots à double sens, ou, comme je l'ai déunie d'abord, la manie de l'impossible dans la vertu? La seule conséquence. d'une telle morale, c'est d'engendrer la manie de la mort volontaire. Aussi le courage de mourir, du temps de Sénèque, n'était-il

t. Epistola XCXV. 2. Epistola LXXI.

déjà plus qu'un courage banal. A cette époque de langueur et de délices, de mollesses monstrueuses, d'appétits auxquels le monde pouvait à peine suffire, de bains parfumés, d'amours faciles et désordonnés, il y avait, chaque jour, des hommes de tout rang, de toute fortune, de tout âge, qui se délivraient de leurs maux par la mort Comment, ne se serait-on pas précipité dans le suicide, quand on n'avait d'autres consolations que la philosophie subtile de Sénèque, et ses théories sur les délices de la pauvreté ?

Marcellinus" est atteint d'une maladie grave, mais curable; il est jeune, il a des biens, des esclaves, des amis n'importe, la fantaisie lui vient de mourir. Il assemble ses amis; il les consulte, comme pour un mariage à faire, ou une place à accepter. Il s'entretient avec eux de son projet de mourir; il met la chose aux voix; quelques-uns lui conseillent de faire comme il voudra; un stoïcien, ami de Sénèque, l'exhorte bravement à mourir sa principale raison, c'est qu'il n'est pas besoin pour vouloir mourir d'être prudent, ni courageux, ni misérable il suffit qu'on s'en-nuie. Personne ne contredit le stoïcien. Marcellinus remercie ses amis; il distribue quelque argent à ses esclaves qui pleuraient, et qui ne voulaient point l'aider à mourir; il les console avec bonté. Ces dispositions faites, il s'abstient pendant trois jours de toute nourriture, et on le porte, affaibli et languissant, dans un bain. d'eau chaude, où bientôt il s'éteint, après avoir muri. Epistola XXIV.

2. ERisMtaLXXyn.

muré quelques paroles sur le plaisir de se sentir mourir. Et ce ,plaisir était si peu une affectation, grâce à cette mode de suicide, que les stoïciens austères, lesquels faisaient les honneurs de toutes ces morts, crurent devoir y mettre quelque restriction, en établissant que la mort, quoique très-agréable, n'était pourtant pas un si grand bonheur, qu'il fût permis de négliger ses devoirs pour elle. Ce n'était pas là l'opinion de Mécène, lui qui disait « Faites-moi boiteux, manchot, bossu, éden« té; pourvu que je vive, c'est bien. Laissez-moi « vivre sur une croix, si j'y peux vivre'. » Mais je conçois bien qu'après un aussi lâche amour de la vie, il y ait eu une réaction d'amour de la mort, quand même des raisons plus solides n'en eussent pas fait une mesure de précaution et de régime, dans la Rome de Tibère et de Néron. Plusieurs des héros des dix tragédies sont des Marcellinus, modifiés par les circonstances. Vous avez vu mourir Astyanax, grande espérance du stoïcisme, si les dieux l'avaient laissé vivre. Le courageux enfant a fait comme les stoïciens de Néron il a voulu avoir les honneurs de sa mort, et s'est échappé des mains de ses bourreaux, pour mourir spontanément, sponle sMa. De même Polyxène; elle a reçu deux morts, l'une de la main de Pyrrhus, l'autre de la sienne; elle a été tuée d'abord, puis elle s'est tuée, afin de sauver, jusque sous le glaive du sacrificateur, la sainte liberté du suicide. Dans

iLaFontainecstdei'avisdcMeeenc:

Nëcenasfutun galant homme:

Il a dit quelque part Qu'on me rende impotent,

Cul-de-jatte, goutteux, manctiot, pourvu qu'en somme

Je vive, c'est nssez je suis plus que content. (Livre t, fable 15.)

l'Hercule /'Mt-ï'eM~, Mégare, femme d'Hercule absent et forcée par l'usurpateur Lycus de choisir entre sa main et la mort, répond en stoïcienne intrépide « Qui peut être contraint ne sait pas mourir. » Cogi qui potest nescit mori. (T/ercu/M /M-Mi~ v. 48&.) « Tu mourras, insensée, lui dit Lycus. J'irai au-devant de mon mari, » répond Mégare (Hercule était aux enfers). Et plus bas cc Supprimez 'f les dures tyrannies, ajoute Mégare, que sera la f< vertu? » Ainsi Sénèque le philosophe « Le mal« heur est l'occasion de la vertu*.)) Mais, dit '< Lycus, penses-tu qu'il y ait de la vertu à être ex« posée aux bêtes et aux monstres? MÉGARE. C'est « le propre de la vertu de surmonter ce que tout le « monde craint. Lycus. La nuit du Tartare couvre « celui qui profère de hautaines paroles.MËCARE. '< La route de la terre au ciel n'est pas douce. »

Lïc. Moriere, demens. MEG. Conjugi occurram meo.

Imperia dura toile, quid virtus erit?

Lyc. Objici feris monstrisque virtutem putas?

MEG.Virtotis est domare quce cuncti pavent.

Lyc. Tcnebrae loquentem magna Tartarese premunt. MEG. Non est ad astra mollis e terris via.

(H~erct~es/ttrens~ v. 433-437.)

Il y a ici plus qu'un dialogue entre une stoïcienne et un tyran; on dirait l'interrogatoire d'un chrétien devant le juge qui va l'envoyer au martyre. Dans la même pièce, Amphitryon, le mari complaisant d'Alcmène, qui a voulu rester le père mortel d'Hercule, échange avec le même Lycus quelques t. Cala mitas virtutis occasio est. SE~ECÀ. de Proet~n<!a. IV.

sentences stoïciennes, celle-ci entre autres « Qui« conque est malheureux est un homme, dit Lycus, « contestant la divinité d'Hercule. Quiconque « est courageux, répond Amphitryon, n'est point « malheureux. »

Lvc. Quemcumque miserum videris, hominem scias. ÂMPH. Quemcumque fortem videris, miserum neges.

(~rcuks/'tfrenS) v.463.)

Ainsi avait dit le philosophe « Celui qui a la vertu ne peut pas être malheureux*. »

Dans l'/fercM~ <:M mont OE~ Déjanire hésite entre le genre de mort qu'elle se donnera. Doit-elle se percer avec une épée? Doit-elle se laisser rouler du haut d'un rocher, afin de tracer un long sillon de sang et de débris? Sera-ce assez d'une seule mort? Non,: il lui en faut deux. En conséquence, elle convoque toutes les nations à faire pleuvoir sur elle les pierres et le feu. OEdipe veut aussi mourir deux fois; que dis-je? dix fois, cent fois s'il se peut, toujours revivre pour toujours mourir. Ces gens-là sont fous oui; mais ils sont fous de la folie de Marcellinus, de la folie de Sénèque qui loue le suicide de ce jeune homme; de cette folie de l'époque qui faisait qu'on se tuait par ennui, par paresse de se faire guérir; par distraction, à peu près comme on se battait en duel sous Richelieu. La mort était~devenue chose si insignifiante, et de si facile accès, que les tyrans, pour punir ou se venger, imaginèrent des supplices afin de donner plus que la mort*. A cet égard, les philosophes et t. m quidem miser esse, qui virtutem habet, non potest. Epistola XCII. 2. Tihcrc forf~.de vivre ceux qui voûtaient mourir. U regardait ta mort (.'omn~e

les chrétiens avaient le même courage des deux côtés on savait bien mourir; mais les uns mouraient pour des paroles mortes, et .les autres pour des paroles de vie; ceux-ci pour eux-mêmes, et ceux-là pour l'humanité différence dé but qui explique là différence de moralité entre les deux sacrifices. Je ne prétends pas que toutes ces ressemblances évidentes entre la philosophie et la morale des tragédies et des écrits philosophiques, ne doivent laisser aucun doute sur leur communauté d'origine; mais je puis croire que le lecteur est aussi convaincu que moi de leur parenté, au moins morale. II y a d'autres preuves tirées des formes sentencieuses de style communes aux deux sortes d'écrits. J'en donnerai deux ou trois exemples parmi une foule d'autres.

Le poëte et le philosophe sont également riches en sentences, la plupart graves, quelques-unes trèsvagues, plusieurs tournant à l'épigramme. Par ce mot sentences, j'entends plus spécialement ces sortes de demi-vérités qui n'appartiennent proprement ni à la philosophie ni à la morale, mais qui participent un peu de toutes les deux, et consistent, ou bien en aperçus vagues, qui sont sur la voie de quelque vérité de l'un ou de l'autre ordre, ou bien en petites vérités d'exception données d'un ton d'oracle pour des axiomes absolus et des dogmes de foi. Le style est toujours pour la moitié dans l'effet qu'elles produisent, quand il n'y est pas pour le tout. Voici une peine si té~re, qu'un condamné s'étant soustrait au supplice par une mort volontaire v )) m'a échappé; x s'écria-t-it. Un jour qu'il visitait les prisons, un condamné le pria de hâter son snpptice Je ne sache pas, lui dit-il, que nous soyons réconciliés. (Suétone, Tibère, 6t.)

quelques-unes de ces sentences, prises parmi les plus vraies.

« La prospérité n'a point de mesure. Qui se trouble de vaines craintes, mérite d'en avoir de « vraies. L'ignorance est un mauvais remède '< pour guérir le mal. Ceux qui vous louent par '< crainte vous haïront pas crainte. Il est arrivé plus d'une fois à l'homme humble de recevoir des « éloges sincères; l'homme puissant n'en reçoit que « de faux. Les rois entendent avec haine ce « qu'ils vous ont ordonné de dire. »

Secundanonhubentmodum.(0/M/p.~v.694.~ Qui pavet vanos metus

Verosmeretur.(/M.700.)

Iners malorum remedium ignorantia est. (/Md.~ v. 61 S. ) Quoscogitmetus

Laudare, eosdem reddit inimicos metus. (Thyeste, v. 207.) Laus vera et humili saepe contingit viro,

Nonnisipotentifatsa.(v.2«.)

Odere reges dicta, qua~ dici jubent. (OEdip., v. 820.)

Quelquefois le philosophe répète le poëte, ou le poëte le philosophe. Dans OE~/je~ le poëte parlant des tyrans et de leurs craintes, dit «Celui qui « gouverne tyranniquement ses États craint ceux « qui le craignent la peur retombe sur celui qui la « cause.»

Qui sceptra duro sœvus imperio regit,

Timcttimentes; metus in auctorem redit. (V. 705.)

« Celui qui est craint, dit le philosophe, craint à « son tour. Personne ne peut faire peur et être en « sûreté. Et ailleurs « La crainte retombe tou« jours sur ceux qui la causent, et personne n'est

« redoutable impunément. Il faut que celui qui fait « peur à beaucoup de monde, ait peur de beaucoup «de monde.M »

Qui timetur, timet nemo potuit terribilis esse secure. (Epistola CV.)

Quid, quod semper in auctorem redundat timor, nec quisquam metuitur ipse securus? Necesse est multos. timeat quem mu)~ timent. (Z)e/r~H,2.) Dans Me~ee, le poëte dit « Que celui qui n'a plus « rien à espérer, ne désespère de rien. M

Qui nil potest sperare, desperet nihil. ( V. 463.)

Le philosophe répète et explique le poète « Vous « cesserez de craindre, dit-il, quand vous aurez '< cessé d'espérer. »

Desines timere, si sperare desieris. (Epistola VI.)

Je ne multiplierai pas ces citations. C'est assez de quelques exemples pour montrer que le tour d'esprit et la façon sont les mêmes dans le philosophe et dans le poëte. De part et d'autre, c'est la même profusion de phrases courtes, laconiques, d'antithèses spirituelles, portant sur les.mots encore plus que sur les choses de petites pen&ées brillantes, à moitié vraies, souvent déterminées par des ressemblancesd'orthographe, parlechocd'undérivé etd'un composé, par des analogies de radicaux et de terminaisons jeux de la mémoire bien plus que fruits de la réflexion. Dans les dix tragédies, il y a.des dialogues entiers qui ne sont qu'un échange, entre deux interlocuteurs, de sentences philosophiques enfermées dans un vers, et qui, citées à part, hors de leur place, passeraient facilement pour de petits

lambeaux détach.és des écrits philosophiques. De, même on pourrait, faire le puéril travail de transpoj*ter des écrits philosophiques dans les dix tragédies~ des sentences qui non-seulement y trouveraient leur place,. mais qui seraient de très-bons ïambes. Pour moi, qui ai étudié simultanément le! philosophe et le poëte, toutes ces analogies se présentaient à chaque instant. J'étais au milieu d'un feu roulant d'esprit, d'épigrammes, de phrases brèves et éblouissantes. J'assistais à une conversation entre des stoïciens, gens d'esprit, affublés de costumes tragiques et de noms de héros, un jour de Saturnales le poëte me complétait le philosophe, ou le philosophe m'expliquait le poëte. Les descriptions, qui sont. nombreuses dans tous les deux, quoique plus nombreuses dans le poëte etplussouventpsychologiques dans le philosophe, m'offraient encore la même manière, le détail subtil et exact, l'épithète physique., la concision dans la diffusion; défauts du temps, je le sais, mais qui ont dans ces deux genres d'ouvrages.un tel caractère de fraternité, si je puis dire, qu'ils permettent à peine le doute sur leur origine commune.. En effet, les ressemblances que donnent à des auteurs contemporains, d'esprit et de sujets différents, les défauts d'une époque, ne sont jamais si frappantes que leurs différences; rien ne ressemble moins à Stace que Lucain, quoique tous deux soient marqués du même cachet de décadence. littéraire; la diversité de leurs esprits éclate bien plus que la presque identité de leur procédé poétique. Au contraire, entre les dix tragédies et les ouvragea philosophiques de Sénèque, c'est tout au

plus si la triple différence des sujets, des sentiments auxquels s'adressent une tragédie et un écrit de philosophie, de la manière dont on est intéressé par l'une et par l'autre, peut distraire de Fétonnante ressemblance qui s'y montre à chaque page dans les idées et dansée style.

Une conjecture m'a beaucoup souri, conjecture qui, après tout, en vaut bien une autre ce sérail. dé regarder les dix tragédies comme un ouvrage de famille, où tous les Sénèque auraient contribué; un monument domestique, Senec~tMm opM.s; car tous'l'es membres de cette famille se sont occupés de vers et de prose tous étaient écrivains, mais quatre plus particulièrement.

1" Marcus Annaeus Sénèque, époux d'Helvia-, compilateur de mérite,. qui avait recueilli les harangues grecques et latines de plus de cent auteurs du siècle d'Auguste, et ajouté à la fin de chacune une appréciation critique. Homme de goût, dit-on, mais apparemment d'un goût peu exclusif puisqu'il, trouvait cent orateurs dans un siècle qui n'en a, guère accrédité et reconnu que cinq ou' six. U écrivit des controverses, c'est-à-dire qu'il transcrivit de mémoire des déclamations qu'il' avait entendu réciter. Sa mémoire était telle qu'il pouvait répéter jusqu'à deux mille mots dans le même drdce qu'il les avait entendus*. Il n'est pas invraisemblable que sur le temps qu'il a mis à apprendre et à transcrire l'esprit d'autrui, il ait pris quelques moments pour faire une tragédie. Aussi bien, en'y i. Kam et duo millia.nominum recitata, quo ordme erant dicta, rcddeham. (Tri'aHiMe dn livre t ftA' Cd~r~cr'M.)

mettant un peu de subtilité, on pourrait trouver dans le recueil, une ou deux pièces un peu plus pâles et un peu plus simplement écrites, ce qui dénoterait tout à la fois un homme de plus de mémoire que d'imagination, et un écrivain plus près des traditions du siècle d'Auguste. Marcus Annaus est, en effet, contemporain de ce prince, et il vit les dernières années d'Auguste et de Tibère.

2° Notre Sénèque, fils de ce Marcus, dont tout le monde sait la biographie.

3" Lûcius Annaeus Mêla, autre fils de Marcus, homme .lettré aussi, dont Marcus faisait grand cas, plus de cas même que de Sénèque, l'aîné de Méla. Ce Mêla aimait mieux l'argent que les honneurs; il préféra la fonction d'intendant du palais ou de publicain au titre de consulaire mauvais calcul sous Néron; car si, en fuyant les honneurs, on échappait à sa jalousie politique, en recherchant l'argent, on irritait son avidité. Mêla se fit mépriser pour son ardeur à recueillir la fortune de son fils Lucain; mais Néron ne lui laissa pas le temps d'en jouir il fallutbientôtqueMéIamourûtdelamortdes Sénèque, c'est-à-dire qu'il se coupât les veines. Chose étrange Voilà trois hommes de cette famille, dont la dernière action est un.e mort héroïque, l'avantdernière, un crime ou une lâcheté. Sénèque le philosophe supplie Néron d'accepter le don de tous ses biens, comme la rançon de sa vie menacée; Néron lui laisse ses biens et lui prend sa vie. Méla, frère de Sénèque, n'attend pas, pour faire acte d'héritier, que le corps de Lucain, son fils,.soit refroidi; il se jette sur ses biens comme sur ceux d'un proscrit,

d'abord pour les biens, ensuite pour montrer à Néron qu'il regrette peu celui dont il hérite. Néron lui fait dire que ce n'est pas assez de ne pas regretter Lucain, mais qu'il faut le suivre; et Mêla se tue. Enfin, Lucain, fils de Mêla et neveu de Sénèque, dénonce sa mère pour sauver sa vie Néron profite à la fois de la lâcheté de Lucain pour le déshonorer, et de sa mort pour s'en débarrasser. Ces trois Sénèque finissent mal leur vie, mais ils en sortent bien. Leur mort est une expiation; mais cela n'atténue pas la responsabilité de Néron, qui les a fait lâches et qui les assassine.

4° Le quatrième serait Lucain'. On partagerait les dix tragédies entre ces quatre personnages; à l'exception d'Octavie pourtant, très-médiocre ouvrage, qui n'est d'aucun des Sénèque, d'abord parce qu'il est sans esprit, et ensuite parce qu'il ne pourrait guère être que de Lucain, le sujet étant Octavie répudiée par Néron.

Maintenant, quelle serait la part probable de chacun?

Je n'ose aller jusqu'à faire ce partage. J'en aurais même trop dit sur l'origine déjà des tragédies dites de Sénèque, si cette recherche n'avait été une occasion naturelle d'apprécier le caractère moral et philosophique de ces pièces.

Il me reste à examiner les tragédies dites de Sénèque sous le point de vue purement littéraire. Soit qu'on les considère comme l'ouvrage de Sénèque, soit qu'on les attribue à trois ou quatre auteurs différents, soit qu'on en fasse un recueil domestique t, Voyez la Hedt Lucain, volume Il.

de la famille des Sénèque, soit enfin qu'on, se résigne à les étudier comme l'oeuvre anonyme d.'utie époque, ces tragédies sont un curieux monuntent de décadence littéraire.

II. Quelques réflexions préliminaires sur la tragédie rô-

maine. Appréciation des tragédies dites de Séneque, sous le point de vue purement littéraire. -–Déclamations envers.

Il. importe de remarquer que les tragédies dites

de Sénèque n'ont point été faites pour la représentation. Si on les jugeait comme pièces de théâtre, écrites pour être jouées devant un peuple, on pourrait, d'une part, ne pas toujours les comprendre', et, d'autre part, ne pas toujours leur rendre justice. Ainsi, on s'exagérerait l'inconvenance de certains développements très-ridicules, en effet, pour la scène, mais très-bons pour une lecture publique, mais, ce qui est bien pis, on risquerait' de se tromper tout à fait sur les dispositions du peuple, en lui supposant un' certain degré de patience ou de mauvais goût qu'il n'aurait pas eu en réalité. Ce n'est pas qu'en ce qui regarde les tragédies dites de Sénèque, et l'époque où elles auraient'pu être représentées, on dût beaucoup calomnier Je peuple en l'accusant de tout le mauvais goût possible;' mais on pourrait le calomnier, en le supposant plus patient qu'il n'était; et' c'est sous ce rapport que toute hypothèse qui présenterait les tragédies dites de Sénèque comme des ouvrages scéniques

serait une grave erreur historique. Pour nous surtout qui avons pris pour tâche d'expliquer les mœurs par les livres et les livres par les mœurs., il. y aurait un vice impardonnable de critique à. ne pas préciser au juste à quelles mœurs particulières s'adresse tel ou tel livre, et, par exemple, à pretejr à un prétendu public de théâtre des goûts qui n'ont appartenu qu'à un auditoire de lecture publique: Cette considération a échappé à certains critiques qui ont jugé les tragédies dites de Sénèque a'u point de vue du théâtre et de la représentation scénique. Il en est résulté que Sénèque a. été chargé de fautes qu'il n'avait ni faites ni pu faire. On !'& accablé de certains contre-sens de théâtre qu'il n'avait pas même songé à éviter; et sur les points où il. y avait à redire, on lui a fait la part plus belle' qu'elle ne méritait. Je ne veux pas faire comme ces critiques, et je tâcherai de me tenir au point de vue de: la lecture, qui est le seul vrai.

Les tragédies de Sénèque n'ont point été écrites pour la représentation. C'était depuis long-temps !e sort de la tragédie romaine. Ici je hasarderai quelques réflexions sur cette tragédie, qui n'a. guère existé que de nom.

Pourquoi Rome n'a pas eu de O'aye~e.

Quintilien nous parle de certains chefs -d'œ'uvre q,u'on lisait encore de son temps, et qui étaient: comparables à la tragédie grecque. Cette~opiTtioTt-de Quintilien peut bien n'être qu'une pointe d'orgueil national, assez semblable à- celle qui voudraif faire

à toute force de 'la ~fe~'t'a~e une épopée, afin qu'il ne soit pas dit que la France est sans épopée. J'avoue que je crois peu aux chefs-d'œuvre qui ont disparu, et encore moins à de belles tragédies de cabinet. Dans ma conviction, et dans la conviction de tous les critiques, il n'y a pas eu, à proprement parler, de tragédie romaine. Mais pourquoi cela?

On ne peut guère expliquer l'absence d'un art quelconque, dans un pays civilisé, que par l'absence de certaines conditions locales, soit religieuses, soit politiques, soit de mœurs, qui, dans un autre pays civilisé, ont enfanté et fait fleurir cet art. Quand on voit la tragédie naître dans Athènes, comme un fruit du sol, comme le thym de l'Hymette, et, au contraire, végéter dans Rome civilisée, s'y essayer timidement, s'y faire protéger et recommander par les hommes puissants, puis, après d'inutiles avances au public qui n'en voulait pas, retirer toutes ses prétentions à la publicité scénique, pour se réduire à celle des lectures, on ne peut rien dire d'utile et de décisif sur cette question qu'en comparant les conditions qui ont favorisé cet art à Athènes avec celles qui l'ont rendu impossible à Rome. Cette comparaison portera principalement sur les mœurs, et tout ce qui touche aux mœurs est de mon sujet.

Quelles ont été les conditions locales auxquelles Athènes a dû son théâtre tragique, son Eschyle, son Sophocle, son Euripide?

Il y en a eu de trois sortes

Il y a eu des conditions littéraires;

Il y en a eu de politiques et de religieuses, H y en a eu de sociales.

I. Co/K~'h'MM h'</eran'es.

La tragédie grecque a été précédée par l'épopée

grecque. Elle trouva dans l'épopée ses sujets et ses premières règles. Troie tombée, et les oracles accomplis, les hommes d'Homère sont rentrés dans la maison, dansl'77c.~M~ après la dissolution"de la grande confédération pélasgique. Ils ont rapporté leurs os dans leur patrie. Eux morts, leurs fils ont porté la peine de la gloire de leurs pères; les dieux qui avaient juré que les haines ne survivraient pas à là chute de Troie, les ont accablés de tous les maux. Il y a eu d'épouvantables catastrophes de maisons royales d'anciens oracles, qui promettaient à 1,'Asie vaincue de sanglantes représailles, ont été accomplis après l'épopée est venu le drame. Le drame a pris les hommes où les avait laissés Homère, c'est-à-dire déchus de leur majesté épique, et réduits aux proportions de la scène, mais toujours rois ou fils de rois, toujours enfants d'un glorieux lignage, car si les pères sont fils, les enfants sont petits-fils des dieux. La tragédie, c'est donc la continuation de l'épopée. Homère avait embrassé dans son œuvre toute la Grèce héroïque; les tragiques se la partagent entre eux. Homère avait chanté la grande nation fédérée; les tragiques chantent les royautés locales; ce n'est plus un monde, ce sont des familles-: mais il n'y a rien d'importé. Tout vient d'Homère; la grande querelle de l'Itiade,

qui se prolonge jusque dans la postérité des rois, est toujours l'unique fond destragédies; lestragiques n'ont eu à inventer ni les hommes ni les mœurs; ils les ont reçus d'Homère. Eschyle, celui des trois tragiques grecs qui lui doit peut-être le moins, disait de-ses pièces qu'elles n'étaient que des reliefs des festins d'Homère.

Voilà pour les sujets. Quant aux règles, les plus générales sont dans Homère. J'entends par règles, non -pas ces lois que les rhéteurs, venus après les poëtes ont exprimées et rassemblées en un code mais l'art dans ce qu'il a de plus philosophique, de plus profond; l'art qui développe les passions et met en action les caractères. J'entends encore l'ordre et la mesure, et ce goût qui consiste à choisir, dans la peinture des caractères, les traits les plus généralement vrais, et qui vont au plus grand nombre d'intelligences. Or, tous ces secrets sont déjà dans Homère. Priam et Hécube ont eu la langue de la plainte avant OEdipe et Jocaste. Andromaque est l'aînée d'Antigone. Toutes les passions développées dans la tragédie avaient été indiquées sommairement dans l'épopée. Homère avait passé par toutes les voies qui vont au cœur, et, à ne regarder dans son œuvre que l'arrangement et la mise en scène, on aurait pu découper de beaux drames dans son épopée.

Sous ces deux rapports, soit comme mine inépui-sable de sujets dramatiques, soit comme tradition élémentaire d'art, l'épopée homérique épargnait aux auteurs des tragédies, d'une part, les plus pénibles difficultés de l'invention d'autre part,

toutes les superfluités et tous les tâtonnements d'un art qui n'a point de passé. Et cela était un fait si connu en Grèce, si populaire, et dont l'amourpropre des poëtes s'offensait si peu, qu'un roi d'Égypte, un des successeurs d'Alexandre, fut très-applaudi pour avoir fait bâtir, en l'honneur d'Homère, un temple où ce grand poëte était assis sur un trône d'or, entouré des statues des villes qui se disputaient sa naissance, avec une source sortant de sa bouche, où tous les poëtes venaient puiser.

~uh')M conditions !<'M<')'a~'es. ~a~MM?' de <'<n'<. L'Mopo'/axcc des poe7es t/ons fF~a<. 1,.

H faut ajouter à ces deux conditions l'amour de l'art, qui était immense, et l'importance du poëte dans l'État.

Il nous est resté de curieux témoignages de cet amour de l'art, tel qu'on le sentait du temps des tragiques grecs. Eschyle, vaincu par Sophocle dans un concours poétique, au jugement de Cimon et des neuf généraux ses collègues, sortit d'Athènes, et alla cacher dans l'exil sa vieillesse désolée d'un échec littéraire. Athènes tout entière était partagée entre Sophocle et Euripide. On s'attaquait et on se répondait par des pièces de théâtre, et non par des systèmes. Euripide, vaincu comme Eschyle, par le même Sophocle, et plus tard par d'autres rivaux, s'exile aussi de sa patrie, et s'en va mourir à la courd'Arçhélaus, roi de Macédoine. Dévorantes rivalités, mais dont l'art profitait, et qui font autant

d'honneur aux poëtes qui en souffrirent, qu'au peuple qui mettait ainsi la gloire au concours. Athènes donnait des gouvernements et des commandements militaires à ses poëtes. Eschyle, soldat à Marathon, serait devenu général, si son caractère, impatient et jaloux, ne lui eût pas ôté la tenue et -l'esprit de suite qu'exige le commandement. Sophocle, pontife et général, collègue de Périclès et de Thucydide, défendit sa patrie dans la guerre, l'administra pendant la paix, l'édifia comme chef de la religion, l'illustra comme poëte. Homme heureux entre tous, qui eut la beauté, la santé, la richesse et le génie, et qui s'éteignit sans agonie, sans douleur, la veille du jour où la liberté d'Athènes allait périr par la main des étrangers. Euripide possédait l'éloquence, l'imagination qui peint, l'invention qui crée; il était ambitieux, avide de pouvoirs et d'honneurs; mais une extrême mobilité d'esprit le fit échouer dans sa prétention aux affaires. Il blessa plusieurs fois les Athéniens, peuple fin et susceptible, tantôt dans leurs croyances religieuses, tantôt dans leurs préférences littéraires. Le poëte, repoussé des honneurs, s'en vengeapar des allusions railleuses contre les orateurs, contre la démocratie, contre toutes les institutions de son pays; on lui laissa la liberté des allusions, mais on le tint éloigné du pouvoir, et il fallut qu'il se résignât à n'être qu'un poëte dans un pays dont Sophocle, son concurrent, avait été le premier magistrat.

Et non-seulement le poëte pouvait être le premier homme politique dans son pays; mais le même homme qui briguait les suffrages de ses concitoyens

pouvait avoir été vu sur un théâtre jouant un rôle dans quelque tragédie de Sophocle ou d'Euripide. Eschine commença par être acteur, et si Démostbènes n'avait eu que ce reproche à lui faire, Eschine eût pu disputer à Démosthènes le gouvernernent de la république. L'art était mêlé aux institutions, ou plutôt l'art était une des institutions; nul n'y pouvait être le premier sans génie; mais quiconque y était le premier pouvait devenir le chef de son pays. C'est que l'art n'était pas le rêve solitaire de tel poëte, ni le système particulier de tel autre, mais l'ouvrage de tout le monde. L'aptitude à l'art n'excluait aucune autre aptitude, parce que c'était le même esprit qui gouvernait l'Etat'et qui dirigeait l'art, et les mêmes juges qui donnaient leur suffrage à l'homme d'affaires et au poëte. Admirable harmonie, dont l'époque de la décadence latine nous offrira une triste parodie car dans la Rome impériale aussi, les poëtes seront consuls, mais c'est parce qu'il ne faut guère plus d'aptitude pour être consul par la grâce de César, que pour être poëte par la grâce d'un auditoire d'amis.

Il. Co)M<o;!s religieuses et politiques.

La tragédie grecque trouve une religion nationale, et cette religion, c'est encore la religion d'Homère. Les dieux qui assistaient au siége de Troie, les dieux jaloux et violents qui se mêlaient aux combattants, ces dieux qui se faisaient voir à la terre, sont remontés dans l'Olympe, pour n'en plus redescendre. Désormais ils ne communiqueront plus avec les

hommes que par la voix des oracles. C'est d'ailleurs le même Olympe et les mêmes dieux passionnés et jaloux; et si la civilisation et la philosophie ont adouci leurs mœurs, si farouches dansHomère, elles n'ont osé toucher ni à leur caractère consacré ni à leurs attributs. Euripide, qui était incrédule, laisse percer dans une de ses tragédies quelques doutes ironiques sur la divinité de Jupiter; le peuple athénien couvre ce passage de ses murmures, et force le poëte, à la représentation suivante, de confesser hautement Jupiter. La religion est encore une institution nationale; tous ceux qui y croient, y croient de la même façon; il n'y a que des fidèles ou des incrédules, mais point de schismatiques. Cette remarque aura quelque importance par la comparaison avec l'état des croyances religieuses à Rome. Les tragiques n'ont donc rien eu à imaginer ni en sujets, ni en art, ni en religion; la Grèce a tout fourni, ses hommes héroïques, ses dieux, son épopée homérique; elle va leur fournir encore toute son histoire politique. Les catastrophes des maisons royales, ce sont les histoires locales de la Grèce; OEdipe, Thésée, Ménélas, ce sont des noms de rois qui ont régné sur la Grèce. Démosthènes rappelait aux Thébains, dans une chaude proclamation, qu'Athènes avait donné autrefois l'hospitalité au roi OEdipe. Sophocle trouvait dans le petit bourg de Colonne, où il était né, des traditions populaires sur la mort mystérieuse de ce roi, enlevé par les d.ieux dans un orage. L'histoire merveilleuse et l'histoire positive se confondaient ensemble, et personne n'eut osé les séparer; les historiens étaient crédules

pour être populaires. En Grèce donc la tragédie n'est que l'histoire religieuse et politique du pays et des hommes du pays.

IH. CoM~/ons de t)!&'Mr.<.

J'entends par des conditions de mœurs celles qui regardent plus particulièrement les moeurs du théâtre, les habitudes que le peuple y portait, l'aptitude qu'il avait à juger les pièces, non-seulement comme drames, mais comme ouvrages de poésie et de langue. Sous ce rapport, jamais peuple ne fut plus intelligent, plus fin, plus judicieux, que le peuple d'Athènes jamais peuple ne fit mieux les affaires de l'art, hélas alors même qu'il faisait le plus mal les affaires de sa liberté et de son indépendance. Ce peuple avait été élevé par Homère; les filles d'Athènes chantaient ses vers dans les fêtes des dieux. On ne chargeait pas un poëte officiel de célébrer les victoires d'Athènes aux frais de l'Etat c'était le privilége du poëte qui avait eu la gloire de remporter le prix de la poésie. Sophocle, encore adolescent, lut publiquement des poésies en l'honneur de la bataille de Salamine.

Ce peuple-là devait périr par son amour pour l'esprit et pour l'éloquence; il. sut quelquefois se défendre contre l'ambition d'un général heureux, mais jamais contre les grâces d'un bel organe, contre l'esprit, contre l'éclat oratoire. C'est pendant qu'il écoutait dans les concours poétiques les vers de deux rivaux, ou, sur la place publique, les harangues de <Ieux adversaires politiques, et qu'il était tout âme et

tout oreilles dans ces spectacles d'esprit et de beau langage, que les barbares de Sparte et de Macédoine firent main basse sur cette nation enivrée de poésie et d'éloquence. On lui laissa ses vers et ses concours mais ni les vers ni les concours ne lui rendirent l'art de Sophocle et d'Homère; car dans tout pays où l'art est enfant de la liberté, l'esclavage le tue, de même que, par un étrange contraste, l'art périt par la liberté dans les pays où il était né de l'inoccupation politique et des pensions des princes. Le peuple d'Athènes est frivole; dans les affaires politiques, oui quoique l'on sache que là même il eut de bien beaux moments d'application et de gravité; mais dans l'art il n'est jamais frivole. Voyez s'il hésite entre Eschyle et Sophocle, entre Sophocle et Euripide. Et cependant Eschyle avait plus de spectacle et de pompe que Sophocle; l'apparition des furies dans une de ses pièces faisait accoucher des femmes sur le théâtre son drame impétueux, gigantesque, sombre, parlait bien plus à l'imagination qu'au goût; et nous savons que, chez le peuple, l'imagination est la source de bien plus de jugements et de préférences que le goût. De son côté, Euripide, par ses railleries si divertissantes pour un peuple railleur, par ses allusions quelque peu impies, par sa mauvaise humeur, par ses épigrammes contre les hommes au pouvoir, par toute cette indépendance philosophique qu'on a comparée ingénieusement à celle de Voltaire, caressait surtout celles des passions populaires qui font les rapides succès, mais aussi les succès passagers. Toutes ces avances ne tirent pas broncher le peuple

d'Athènes quand il fallut applaudir Eschyle, il l'applaudit; Euripide, il l'applaudit; mais quand il fallut dire lequel de ces trois tragiques ferait le plus d'honneur dans l'avenir à la ville de Minerve, le peuple d'Athènes nomma Sophocle.

Le même peuple, ne voulant pas être distrait des beautés puissantes d'Eschyle par le dégortt de ses bizarreries, autorisa les poëtes postérieurs à corriger ses pièces, et les admit, ainsi corrigées, à concourir avec celles des auteurs vivants; ce qui faisait dire qu'Eschyle avait remporté plus de prix après sa mort que pendant sa vie. Cela nous choquerait, nous autres, et je le comprends, parce que chez nous l'art n'est pas la propriété de tout le monde; chacun a le sien et méprise celui d'autrui 'mais à Athènes, le peuple disposait de l'art comme d'un bien lui appartenant en propre; il y faisait des changements comme à ses institutions; il l'amendait comme une loi nationale.

Le peuple athénien était passionné pour le théâtre, et principalement pour la tragédie, Il y voyait représenter ses glorieuses origines, sa religion, ses haines nationales, ses grands hommes, ses demidieux, Thésée surtout, le héros du peuple d'Athènes, le nom qu'il associait à tous ses souvenirs de gloire, qu'il mêlait à toutes ses fêtes, à tel point qu'il fallut que Polygnote, dans son tableau de Marathon, fît assister Thésée à cette bataille. Il y voyait entretenir religieusement ses antipathies contre Sparte, et Ménélas par exemple, le roi de Sparte, Ménélas, >, si grave, si prudent, si valeureux dans Homère, représenté dans toutes les tragédies athé-

niennes comme un homme lâche et cruel, et sans cesse injurié, au milieu d'allusions méprisantes aux coutumes lacédémoniennes. Le drame s'inspirait ainsi des gloires anciennes d'Athènes et de ses gloires récentes; le peuple y assistait à son présent et à son passé. Il ne pouvait pas y avoir, pour la plus spirituelle nation du monde, un spectacle plus attachant qu'un drame né du sol, ayant toute la saveur d'un fruit indigène, et qui répondait à la fois à tous les besoins d'esprit de cette nation, à son orgueil, à sa jalouse indépendance, à son goût passionné pour tous les arts, à toutes ses qualités solides comme à tous ses défauts, à tous ses contrastes à la fois. Aussi n'est-ce point à Athènes, que le peuple demanda qu'on chassât la tragédie du théâtre, pour y faire combattre des lions et des ours.

Quant à la délicatesse de ce peuple sur sa langue, à l'exquise finesse de son oreille, rapportons-nousen à cette marchande d'herbes qui reconnaît un étranger dans Théophraste à je ne sais quelle grâce attique qui lui manquait, encore qu'il habitatdepuis vingt-cinq ans à Athènes. Ainsi, c'était peu d'être né Grec, d'avoir été vingt-cinq ans Athénien, d'être lettré et savant, il fallait encore être enfant de la ville de Minerve, pour n'y pas blesser l'oreille d'une marchande d'herbes.

Cette délicatesse s'explique surtout par la composition de ce peuple c'était du pur sang athénien, sans mélange d'alliances étrangères. Le peuple, décimé dans la guerre, se renouvelait par lui-même dans la paix. Athènes d'ailleurs ménageait le sang de ses enfants; elle ne les commettait avec l'ennemi

que dans les'grandes occasions. Les guerres ordinaires se faisaient plus par les alliés que par les citoyens. De cette sorte, la race se conservait, et dans cette race toujours la même, les traditions de religion, d'histoire, d'origines nationales, se maintenaient intactes, et surtout la langue, laquelle n'admettait pas plus les idiomes étrangers que la nation n'admettait le mélange des races. Non seulement tout le monde comprenait cette langue, mais tout le monde y excellait. U n'y en avait pas de dépôts particuliers ici ou là, ni d'académie qui décidât du bon et du mauvais langage; la langue s'enseignait sur la place publique, au théâtre, dans les fêtes religieuses l'orateur, le poëte, le pontife parlaient la même; la même s'adressait aux passions de la place publique et aux plus nobles facultés de l'intelligence; la même était entendue des dieux et des hommes. Par cette publicité dans le sein du même peuple, elle se conservait pure, claire, populaire la langue était universelle et point individuelle l'idée des langues individuelles ne vient que dans les pays où la langue nationale va périr. J'insiste à dessein sur cette composition du peuple athénien, parce que ce fait a exercé une influence presque souveraine sur le drame grec. Les autres ouvrages d'art peuvent, jusqu'à un certain point, se passer du suffrage et du contrôle du peuple, et il y a des exemples de littératures aristocratiques pour lesquelles le peuple n'a pas été consulté, et ne pouvait pas l'être; mais dans les choses de théâtre, l'intervention du peuple est nécessaire et son suffrage souverain. J'en tire la conclusion que là où

le peuple a du goût et des lumières, là où il est l'enfant du sol, sans altération ni mélange, et la première de ces conditions est la conséquence de la seconde, là seulement fleurira l'art dramatique. Là, au contraire, où manque un peuple qui se perpétue dans son intégrité, toute la puissance de la plus grande aristocratie qui ait été au monde, toute l'inNuence des plus grands noms de cette aristocratie ue viendront pas à bout d'enfanter le plus chétif drame. C'est ce qui s'est vu chez les Romains. De l'absence M Rome des trois conditions précitées, et de ce qui en n~M~e.

A Rome, le peuple n'est pas romain. A l'époque ou les lettres y prirent un grand développement et où la tête de la-nation avait assez de lumières pour que tous les ouvrages d'art y fussent cultivés avec succès, il n'y avait plus à proprement parler de peuple romain. Quelques familles nobles, les citoyens qui occupaient les grands emplois, l'ordre équestre, en partie du moins, c'était là tout ce qui restait de pur sang romain. Le peuple avait disparu dans les guerres et, comme a dit énergiquement un historien de notre temps, « il avait laissé ses os sur tous les « rivages. Des camps, des urnes, des voies étert< nelles, voilà tout ce qui devait rester de lui'. » L'Italie envoyait ses enfants mourir dans les pays lointains, et recevait en compensation des millions d'esclaves. Rome, dépeuplée de Romains, se re< M. 5)iche)el., auteur d'une remarquable f/~<0t'<'tf<e <arcpu6<~ue t'OtMt'itt. Voir tome tï, p. U3.

crutait d'affranchis, esclaves et fils d'esclaves, ramassés de tous les coins du-monde. Dès le temps des Gracques, ce faux peuple remplissait déjà le Forum, et faisait les affaires des Italiens et des Romains. A la place du vrai peuple, absent ou détruit, il gouvernait Rome, et par Rome, le monde. Pour la politique, ce n'était peut-être pas un grand mal. L'étranger naturalisé à Rome prenait bientôt l'esprit de sa patrie adoptive. Les affranchis, fils de captifs africains ou espagnols, comprenaient à merveille les intérêts de Rome; avec le nom romain, ils prenaient l'orgueil et l'égoïsme romain. Ce peuple parvenu avait de grandes pensées; ces /aMa? fils de /<te~ comme les appelait Scipion l'Emilien interrompu par leurs clameurs, étaient tout aussi jaloux de la grandeur de Rome, et tout aussi persuadés de son éternité que la race d'élite qui l'avait fondée.

Mais pour la tragédie rien ne pouvait être plus funeste que l'absence d'un peuple romain à Rome. Un vrai peuple eût conservé les traditions des origines nationales, de la religion, de la langue; un faux peuple n'a point d'origines nationales, point de religion, point de langue sa langue est un patois. Or, de tous les ouvrages d'art, aucun n'a plus besoin de ces trois choses que la tragédie.

Pour le faux peuple de Rome, il n'y a pas d'origines nationales. Un Africain ne peut guère s'intéresser à Romulus et à Rémus; un Espagnol se soucie fort peu de Numa, un- Gaulois de Tarquin et de

Lucrèce. Ces Romains-là datent d'hier; ils ont des ancêtres à Carthage, à Numance ou en Gaule ils

n'en ont point en Italie. A la mérité, ce qui reste de Romains à Rome n'en sait guère plus que les Romains parvenus sur les origines nationales. Il y a quelques souvenirs confus à ce sujet, presque tous gardés et altérés par les prêtres, et dont nul n'a le temps de s'occuper; c'est là tout l'affaire de Rome, c'est la guerre; elle n'a pas le loisir de connaître son passé, tant elle est pressée de réaliser son avenir. Les nations ne font de l'érudition que dans la paix, et c'est par l'érudition qu'elles retrouvent leurs origines. Rome sera quelque jour érudite c'est quand sa tâche militaire sera remplie elle retournera vers le passé, parce qu'elle n'aura,plus d'avenir. La Rome des Scipions ne sait pas d'où elle est sortie.

Cependant, comme les lumières y sont venues de la Grèce sa conquête, les premiers qui en ont été éclairés ont voulu avoir des origines; les grands noms surtout ont voulu avoir des ancêtres. On a donc commandé des origines et des ancêtres à des écrivains grecs, lesquels ont recueilli, sans choix~et sans critique, les traditions des prêtres, et ont donné libéralement aux familles nobles tous les titres d'ancienneté qu'on leur a demandés. Le peuple est resté parfaitement étranger à tout cela l'œil fixé sur le Capitole il a continué à regarder en avant, et n'a compris l'éternité promise à Rome que comme une chose qui ne devaitpas finir, et non comme une chose qui avait commencé. J'en dirai autant de la religion; elle y est aussi peu fixée que les origines nationales; et pour le peuple étranger, campé dans ses murs, il n'y a que

des superstitions particulières et point de religion publique. Les amours de Mars et d'Ilia ne sont point dans la mythologie du Carthaginois. Le Germain connaît Teutatès, mais point Jupiter. Qu'est-ce que la nymphe Égérie et son commerce mystérieux avec Numa, pour le Gaulois amené à Rome du fond de ses forêts, où l'on cueille le gui sacré? L'Espagnol ne comprend rien aux boucliers échancrés tombés du ciel. La religion de ces peuples se compose d'un souvenir confus des religions locales et d'un respect ignorant de la religion romaine. Là encore, l'état des croyances est à peu près le même dans l'aristocratie que dans le peuple. L'aristocratie, qui est gagnée à la Grèce, en fait venir des dieux pour l'usage de Rome l'Olympe grec est apporté à Rome dans les bagages du vainqueur. C'est la destinée de Rome, en religion, en lois, en littérature, de ne vivre que d'emprunts. Quand elle veut des lois, elle en envoie quérir par ses ambassadeurs; quand elle veut des dieux, elle va piller ceux d'autrui quand elle veut une littérature, elle la fait venir de l'étranger. Elle n'a d'initiative et d'originalité que par l'épée.

Au-dessus des croyances bâtardes de ce peuple, mêlées comme son sang, et des croyances d'acquisition et de conquête de l'aristocratie, il y a une espèce de religion de police, entretenue par l'État, dont les dogmes ne sont pas écrits, qui s'entend avec les gouvernants pour exploiter, au profit de la politique, l'esprit de superstition commune qui est au fond de toutes les croyances particulières. Ses pontifes sont à la fois magistrats et chefs militaires,

et elle n'intervient activement et avec une autorité révérée que dansles choses de la guerre,pour prédire des victoires et, en les prédisant, les commander. Tout cela est vide de poésie, et stérile pour le drame. Reste la langue et ce qu'elle devient dans ce peuple qui en parle une demi-douzaine d'étrangères. Nous voilà loin du purisme de la marchande d'herbes d'Athènes. Le peuple romain n'entend pas le latin ou l'entend mal. L'aristocratie parle un latin pur, fleuri, plein d'harmonie, le latin de Térence. Le peuple parle un patois énergique, comme tous les patois, pittoresque, je le veux bien, mais qui a le tort de n'être qu'un patois. Il s'y trouve un peu de toutes les langues conquises. Ce patois ne fera pas une littérature; cela n'est donné à aucun patois. Pourquoi Plaute est-il applaudi? c'est qu'il mêle au latin de l'aristocratie le jargon bizarre de la place publique. Pourquoi Térence est-il situé? c'est qu'il parle en bon latin. Térence a beau se présenter sous le patronage des noms les plus populaires de Rome, il a beau implorer dans ses prologues la faveur du peuple romain, et lui demander humblement la permission de l'amuser pendant quelques heures; le peuple, ennuyé de toutes ces délicatesses de style, de toutes ces grâces de langage, qui font pâmer d'aise les premiers rangs des gradins, couvre de son immense clameur la voix des comédiens, et quitte la pièce au troisième acte pour aller voir danser des éléphants ou des funambules. Cependant une espèce de comédie a été possible à Rome; c'est celle de Plaute. Le ridicule et la bouffonnerie ont, en tout pays et devant toute espèce

de peuple, la chance de faire rire. Le rire n'exige pas de civilisation; les larmes, surtout celles de choix, telles que la tragédie grecque en savait tirer des yeux du peuple athénien, veulent au contraire une civilisation avancée. Le même peuple qui applaudit des danses d'éléphants ou des combats de tigres, pourra bien trouver de l'amusement à des tours d'escroc, à des amours de filles de joie, à des cris de femme en couche, a des tours de gibecière, à des désappointements d'avares, à des gourmandises de valets, surtout si le poëte qui lui fait t cette espèce de comédie se résigne à lui parler dans la langue des carrefours. C'est pour cela que Plaute a du succès. Ses mœurs grecques travesties font rire le peuple; et encore y a-t-il moins dans ce rire une vraie sympathie comique que la joie d'un sauvage qui se moque d'un peuple policé, et d'un vainqueur qui rit d'un vaincu. N'importe, Plaute trouve à débiter sa denrée graeco-romaine. Ses pièces se vendent un bon prix aux édiles. Mais Térence est abandonné, parce qu'il ne recherche pas le rire franc Térence vise au succès des larmes, depuis qu'il a vu pleurer à ses lectures la femme et la fille de Scipion. Et puis Térence parle la langue des grandes maisons au peuple des carrefours. On se moque donc de ses patrons et de ses prologues insinuants, et on le quitte.

Si la comédie larmoyante et le langage exquis de Térence ne peuvent pas trouver grâce devant le peuple, que peut en attendre la noble et plaintive tragédie, qui prétend faire pleurer tout de bon, et ne parler que dans la langue des dieux!

Je ne me rends pas compte de ce que pouvait être un drame vraiment romain. Horace parle de tragédies dont les sujets étaient domestiques'; il y eut des essais de tragédies romaines; mais quels ont été ces essais? Je ne puis me former une idée d'un drame s'inspirant de ces origines confuses, de ce passé si ténébreux et si peu riche, même après que de complaisants historiens grecs, à la solde des familles nobles, y eurent cousu quelques événements merveilleux, ni d'un ouvrage de haute poésie osant s'aventurer devant un public qui, au dire du même Horace, mettait en fuite le poëte le plus inventif, et laissait là sa pièce pour demander les combats du pugilat'. La raison que donne Horace de l'insuccès de ces tragédies paraît superficielle. « C'est, dit-il, '< que nos auteurs 'n'ont pas le courage de limer « leurs vers. » Raison d'Art poétique, peut-être, critique de législateur du Parnasse, mais dont l'histoire ne peut se contenter. A quoi bon d'ailleurs les poëtes auraient-ils limé leurs vers? Est-ce qu'une tragédie dans le style que demandait Horace aurait eu plus de. faveur que la comédie de Térence? Assurément les poëtes de la Rome d'Auguste n'étaient pas plus mal doués que Sophocle et Euripide. Avant la Rome d'Auguste il y avait eu des hommes de génie ce ne furent donc pas les hommes qui manquèrent à l'art, mais le pays. Rome n'avait pas dans son passé les éléments d'un drame national. La Grèce avait des origines, des épopées, des mythes, des légendes, une histoire mystérieuse dans laquelle 1. Epitre aux Pisons; vers 287.

2. Epitre à Auguste; livre Il, épitre 1, vers 186.

les dieux sont toujours mêlés avec les hommes; Rome n'avait rien de tout cela. La Grèce savait d'où elle était sortie, Rome ne le savait pas. En fait de dieux, Rome n'en avait que d'importés; en fait de demi-dieux, elle présentait son Romulus fort suspect demi-dieu fait à huis clos. Rome n'avait pas, comme la Grèce, un Homère qui illuminait tout son passé, qui lui redisait sans cesse de la part de Jupiter ses divines généalogies, et pourquoi les dieux avaient aimé par-dessus tout cette terre favorisée, et la mer qui la baignait, et les îles de cette mer où s'étaient rencontrés tant de fois le char glissant des dieux et les frêles vaisseaux des mortels; où il s'était dit tant de prières aux vents, aux astres, aux nuages; où avaient passé et repassé, même avant le poëte, tant de civilisations errantes, tant de peuples allant en quête d'une patrie, et transportant d'une rive à l'autre leurs lois, leurs langues, leurs religions. Quand Rome fut la maîtresse du monde par la force de son épée, et sur la foi de je ne sais quels oracles de fabrique, l'orgueil lui vint d'avoir un passé et de descendre des dieux. Virgile fit tout ce qu'il put pour satisfaire cette fantaisie; mais toute son imagination, aidée de toute sa complaisance, ne trouva rien de mieux pour Rome que de la faire venir d'une colonie troyenne, et pour Auguste, que de lui donner pour ancêtre un petit-fils de Vénus au lieu que les moindres roitelets de la Grèce héroïque avaient tous pour père ou pour aïeul le grand Jupiter. Et remarquez que ces ingénieux mensonges, dont ni Virgile ni Auguste n'étaient dupes, ne s'adressaient point au peuple, mais aux esprits

de choix or, encore une fois, ceux-là pouvaient bien s'accorder pour faire une épopée postdatée, et pour se donner telle origine qu'il leur plaisait dans des poëmes qui échappaient au contrôle du peuple; mais il leur était défendu de faire un art dramatique sans le concours du peuple, et par conséquent sans son contrôle. Le drame n'est l'œuvre littéraire la plus indigène et la plus originale d'un pays que parce qu'il ne peut pas se faire sans le peuple, et parce qu'il faut que le peuple le débatte en plein théâtre. Rome n'eut point de drame parce qu'au temps où sa civilisation pouvait le lui donner elle n'eut point de vrai peuple. On peut faire sans le peuple toute une très-belle littérature d'imitation, et c'est ce que fit la Rome aristocratique; on ne fait pas de drame. En semant son vrai peuple sur tous les champs de bataille, elle perdit la gloire de la tragédie, une des plus belles de l'esprit humain mais elle eut en compensation la gloire de vaincre le monde il y avait de quoi la dédommager. En résumé, un drame national n'était pas possible à Rome quant à la belle et touchante tragédie d'Athènes, que serait-elle venue faire au milieu de ce peuple d'usuriers et de soldats, avec toutes ces délicatesses d'art qui charmaient l'intelligente population d'Athènes? Quel intérêt pouvaient prendre ces masses bruyantes et sans goût aux hommes de la légende homérique, aux chutes des vieilles monarchies, à ces incestes, à ces assassinats qui ont dépassé les proportions humaines, crimes communs aux dieux et aux hommes, que les juridictions de la terre ne peuvent atteindre? Quelle pitié pouvaient-

ils avoir de ces fils maudits, de ces royautés errantes et aveugles, de ces jeunes filles pendues aux bras des vieillards, ou penchées comme de belles statues sur des urnes funéraires, ou ensevelissant de leurs mains le corps d'un frère, et toujours, au milieu des plus douloureuses épreuves, conservant la grâce et la beauté, n'ayant jamais de ces larmes qui sillonnent les joues et ensanglantent les yeux, ni de ces douleurs grimaçantes dont l'invention remonte à Sénèque? Et si la tragédie, ainsi transplantée de la Grèce sur le théâtre de Rome, avait su, comme l'épopée imitée d'Homère, et comme l'ode imitée de Pindare, reproduire dans la belle langue latine toutes les harmonies et, toutes les grâces de la langue d'Athènes, quelles nausées cette musique de l'âme et des sens n'eût-elle pas données à ces spectateurs habituels du pugilat et des combats de bêtes, abrutis par la vue du sang ruisselant sous les coups de ceste, et dont l'oreille était bien plus flattée des hurlements des ours que du rhythme des strophes ailées qui ravissaient le peuple d'Athènes et l'aristocratie de Rome?

Que fera donc la tragédie d'Athènes chassée du théâtre par ces cohues sans police de spectateurs échelonnés par milliers sur des gradins, d'où ils pèsent sur la tête des chevaliers et des hommes de goût, lesquels n'ont pas le droit au théâtre d'avoir un avis différent de celui du peuple? Elle se réfugiera dans les livres des beaux esprits, étrangers comme elle, et comme elle exclus de la scène par le ~fû/oMe M<~(Mre. Il n'y aura pas de tragédies jouées il v aura des tragédies écrites.

Quintilien nous dit que le Thyeste de Varius était digne d'être placé à côté des chefs-d'œuvre de l'art grec. On faisait grand cas aussi de la Me~cc d'Ovide. Quoique je croie peu, encore une fois, aux génies perdus ou inédits, il n'est pas invraisemblable que ce Thyeste et cette Medee fussent d'heureuses imitations des pièces grecques. Dans un pays et dans un temps où l'on refaisait de l'Homère, du Pindare, de l'Anacréon, pourquoi n'aurait-on pas refait du Sophocle? Les génies de ce temps savaient la langue et la logique des passions. LaDidon peut même passer pour un progrès sur l'art grec, dans la connaissance du cœur d'une femme. Il y avait alors les éléments d'un art dramatique de renaissance et si Auguste, qui pouvait tout, avait pu instituer un théâtre et un public, peut-être, au lieu de deux pièces perdues, eussions-nous eu tout un recueil de belles imitations de l'art grec. Mais Auguste fit pour le peuple de son temps ce que faisaient les édiles pour le peuple contemporain de Scipion. Ceux-ci, voyant que les essais de tragédie n'étàientpoint goûtés, cessaieutd'acheter de cette marchandise sans débit, et laissaient le peuple aller à ses ours. Ainsi fitAuguste il ne tenta même pas un public qu'il connaissait trop bien, et il le laissa libre de préférer les vraies tueries du cirque à ces coups de poignard dont on ne meurt pas. La tâche eût été impossible, surtout après le nouvel amalgame que venait de faire son oncle, le grand César, et au sein du nouveau peuple importé par lui à Rome de toutes lespartiesdumonde, avec ses nouvelles diversités de mœurs, de religion etdelangue; de telle ~orte qu'il:

ne'pouvaity avoir de spectacles agréés par la foule que ceux où les acteurs ne parlaient aucune lan'gue, et étaient bêtes ou gladiateurs, selon l'occasion. Ce peut donc être, si l'on veut, une grande perte que les tragédies de cabinet de Varius, d'Ovide, d'AsiniusPollion, voire même de Mécènes car, protecteurs ou protégés, tous ces beaux-esprits faisaient du .drame entre eux. Après tout, ils étaient enfants d'un grand siècle littéraire, passionné et discipliné; ils ne connaissaient pas quatre ou cinq espèces de beau, ni surtout un qui n'est que le Ap~M~- ils avaient donné une fois pour toutes leur'assentiment au beau grec, et ils s'en tenaient là. Ils étaient les amis de cœur et d~intelligence de Virgile et d'Horace, et certes ces nobles amitiés n'étaient pas de celles où l'on se flagorne pour des choses médiocres. Comme au tempsdeBoileau, on s'y aimait sincèrement comme hommes et quoique gens de lettres, mais on s'y observait et gouvernait sévèrement comme écrivains. Jamais la Grèce ne fut mieux comprise qu'à cette époque, ni plus adorée; jamais on ne fit de plus chaudes ni de plus intelli.gentes copies dè ses chefs-d'œuvre, et quand vous voyez tous les grands hommes du siècle d'Auguste se e mettre de si bonne grâce aux pieds de cettë~ reine sans couronne, à qui la conquête avait épargné les mauvais traitements de l'esclavage, ne vous semhiet-il pas entendre les vieillards de Troie d'ire d'Hélène « qu'elle était assez belle pour mettre la dis~ <;orde parmi les nations?. »

Il faut se résignera des hypothèses sur la tragédie .gréco-romaine telle qu'on pouvait la faire du temp:<

d'Auguste, et arriver sans gradation à la tragédie de Sénèque. De la tragédie d'imitation, que nous ne connaissons pas, mais que nous supposons, et qui devait être faite avec un sentiment profond de l'art grec, nous tombons tout il coup dans la tragédie de recette, telle qu'on l'enseigne et qu'on la pratique du temps de Sénèque.

La tragédie de Sénèque, ou la tragédie de recette. Dans cette espèce de tragédie, la recette est tout la tragédie n'est rien.

La recette consiste dans l'emploi de trois ingrédients prescrits dans les écoles:

1° La description;

2" La déclamation;

3° Les sentences philosophiques.

La tragédie est le cadre dans lequel on mêle et distribue ces trois éléments~ soit pour en faire l'objet d'une lecture publique, soit pour s'exercer à l'art oratoire; car les rhéteurs recommandent à ceux qui aspirent à la gloire de l'éloquence la culture de la poésie et particulièrement de la poésie dramatique, comme prêtant plus que toute autre à la passion, aux mouvements, à l'appareil oratoire, au trait, qui est le beau de cette époque.

Chercher un art dramatique dans les tragédies dites de Sénèque, ce serait tout à la fois perdre son temps et se donner fort inutilement le facile avantage de critiquer le poëte pour des fautes qu'il a voulu faire. U y aurait dans ces tragédies un mélange monstrueux d'ineptie et de vrai talent, trop

difficile à expliquer. Sénèque pouvait n'être pas propre au drame sérieux; mais il est sûr qu'il n'en ignorait pas les règles, je dis les principales et les plus vulgaires. Si donc il les a violées ou négligées, c'est bien sciemment; c'est que, visant aux morceaux brillants et point à un ensemble, il s'est peu embarrassé de l'arrangement dramatique de ces morceaux, et les a mis à la suite les uns des autres, sans autre fil que son caprice. Il est aisé de voir, en effet, que c'est bien volontairement qu'il n'y a nulle conduite dans ses pièces, nul lien entre les scènes, nulle préparation des événements; que les entrées et les sorties n'y sont point motivées; que l'intrigue s'y dénoue quelquefois au premier acte, quelquefois au second, ce qui n'empêche pas la pièce d'aller jusqu'au cinquième; qu'il n'y ani gradation ni intérêt, toutes choses capitales, dont on ne se dispense que, quand on le veut bien, ou quand on est dépourvu d'esprit et de sens, ce qui ne peut se dire de l'auteur de ces tragédies.

Mais ce que le poëte n'a pas pu ne pas vouloir faire, c'est apparemmentpeindre des passionset leur prêter un langage conforme à la nature, faire converser entre eux des interlocuteurs animés d'intérêts ou d'affections contraires, décrire certains états de l'âme, exciter la terreur ou la pitié, sinon par un enchaînementde situations intéressantes, du moins par des traits de vérité dramatique; faire parler des personnages qui aiment, qui haïssent, qui souffrent, qui meurent; produire enfin successivement, d'une manière ou d'une autre, toutes les émotions que doit produire un sujet tragique; et c'est par ce

dessein seulement que les tragédies de Séneque justifient leur nom. Quant à y voir des œuvres de théâtre, je le répète, ce serait une illusion. Cette négligence des premiers principes de l'art dramatique, qui serait si choquante si elle n'était pas volontaire, s'explique par deux raisons naturelles. La première, c'est que ces pièces n'étaient point destinées à la représentation c'était du drame inédit, de la tragédie de cabinet, destinée tout au plus à la lecture, et pouvant se passer de presque toutes les conditions d'intérêt, de conduite, d'émotion croissante, sans lesquelles une tragédie représentée ne se supporterait pas. La seconderaison, c'est q.uele poëte ne voulaitpas,pourlaseule publicité des lectures, prendre la peine de faire tout à fait une tragédie. C'estcette paresse des temps de décadence qui consiste à faire beaucoup et à faire vite, la paresse des ardélions dont parle Phèdre, qui '< faisant « beaucoupnefontrien)) ~HM~~ agenclo, M~/M~a~M?: la paresse que Quintilien reproche si finement à ~énèque, lequel avait le tort, dit-il, « de ne rien « omettre, d'aimer tout ce qui sortait de lui, de s'é« tendre pour ne pas perdre du temps à se serrer'; » paresse très-occupée, mais très-peu efficace, qui fait beaucoup de mouvements, mais ne change pas de place; paresse qui ne ressemble nullement à celle de Racine, lequel mettait des années d'intervalle entre ses tragédies, et faisait .4~/K~'e après un majestueux repos de douze ans.

Au reste, quand on aura vu de quelle manière les écoles de déclamation entendaient toutes les aft. QuintiUen /Mi,<;<tf<toM orotOtfM, livre X, chapitfC t.

fections qui jouent les rôles principaux dans ces tragédies, on comprendra très-bien que 'la négligence et peut-être même le mépris de l'art aient été systématiques, à une époque où l'on présentait de si fausses images du cœur humain. M est rare, en effet, que là où la vérité éternelle a cessé d'être comprise, l'art ne soit pas négligé ou méprisé, et que l'arrangement survive là où le fond a péri. Il paraît cependant que les tragédies de Pomponius Secundus contemporain de Sénèque étaient des ouvrages distingués; « mais, dit Quintilien, nos '< viéillards les louent moins pour leurs effets traf< giques que pour beaucoup d'érudition et de bril'< lant'. » Alors cela revient au même; seulement, à la différence de Sénèque, où le fond est presque toujours faux, et l'arrangement nul, Pomponius Secundus donnait beaucoup à l'arrangement et peu au fond. L'un ne vaut guère mieux que l'autre. Dans les époques de décadence, nous trouvons souvent ces deux soins contradictoires chez les écrivains. Ceux-ci ne sont occupés que de la partie matérielle de l'art, de l'arrangement; ceux-là ne visent qu'aux effets. Les uns et les autres sont à la même distance du beau et du bon.

Mais voyons comment les écoles de déclamation entendent le cœur humain.

Le cœur humain, tel qu'on l'apprend dans les écoles, ce n'est plus (qu'on me passe ce jeu de mots) que l'esprit humain dans sa plus grande corruption. Il n'y faut pas chercher de sentiments doux, de nuances, de délicatesses infinies, de modération,

1. Quintilien, fn.'(f<u<;0))< oratoires, livre X, chapitre i.

de pudeur; secrets perdus depuis le siècle de Virgile. Dans cette littérature exagérée, frénétique, et, qui pis est, frénétique à froid il n'y a pas un langage pour la pudeur, ni pour l'amour chaste, ni pour la piété filiale, ni pour la patience ce sont vertus inconnues à l'époque de Sénèque. Les vertus qu'on y connaît et qu'on y aime sont celles qui posent devantle public, qui font des mines, qui ont des souffrances théâtrales pour celles-là la langue est riche, énergique, sentencieuse, elle fait à merveille les honneurs de ces vertus guindées; elle se hérisse pour tous ces courages hautains et pleins de morgue elle tonne pour ces furieux emphatiques elle se fait fastueuse et solennelle pour ces mourants qui convient l'univers entier à leurs funérailles.

Dans les tragédies de Sénèque, l'amour, c'est l'amour sensuel, cynique, impudent; c'est le désir qui ne peut pas parvenir à cacher son impureté sous le voile de quelques souffrances exagérées, qui n'excitent point la sympathie. Phèdre n'est pas amoureuse d'Hippolyte, elle en a envie; elle aime cette couleur de santé qui embellit son visage, ces bras vigoureux, dont l'étreinte serait si molle, cette belle <ë~ dont la chevelure est serrée dans des bandelettes Grand merci qu'elle ne nous parle pas des épaules d'Hippolyte! La même femme ordonne à ses esclaves de l'habiller en amazone pourquoi? pour rappeler à Hippolyte l'amazone sa mère La même femme envie les amours de Pasiphaé et d'un t. Sénèque, Mi;)pot~te~ acte )), vers 6i6 et suivants.

Sénèque, ibidem, acte )t, vers 386 et suivants.

taureau '< Du moins, s'écrie-t-elle, Pasiphaé était « aimée' »

L'art grec avait donné à Sénèque une Phèdre chaste et malheureuse, à laquelle les dieux ont imposé un amour incestueux, mais qui oppose à cet amour toutes les répugnances du sentiment moral, et n'est vaincue, à la fin, que parce qu'elle est moins forte que les dieux. Dans la Phèdre d'Euripide, l'amour est un poison versé dans son cœur par une divinité ennemie. Dès qu'elle s'est sentie coupable, elle a essayé de secouer le joug; mais, se voyant la plus faible, elle a pris la résolution de mourir, et d'emporter avec elle dans la tombe son fatal secret. A la fin, pressée par sa nourrice, qui lui demande la cause de ses souffrances, elle laisse entrevoir cet amour, mais avec quel mélange délicat de pudeur et de.passion'! Elle aussi parle de Pasiphaé, sa mère; mais, au lieu d'envier ses plaisirs monstrueux, elle en parle avec pitié; elle avoue non pas qu'elle a du plaisir à aimer, mais qu'elle souffre de la même fatalité honteuse que Pasiphaé; elle songe bien plus à ce qu'elle perd d'innocence et de vertu qu'au bonheur impur que lui donnerait un amour partagé.

Dans la pièce de Sénèque, Phèdre est combattue par sa nourrice; mais elle n'en est que plus opiniâtre on ne la fait pas rougir en la blâmant on l'excite. Dans la pièce d'Euripide, la nourrice transige; elle accorde qu'une faible femme ne peut pas tenir tête à Vénus; mais Phèdre n'ose pas profiter de ce

<.S'jn<!que,Hfp;M<i;«,acte),versU5. 2. Euripide, ibidem, vers 337 et suivants.

funeste secours elle rougit de se voir excusée. La Phèdre grecque, justifiée et presque encouragée par sa nourrice, n'en persiste pas moins à mourir. La Phèdre latine fait semblant de vouloir mourir pour corrompre la sienne; et celle-ci, en effet, y est si bien prise, qu'elle se fait l'entremetteuse de ces malhonnêtes amours. Lequel des deux poètes a le mieux connu le cœur humain? Les deux Pbèdres sont vraies, je le veux bien; mais celle d'Euripide est une femme celle de Sénèque n'est qu'une prostituée.

C'est ainsi que Sénèque a défiguré toutes les femmes du théâtre grec. Sophocle lui avait donné Déjanire, comme Euripide Phèdre. Déjanire, c'est la pauvre femme, aimante et jalouse, mais plus aimante encore que jalouse, qui, voyant arriver dans la maison de son mari une jeune captive, belle, gracieuse, fait de tristes retours sur elle-même, sur son âge, qui penche vers le déclin, sur celle /7eur du )'e~<~ qu'elle n'a plus, et qui embellit la jeune captive'. Vous la voyez patiente, résignée; mais elle ne serait pas femme, si elle supportait sous le toit nuptial, dans le lit de son mari, une rivale plus jeune et plus belle. Elle ne s'emporte pas contre cette rivale préférée, elle ne la maudit pas. « Une « femme de cœur, dit-elle, ne doit point se mettre « en colère" » La jalousie de Déjanire est pleine de dignité et de patience; ce n'est point par elle que le scandale entrera dans la maison d'Hercule. Mais comment reprendra-t-elle à Iole le cœur de son

I. Sophocle, les T'r'tC~ttHtenH~ vers 549.

époux? Le centaure Nessus lui a donné en mourant une robe .qui a la vertu, avait-il dit, de réveiller l'amour éteint mais Nessus l'a trompée; cette robe ne réveille pas l'amour éteint, elle brûle les os jusqu'à la moelle. Déjanire envoie -la robe à Hercule, croyant lui envoyer un philtre amoureux. Bientôt elle apprend qu'Hercule meurt dans d'affreuses.souffrances alors elle s'en va, ayant formé dans son c.ce.ur la résolution de ne pas survivre à Hercule, et elle se tue.

La manière dont elle quitte la scène est d'un grand effet tragique. Hillus, le fils d'Hercule, qui est aussi le sien, lui reproche les tortures de son père; Déjanire commence par protester « Que dis-tu? ô mon « fils .et de qui as-tu appris que j'ai pu commettre <t un tel crime'? » HiUus l'accable sans pitié de tous les détails du supplice d'Hercule. Alors elle ne répond plus rien mais à la fin du récit d'Hillus, elle sort, et le chœur lui dit (( Pourquoi t'en vas-tu sans rien f< dire? Ne sais-tu pas que celui qui se tait s'avoue « coupable~? » Une vieille femme du palais vient répondre au chœur pour Déjanire « qu'elle a franchi « dun pas ferme le dernier passage". »

Que n'a pas faitSénèque pour gâter la douce et patiente Déjanire de Sophocle? Comme sa Phèdre a tout le cynisme de l'amour physique, sa Déjanire en a toute la jalousie. La Déjanire de l'art grec ne se trouve qu'une seule fois en présence d'Iole, sa rivale; c'est avant qu'elle ait connu l'amour d'Heri. Sophocle. les 7'roc/tuu'etmM, vers 746 et 747.

Sophocle, ibidem, vers 876 et 877.

r' Snphocte, t'6)Jem, vers 8~5 et 8~6.

cule pour la jeune fille alors rien de plus touchant que de voir quel souci elle prend de sa captive, comme elle la plaint tendrement d'avoir perdu sa liberté et sa patrie, et quelle délicatesse elle met à la faire conduire dans un endroit écarté du palais, afin de ne point ajouter à ses douleurs celle de voir la femme de celui par qui elle est captive. Il n'y avait pas de risque que Sophocle nous donnât le spectacle indécent de la femme légitime se prenant de parole avec la concubine, parce qu'il y a des situations, même vraies, que l'art ne pourrait pas assez parer, pour les rendre touchantes et morales. Dans la pièce de Sénèque, Déjanire se trouve face à face avec sa rivale, et il faut bien alors que la femme légitime qui s'expose ainsi à rencontrer la concubine soit à la hauteur d'une situation qu'elle n'a pas eu la dignité d'éviter.

Sénèque s'est chargé lui-même de la comparer d'abord à un'e tigresse pleine qui s'élance à l'aspect du chasseur; et, en second lieu, à une bacchante qui porte le dieu dans son sein, et qui agite le thyrse. Déjanire hésite un moment, ne sachant quel chemin prendre; puis elle erre en furieuse dans tout le palais, qui ne peut pax eoM<e/!M', puis elle s'arrête, puis elle court de nouveau. Quand elle s'est un peu calmée, elle roule dans sa tête mille projets de vengeance; à la différence de la Déjanire grecque, elle pense d'abord à tuer Hercule avant de penser à réveiller son amour. Le désir d'être vengée lui est plus cher que celui d'être aimée encore. Elledemande à Jupiter un treizième ou quatorzième travail où t. Sophocle, <M Trnchiniennes, vers 329 et S3i. i.

Hercule puisse succomber; l'idée de la robe ne lui vient qu'en dernier, et elle ne songe à se faire aimer encore qu'après qu'elle s'est rendue longuement la plus haïssable des femmes.

Il est fort heureux que la robe de Nessus ôte lavie, au lieu de rendre l'amour, car je ne sais si l'art sans nom de Sénèque eût osé prendre la responsabilité de nous montrer Hercule s'éprenant de nouveau pour une femme qui a demandé sa mort de toutes les manières. Hercule est consumé par le tissu mortel, et Déjanire, non-seulement n'est pas surprise, mais elle s'indigne qu'Hercule meure d'une mort qu'elle n'a point prévue, qu'elle n'a. point aidée. J'ai dit ailleurs comment finit cette furieuse. Elle demande que toutes les nations se réunissent pour l'écraser. Sa mort fait autant de fracas que sa jalousie.

il y a une figure de femme que l'art grec a tracée avec amour, c'est Antigone Antigone, c'est la piété filiale sous le gracieux visage d'une jeune fille. Caractère doux, ingénu, quoique profond; qui parle peu, et n'a que des paroles de résignation et de patience; faible et frêle jeune fille jusque dans ses actes de courage, dont le dévouement est simple, qui ne s'agite ni ne s'exalte jamais; qui ne croitpas être supérieure aux autres femmes en ne faisant que son devoir; héroïne de tragédie, qui joue les grands rôles en croyant n'en jouer aucun; elle ne fait que passer sur la scène guidant un vieillard aveugle, et ne montrant qu'à demi sa figure pâle et douloureuse, sur laquelle est empreinte la fatalité qui pèse sur toute sa famille.

Antigone, dans l'art grec, n'est presque qu'un personnage négatif, peu mêlé à l'action. Son caractère, c'est sa piété filiale, immense, mais silencieuse; et cependant quel type plus intéressant dans l'histoire de l'art? Faites la part d'Antigone dans le vaste drame des malheurs d'OEdipe, et dans tout le drame grec, si l'on compte les vers, que cette part est petite Et pourtant quel mystérieux parfum de pudeur et de vertu cette jeune fille répand sur tout le drame d'OEdipe, sur tout le drame grec! I) ne lui arrive qu'une fois de sortir de sa réserve, et d'élever un peu la voix au milieu des hommes; c'est lorsqu'accuséepar Créon d'avoir violé sa défense en allant couvrir d'un peu de poussière le cadavre dePolynice, elle lui demande s'ily aquelque défense ou édit qui puisse prévaloir contre la loi éternelle qui veut qu'on ne laisse pas un frère sans sépulture. S'il faut quelle meure pour avoir rempli ce devoir, eh bien plus tôt on lui ôtera la vie, plus tôt on lui ôtera ses maux. La religion donne à ses paroles une sorte de fermeté virile « Si je te parais insensée, dit-elle à Créon, c'est que tu me juges en insensé! » C'est là la parole la plus haute d'Antigone; après cela elle rentre dans les pleurs et dans la plainte; elle dit adieu, dans un hymne suave et virginal, à la belle ville de Thèbes, aux fontaines de Dircé, àsâjeu~ nesse, passée dans les larmes sans noces et sans enfants; elle se plaint doucement d'être punie de sa piété par la prison et la mort; puis Sophocle la~retire de la scène, pour nous la montrer plus tard, dans la forêt consacrée aux Furies, auprès du bourg de Colone, ayant repris son attitude silencieuse, et

ne parlant que par ses larmes, inépuisables comme sa.douleur'. 1..

Qu'elle est touchante alors la pauvre fille qui ne sera ni épouse ni mère Tout son rôle, dans ce drame final, c'est d'indiquer à OEdipe aveugle, et qui va mourir, les lieux où l'a mené sa destinée errante elle lui dit quels sont les étrangers qui s'approchent, s'ils sont amis ou ennemis; elle lui demande grâce pour sa sœur Ismène, pour son frère Polynice; elle calme par quelques paroles l'amertume du vieillard et l'impatience du jeune homme;–et quand le moment fatal est arrivé, quand OEdipe, guidé par une vue intérieure, a trouvé la place où il doit mourir, elle va puiser de l'eau pour purifier les vêtements de son père; cela fait, obéissante elle- se retire. Tout à coup la foudre éclate, le vieillard disparaît, enlevé par les dieux, et nous retrouvons Antigone, à genoux, la tête penchée sur sa poitrine, pleurant amèrement celui que les dieux ont retiré du milieu des hommes. Après ce devoir, il lui en reste un dernier, c'est celui de réconcilier ses deux frères; sa dernière prière est donc qu'on la renvoie à Thèbes, pour qu'elle empêche le nouveau crime qui doit compléter l'expiation d'OEdipe.

Dans ces touchantes scènes entre OEdipe et Antigone, ce qu'il faut admirer, c'est le silence qu'elle garde toutes les fois que le vieillard revient sur ses malheurs. Antigone écoute, mais ne répond pas;, que voulez-vous- que réponde la jeune fille

i. SojA'octe, ~nfigone et OEdipe <t C()/o)~.

chaste et pure? Les malheurs d'OEdipe sont infâmes, Antigone est une des hontes d'OEdipe; que peut-il être dit par cette fille qui ne fasse allusion aux souillures de sa famille? Elle se tait donc; elle n'ose même pas consoler son père, parce qu'il faudrait pour cela toucher à ces souillures; mais elle fait mieux, elle le soutient, elle l'entoure, elle le protège les dieux lui disent par la voix de son cœur que sa piété pour son père leur est agréable, et cela lui suffit; elle n'ira pas effaroucher sa pudeur en pénétrant le mystère de ce lien qui attache si puissamment la jeune fille au vieillard, aveugle et mendiant.

Dans Sénèque, c'est tout autre chose Antigone tient de longs discours à son père. C'est apparemment une fille d'expérience, car elle disserte trèspertinemment sur la moralité des actions. OEdipe se croit criminel, Antigone lui démontre qu'il est innocent, malgré les dieux. Qu'a-t-elle donc fait de sa pudeur, cette jeune fille qui cherche l'innocence dans des incestes et dans des parricides, qui s'est expliqué à elle-même, et vient expliquer à OEdipe comment il peut être à la fois son père et son frère, et être innocent? Quelle fange il lui a fallu remuer pour oser donner à son père des consolations si hardies Au reste, l'Antigone de Sénèque n'a pas approfondi cette seule question; elle a étudié le pour et le contre du suicide; elle a pesé les deux courages qu'il faut avoir, soit pour sortir de la vie, soit pour la garder, et elle donne la préférence au dernier elle apprend à OEdipe, le devineur d'énigmes, que celui qui désire la mort n'est pas

de taille à la mépriser. Tantôt elle accorde, conformément à la doctrine académique, que le malheur n'est pas un motif suffisant pour s'ôter la vie; tantôt elle établit, avec le stoïcisme, qu'il y a plus de courage à mépriser la mort qu'à la désirer. C'est d'ailleurs une fille forte, toute à l'action, prête à conduire son père dans les rochers et sur le bord des précipices. OEdipe veut-il se tenir dans la plaine? elle se contentera de marcher à ses côtés. Veut-il grimper sur les monts escarpés? elle l'y précédera. Lui plaît-il d'aller sur un roc élevé d'où l'on domine la mer? elle l'y conduira; de franchir un gouffre, ou même de s'y jeter? elle le franchira ou s'y jettera. Enfin, veut-il à toute force mourir? elle mourra

Homère et Virgile avaient donné à Sénèque la plus tendre des épouses et des mères, Andromaque Sénèque en a fait ce qu'il a fait de Phèdre, de Déjanire, d'Antigone; il a compris l'amour maternel comme il avait compris l'amour, la jalousie, l'héroïsme du devoir. Dans l'épopée d'Homère, dans le poëme de Virgile, Andromaque est peutêtre encore plus mère qu'épouse. Virgile n'a pas craint de nous la montrer mariée à Hélénus; Racine la fait consentir à épouser Pyrrhus pour conserver la vie d'Astyanax. La mère l'emporte donc sur l'épouse, et c'est tout simple; Hector est dans la tombe, le fils d'Hector est vivant, et n'a d'autre défense que sa mère. Entre la fidélité aux cendres d'un époux, et le dévouement à l'orphelin sans défense, quelle femme eût hésité? Toute la tendresse 1. Scn~quc, les Phéniciennes, acte t, vers 68 !U.

de l'épouse n'a fait que fortifier l'amour de la mère; Andromaque aime Hector dans Astyanax, et non pas Astyanax à cause d'Hector.

Dans Sénèque, le caractère d'Andromaque est détruit, l'épouse l'emporte sur la mère;. Andromaque, forcée de choisir entre la démolition du tombeau d'Hector et la mort de son fils, hésite; que dis-je? elle penche pour la conservation du tombeau, aux dépens de la vie de son fils. Astyanax ne lui est cher qu'à cause d'Hector; elle en prend à témoin lesdieux'. Aussi quandUiysseIelui arrache pour le mener à la mort, Andromaque, qui lui a fait ses derniers adieux, revient sur la scène, et s'y prend de querelle avec Hélène elle dont on précipite le fils du haut d'une tour, elle moins généreuse qu'Hector, qui combattait pour la faute d'Hélène, mais ne l'insultait pas. On vient lui annoncer comment son fils est mort voici tout ce qu'elle trouve à dire « Quel habitant de Colchos,

« quel Scythe vagabond a commis ce crime? Quelle « peuplade sans lois des bords de la mer Caspienne '< a pu l'oser? Jamais le sang d'un enfant n'a arrosé « les autels du féroce Busiris, jamais Diomède ne « donna de si petits membres pour pâture à ses « cavales. »

Quis Colchus hoc, quis sedis ineertae Scytha Commisit? Aut quœ Caspium tangens mare Gens juris expers ausa? Non Busiridis Puerilis aras sanguis aspersit feri;

Nec parva gregibus membra Diomedes suis Epulanda posuit. (ïroades; v. 4') 10.)

i.Sëneque,<M?'ro;/ennM.acte Ht,vers 648. 2. SKn6que,tt)«fem,acte IV, vers 892 et suivants.

t[ est vrai que l'Astyanax de Sénèque n'a que médiocrement besoin de la protection maternelle, lui qui ne veut pas se cacher dans te tombeau d'Hector, non parce qu'il apeur d'un tombeau, mais parce qu'il méprise de honteuses cachettes; lui que vous avez vu tout à l'heure s'échapper des mains d'Ulysse, et revendiquer sa liberté de mourir,. en sautant d'un pied léger (le rhythme imite le saut) « au beau milieu du royaume de Priam x Telle. mère, tel fils.

C'est ainsi qu'on aime, c'est ainsi qu'on souffre, c'estainsi qu'on se venge, c'est ainsi qu'une femme est dévouée et courageuse dans Sénèque. Je pourrais. prendre tous ses caractères de femmes l'un après. l'autre, etmontrer qu'il n'a aucune intelligence de ces natures délicates, que toutes leurs passions y sont exagérées, fausses, contradictoires; qu'il leur donne des mœurs d'hommes, sans la force de les supporter; qu'il met dans ces frêles poitrines des fureurs qui les feraient éclater si ces fureurs n'étaient pas beaucoup plus dans les mots que dans les choses.

.!e ne critique pas les femmes des dix tragédies au point de vue nouveau et inconnu des anciens de nos institutions sociales et religieuses le-drame grec, pas plus que le drame latin, ne nous a donné des caractères de femme complets. A Athènes comme à )tome la femme n'est pas l'égale de l'homme.: ses malheurs ont moins de dignité, ses douleurs causent moinsdesympathie, seslarmessontmoinsprécieuses; le drame brise ces pauvres créatures et ne les plaint

< .SpontCfie'ftu!<sutt

[n media Priami rogna.(7'roa(~t,~ersuo).)

pas. Toujours instruments, soit dans la main des dieux, soit dans la main des hommes, elles n'ont que la liberté des pleurs; toujours entraînées dans la fortune des autres, elles suivent et ne conduisent jamais, si ce n'est pourtant quand l'homme aveugle et vieux a besoin d'elles pour appuyer son bras et diriger son pied. A Rome, la condition de la femme est encore plus triste qu'à Athènes. Là, la loi dit que le mari n'est pas tenu de pleurer sa femme; qu'il ne lui doit aucune )'eh'o?:~ht<~Mt/ La, l'histoire ne trouve pas un mot de sympathie pour la femme. Lucrèce se poignarde; qui songe à plaindre Lucrèce? La liberté a coûté la vie à cette femme; c'est meilleur marché que si un homme eût péri. Virginius égorge sa fille avec le couteau d'un boucher voyez si Tite-Live donne quelques regrets à cette jeune fille si belle, à cette mort si misérable Non, il compte ce que ce sang a rapporté à Rome, et non ce que vaut une vie de jeune fille. La Didon m'eût étonné d'un Grec, elle m'étonne bien plus d'un Romain. Énée est peut-être le seul homme que l'antiquité ait osé rendre moins intéressant qu'une femme.

11 serait donc injuste, je le répète, de demander à Sénèque des caractères de femmes profonds, et toute cette richesse de-sentiments que la liberté développe dans la femme émancipée des civilisations modernes; mais comment Sénèque a-t-il ôté aux plus délicieuses femmes du drame grec leurs sentiments doux, simples, peu bruyants, leurs passions t. Vir non )nget uxorem, nullam débet uxori retigionem tucMs.

(Ct'Mff) ti\'rc U), tome )I, ligne 9.)

naïves, et surtout la pudeur, cette vertu si honorée des anciens qu'ils en avaient fait une divinité, la pudeur, qui est toute la beauté et presque toute la destinée de la femme, dans le monde grec comme dans le monde romain? La femme y est inférieure à l'homme, il est vrai; mais l'esclave y est inférieure à la femme. Eh bien n'y a-t-il pas même dans l'âme d'une esclave, de cet être doué d'intelligence et de cœur, dont le droit de la guerre a fait une cbose~ des trésors de pensées humbles, de vœux timides, de naïveté, de grâce, qu'une époque littéraire plus saine, qu'un poëte moins gâté par son éducation, auraient pu trouver par la réNexion et rendre dans un langage naturel?

J'en dirai autant des hommes que des femmes; les uns n'y sont pas mieux compris que les autres, ou plutôt les hommes sont du même monde que les femmes. Si Déjanire est si désordonnée dans sa jalousie, que sera la rage d'Hercule déchiré par cette robe empoisonnée? Dans Sophocle, Hercule n'affecte pas l'insensibilité, il souffre, il se plaint, parce qu'il est homme; mais, sentant qu'il meurt par un oracle des dieux, il s'exhorte à bien finir sa noble vie. « Allons, mon âme, se dit-il, roidis-toi « comme le fer, réprime tout gémissement que ce « qui est la plus triste des choses te soit agréable JI Chez Sénèque, Hercule mourra dans la pose d'un gladiateur, et avec des paroles de stoïcien. SiMédée est atroce jusqu'à embrasser ses enfants qu'elle va tuer, que va imaginer Atrée servant à Thyeste les membres de ses enfants, pour ne pas être en arrière

I. Sfncque, les T~facAt~tc~xM, vers t280 et suivants.

.de Médée? C'estlamème exagérât! on pour les hommes que pour les femmes; seulement il y a dans les fureurs des hommes un degré de plus, parce qu'en leur qualité d'hommes ils ont la poitrine plus forte, et peuvent y contenir plus d'exaltation que les femmes.

Dans les tragédies de Sénèque, vous ne voyez pas de caractères, mais des situations. Et ces situations sont prises parmi les plus violentes, les plus singulières; un tel art devait sortir des écoles de déclamation. En effet, on n'enseignait pas dans ces écoles les caractères, étude trop forte et trop profonde, où d'ailleurs le meilleur maître est le génie ou l'expérience. On enseignaitl'artdedévelopperunesituation extraordinaire, de la faire parler, de l'analyser. On chargeait de cette tâche des jeunes gens qui n'avaient jamais passé par cette situation, et qui n'y avaient vu passer personne. On ne leur disait pas de faire sortir cette situation d'un caractère, et par conséquent de ne la développer que dans l'esprit et dans la mesure de ce caractère; de montrer d'abord un homme, et puis ce même homme placé dans une situation violente; de ne point charger un personnage de plus de passion qu'il n'en peut porter on ne disait mot de tout cela.

Mais on leur donnait un nom quelconque et une situation, quelquefois la situation toute seule, et on leur disait Vous peindrez un sage résistant à un tyran; une femme jalouse chargeant d'imprécations sa rivale;-que sais-je? Les dix tragédies de :Sénèque sont un répertoire de ces situations; tous les états violents par où l'homme peut passer y sont

décrits arbitrairement, sans lien avec les caractères. Quel était le fruit de ces prescriptions? C'est qu'on imaginait un monde faux, furibond, exalté jusqu'à la charge, gesticulant, hurlant; ici roide et sentencieux, là se répandant en longues déclamations ailleurs subtil et minutieux à force de s'analyser un monde de gens qui s'ingénient, comme dit OEdipe', les uns pour s'exagérer leur amour, les autres pour s'exagérer leurs haines ceux-ci pour s'effrayer d'eux-mêmes, ceux-là pour s'accabler de devoirs; presque tous enfin pour mourir d'une autre mort que le reste des hommes. Tel est le monde des tragédies dites de Sénèque. Pourquoi dans un tel art ne trouvez-vous aucun sentiment doux et simple? C'est que pour peindre les sentiments doux, la patience, la résignation, l'amour chaste, le dévouement, il faut beaucoup de sens et de cœur, outre tout ce que révèle au poëte le travail dans le plus difficile des arts. Pourquoi, au contraire, y trouvez-vous toutes les passions extraordinaires, la vertu effrénée, l'audace gigantesque, la douleur qui blasphème, l'orgueil furieux, la vengeance atroce, la jalousie désordonnée? C'est que pour composer des situations hors de la vérité, il ne faut que de l'esprit, de l'audace, peu de sévérité pour soi-même, et cette facilité paresseuse que certaines époques prennent pour du génie. Quand on sait de quoi se composent les tragédies dites de Sénèque, quelle en est la philosophie, la morale, les caractères, on ne s'intéresse que t. t/feret'n~itt'o, mt'Mr, se dit OEdipe cherch~jt un supplice digne de ses crimes.

médiocrement à l'espèce d'art qui a pu présider a leur arrangement. J'ai défini cet art une recette ce mot n'est que juste. J'ai dit que cette recette se composait, par parties à peu près égales, de descriptions 2" de déclamations 3" de sentences philosophiques. C'est là tout.

Les descriptions sont tantôt de localités, tantôt de cérémonies religieuses, tantôt de combats; ici des choses de ce monde, là des choses de l'enfer. Dans les descriptions, je comprends les récits, parce que ces récits décrivent longuement soit les souffrances des personnages du drame, soit leurs fureurs, soit leurs morts violentes; les descriptions et les récits sont d'ailleurs innombrables dans ces dix tragédies il n'y en a aucune qui n'en contienne quatre ou cinq.

Les déclamations sont tantôt des dialogues, tantôt des monologues. Dans les dialogues, deux personnages soutiennent deux thèses philosophiques contraires; par exemple Antigone prétend qu'il y a de la vertu à survivre à ses malheurs; OEdipe, son interlocuteur, qu'il n'y a que de la sottise*. Dans ~~)o~<e_, la nourrice prouve à Hippolyte avec beaucoup de dialectique qu'il faut jouir de sa jeunesse, et que le plus grand charme de la jeunesse étant l'amour, il faut aimer Hippolyte, usant de la même dialectique, répond par une longue peinture des délices de la vie de chasseur il prétend que du jour où les hommes ont quitté les forêts pour bâtir des villes, les crimes ont inondé la terre, et, quant à la prétendue nécessité d'aimer, i. Sénèque, les Phéniciennes, acte ï.

que tous nos maux viennent des femmes'. Dans les monologues, c'est un personnage qui analyse sa situation, ou fait une prière aux divinités infernales, ou chante les douceurs de l'obscurité, ou développe un thème stoïcien. Le monologue comprend souvent la description. Dans plusieurs des dix tragédies, le premier acte n'est qu'un monologue, après quoi vient le chœur, qui eu fait un autre, lequel n'est souvent qu'une paraphrase du premier.

Les sentences sont le fonds commun des déclamations, dialogues ou monologues. Aux raisons tirées des faits particuliers, les personnages ajoutent des raisons générales qui se résument en un vers, quelquefois en un demi-vers. Ces raisons sont tantôt vraies, tantôt fausses, mais toujours froides, et toujours trop absolues pour la situation de celui qui les invoque. Ce sont ces raisons-là qu'on est convenu d'appeler sentences. Tous les héros et héroïnes des dix tragédies, enfants, vieillards, jeunes filles, femmes, dieux, déesses, magiciennes, prodiguent ces sentences. Tous parlent laconiquement et dans un style dogmatique, tournant leur propre opinion en une sentence absolue et universelle, comme s'ils vivaient sous une discipline philosophique ou religieuse, et que toute leur conduite fût réglée d'avance par les préceptes d'une règle commune. Tous sont d'une secte ou d'une école, la plupart de la secte stoïcienne, quelques-uns penchant vers l'Académie, comme Antigone, quand elle a la hardiesse de dire t Sénèque, //t~)o~fe, acte U.

qu'il y a de la'vertu à vivre avec ses maux. Vous rencontrez souvent des dialogues entiers qui ne se composent que de sentences les deux interlocuteurs lancent tour à tour un vers d'oracle, l'un pour, l'autre contre, comme deux philosophes de secte opposée qui se disputeraient par axiomes. Les nourrices et les messagers ne sont pas exclus de l'honneur de parler par sentences. Les nourrices surtout en ont toujours à la bouche privilége de leur âge et de leur position.

Comment sont disposées toutes ces pièces de rapport ? L'une après l'autre, sans plus de façon. Après la description, vient la déclamation; après la déclamation, la description; quand l'un a fini de décrire, l'autre déclame; puis vient un troisième qui décrit et déclame. Le peu qu'il y a d'action, et il faut bien qu'il y en ait, puisqu'il y a un fait qui commence et qui finit, pourrait tenir dans moins d'un acte, de sorte que, sur cinq, quatre sont parfaitement inutiles.

Un exemple montrera jusqu'où l'auteur pousse le goût de la description, et en même temps combien il lui serait difficile de remplir sa pièce sans ce commode auxiliaire. Dans Hercule /MneMa?, pendant qu'Hercule, pour complaire à Eurystée, est descendu aux enfers avec Thésée un aventurier Eubéen, Lycus, a tué Créon, son beau-père, qui était roi de Thèbes, et s'est emparé du royaume. C'est peu ce Lycus veut contraindre Mégare, fille .de Créon et femme d'Hercule, à le prendre pour époux, par ces raisons de conquérant et de roi parvenu que Voltaire a si bien exprimées dans

Merojoe. Mégare, en femme fidèle, tient tête à Lycus; c'est/on l'a vu plus haut, une stoïcienne très-ferme sur la doctrine de la mort volontaire. Sur ces entrefaites, revient Hercule, accompagné de Thésée. Pendant qu'il prend ses mesures pour se défaire de FEubéen Lycus, devinez ce que fait la famille du héros, femme, enfants, père adoptif; car Amphitryon, qui est ce père, demeure avec sa bru et ses petits-enfants? Ils font asseoir Thésée, et se mettant en cercle autour de lui, ils écoutent, comme des enfants à la veillée, deux cents vers descriptifs sur l'enfer et ses monstres -N'admirez-vous pas quelle force de caractère doit avoir cette famille pour écouter, bouche béante, deux cents vers descriptifs, pendant qu'Hercule combat Lycus, et lorsqu'il y a une heure à peine, elle le croyait mort et s'attendait à le suivre? Après tout, cette famille est celle d'Hercule.

Tout cet arrangement, qui nous paraît si pitoyable, était très-bien calculé pour l'espèce de publicité réservée à ces tragédies. L'auditoire des lectures publiques recherchait moins l'action, qui demande un théâtre et des acteurs, que les morceaux brillants, les traits, les effets de style, tout t ce qui peut échauffer une lecture. L'auteur trouvait son compte à n'avoir pas à s'occuper de l'action, ce qui est le travail du génie; travail où l'esprit tout seul, la mémoire, le talent même de style, sont de peu d'aide; il n'en était d'ailleurs que plus souvent applaudi. tl devait donc tirer sans cesse soit à la description, parce qu'elle fournit abondamment aux effets de style; soit à la déclamation, parce

qu'elle appelle les effets de pensée, c'est-à-dire les sentences. Aussi, là où le poëte ne trouve ni à déclamer ni à décrire, il clôt son acte et alors le chœur, qui n'est pas tenu de prendre une part directe à l'action, décrit ce qu'il veut, ou déclame sur ce qu'il vient de voir, afin que la pièce ait une raisonnable longueur.

C'est ainsi qu'on procédait du temps de Sénèque. Dans d'autres temps et dans d'autres décadences, le drame sera plus commode encore. Celui de Sénèque s'adressait aux oreilles celui-là s'adressera aux yeux l'un recherchait les effets de style et les sentences, l'autre recherchera les effets de théâtre et les bigarrures de costumes. Il y aura un peu de la faute des deux auditoires et des deux drames; mais, à choisir, j'aimerais mieux d'ingénieuses subtilités métaphysiques que des effets de décoration.

Au reste, la double analyse qu'on va lire de l'QM~egrec et de l'OE~pe latin, servira tout à la fois à justifier mes observations sévères sur les tragédies dites de Sénèque, et à faire apprécier la supériorité de la tragédie grecque sur cette vaine copie, non pour en accabler l'imitateur, mais pour donner des raisons de plus d'admirer l'original.

DEUXIEME PARTIE.

ANALYSE COMPARÉE DE L'OEDIPE DE SENÈQUE ET DE L'OEDIPE DE SOPHOCLE.

1. L'OÈdipe de Sénèque.

Nous sommes au matin, OEdipe nous le dit, au début d~un monologue de quatre-vingts vers; le soleil semble éclairer avec peine une ville que la peste ravage. Quel fardeau que celui d'une royauté! s'écrie le roi de Thèbes. Et il compare la royauté à une montagne que les vents assiègent, à une roche élevée au milieu de la mer, que les flots, même paisibles, battent incessamment. Il atteste les dieux qu'il n'a été roi que par hasard, malgré lui, «qu'il est tombé sur un trône; »

Inregnumincid!.(V.')4.)

Les dieux l'avaient menacé d'un avenir d'inceste et de parricide; il s'est enfui des états de Polybe, pour échapper à ce double crime, se fiant peu à luimême, et mettant en sûreté tes saintes lois, ô nature,

In tuto tua,

Natura, posui jura. (V. 24.)

précaution d'un stoïcien, contemporain deSénèque, et non d'un roi de la vieille Thèbes, où l'on ne connaissait pas le personnage de la Nature, mais seulement le destin et les dieux.

OEdipe s'étonne de n'être pas atteint par le mal qui dévore ses peuples; sa conclusion, c'est qu'il est l'auteur de la peste. Pourquoi? parce qu'Apollon n'a pu donner un royaume « bien portant, » ?'e~)M~ s~M~'e, à un homme menacé de si grands crimes. Mais alors le drame est fini dès le quarantième vers. Car si OEdipe se croit l'auteur de la peste, s'il est convaincu que la menace des dieux a fait de lui un roi contagieux, que ne sort-il à l'instant de la scène, pour s'arracher les yeux?- Non, OEdipe reste pour faire aux amis de Sénèque une description de la peste. OEdipe a déjà rempli les deux conditions du drame bâtard de cette époque il a fait en premier lieu une déclamation sur les inconvénients de la royauté; il va faire une description de la peste. Mais comment s'y prendra-t-il? Homère, Sophocle, Lucrèce, Virgile, Ovide, ont fait des descriptions de la peste, où il n'y a guère à ajouter; c'est un thème usé, rebattu; que va-t-il dire de neuf sur la peste? C'est là précisément ce qui excite l'attente des amis de Sénèque, et Sénèque ne négligera rien pour ne pas la tromper. Les premiers peintres de ces grandes catastrophes se contentaient de traits généraux, sommaires, laissant à l'imagination le triste soin de compléter le tableau; OEdipe ramassera les menus détails, les petits traits dédaignés il se mettra à la suite des porteurs et soulèvera les linceuls, pour voir la couleur des pestiférés il s'abattra comme les vautours sur les cadavrés, pour noter les altérations de la mort; il nous montrera des gens qui sont brûlés sur des bûchers destinés à d'autres des mères qui y portent un fils, et vont en

toutehâte fpye~<3?'nM<)à la maison pour en chercher un second; des bûchers volés; des tombeaux violés; et deuxlignes plus bas, plus de terre pourles tombeaux, plus de forêts pourles bûchers; des médecins mourants sur leurs malades. Les amis de Sénèque auront applaudi, surtout à ce trait final « La maladie tue le secours, ))

Morbusaux!iium trahit. (V.70.)

Quant à OEdipe, il veut quitter cette ville ~e larmes, où il disait toutà l'heure qu'il n'y avait plus de larmes: Periere facrymae. (V, 89.)

)1 veut s'enfuir, fût-ce chez ses parents. Évidemmentl'exaltation lui ôte ici le sens commun; car retourner à Corinthe, c'est courir au-devant de l'inceste et de l'assassinat qui lui ont été prédits.

Profugejamdudum ocius

Ve) ad parentes. (V. 80.)

Jocaste cherche à le raffermir par une déclamation sur celui des nombreux devoirs de la royauté qui consiste à montrer d'autant plus de fermeté que la situation est plus chancelante. « Sans doute, ff répond OEdipe par une description, s'il s'agissait « de me battre contre une armée ou de recommencer « avec le Sphinx, je n'aurais pas peur. Etilraconte minutieusement commentle Sphinx ouvraitsagueule effroyable, comment la terre était jonchée tout à l'entour d'ossements blancs, restes des abominables repas du monstre; comment, du haut de son rocher, il agitait ses ailes et sa queue, faisait craquer ses mâchoires, grattait le roc avec ses ongles, « attendant les entrailles d'OEdipe. »

Visceraexspectansme!.L.(V.100.)

Le mal de Thèbes vient sans doute des représailles du Sphinx, dit en finissant ce sage roi, après avoir dit au commencement qu'il venait de l'oracle; et il quitte la scène.

Le chœur s'en empare, et se met aussi à décrire. Quoi? Encore la peste. Sénèque a voulu transporter ses amis. Une première description les avait étonnés; une seconde les mettra hors d'eux-mêmes. OEdipe avait montré la peste dans ses rapports avec les hommes; le choeur va la montrer dans ses rapports avec les animaux. La brebis, l'agneau, le taureau, tant celui des sacrifices que celui des pâturages, le cheval, la vache, la génisse, les loups, les cerfs, les lions, les ours, les serpents, figurent dans cette énumération. Puis viennent les embarras de Caron, le nautonnier des enfers, car une telle dépopulation doit lui donner de la besogne puis les prodiges qui accompagnent la peste, puis les différents symptômes ou aspects de la maladie, langueur des membres, rougeur du visage, immobilité du regard, bourdonnements d'oreilles, saignements du nez, gémissemens des entrailles, borborygmes, rien n'y manque. Estimable chœur! qui conserve assez de sang-froid au milieu de toutes ces funérailles pour faire des jeux de style et de l'esprit de mots imperturbable; qui ne trouve pas une larme à verser, pas une prière à adresser aux dieux; qui seul est sain de corps, sinon d'esprit, dans ce peuple mourant, dans cette ville infortunée « dont les sept « portes ne sont pas assez larges pour le passage « des convois funèbres.')) Ne cherchez pas là d'ex1. ton satisscptempatucreportœ. (Vers t30.)

position. Qu'est-ce qu'OEdipe? d'où vient OEdipe? que nous veut OEdipe? Un art quelque peu dramatique mettrait le spectateur au courant de toutes ces choses; mais il n'y a pas d'art dramatique Ici, et l'expositionne servirait à rien. Le sujet d'OEdipe est unthèmededéclamation; Sénèquese dispensedetout préliminaire; son auditoire en sait là-dessus autant qu'il est besoin pour l'espèce d'effet qu'il recherche. Nousassistonsàunelecture, etpointàun dramejoué. Créon arrive de Delphes, où il~ est allé consulter l'oracle d'Apollon'. OEdipe lui demande ce qu'a dit l'oracle. Créon répond par une description du temple d'Apollon, des lauriers qui s'agitent, de la fontaine Castalie qui s'arrête tout court, du trouble qu'il a éprouvé lui-même; après quoi il en vient à l'oracle. Cet oracle est double comme tous les oracles; il désigne obscurément que le- meurtrier de Laïus est un étranger, « lequel doit rentrer un « jour dans le sein de sa mère. )) Ces dernières paroles glissent sur OEdipe, lui qui tout à l'heure parlait avec effroi de l'inceste dont il a été menacé par les destins. Il ne trouve pas étrange qu'un homme ait commis le même crime qui est suspendu sur sa tête; mais il songe à son rôle de roi qui l'oblige à pourvoir à la sûreté de la royauté, et il appelle tous les maux et tous les supplices sur le meurtrier de Laïus. Cependant sa curiosité est légèrement excitée. « Où donc Laïus a-t-il été tué?» demande-t-il. -Belle occasion, pour Créon, d'une nouvelle description. Il décrit donc les riches vignobles de la Phocide, et la pente si molle du Parnasse,

1. Sénèque, OEdipe, acte Il, vers MG-MO.

et tous ces petits ruisseaux qui arrosent la vallée du côté de l'Attique, le tout pour en arriver aux trois routes. Le mot redoutable des ~'OM7'oM<es, qui, dans le drame grec, secouera l'âme d'OEdipe, ne dérange mêmepasI'OEdipe deSénèque.ll écoute patiemment la description de Créon, comme pourrait faire l'auditoire de Sénèque, quand surviennent Tirésias et Manto sa fille lesquels, à ce qu'il semble ont dirigé leur promenade vers le palais d'OEdipe. « Puisque voilà'Tiresias, remarque OEdipe, il « convient que nous le consultions sur le criminel « désigné par l'oracle. » Tirésias répond que des deux moyens d'arracher la vérité aux dieux, il choisira le moins fatigant pour lui, vieux et cassé. En effet, ou bien le devin se soumettait à toute la fatigue du ~a<tc~MM?~ c'est-à-dire donnait entrée au dieu dans sa poitrine, au prix de tous les accidents physiques résultant de cette cohabitation momentanée de l'homme et de la divinité; ou bien il usait de l'intermédiaire des bêtes. «Faites donc avancer vers l'autel un taureau blanc, demande le vieillard à quelqu'un, peut-être à des sacrificateurs qui l'ont accompagné. Sa fille Manto lui dit qu'une grasse victime est debout devant l'autel. Vont-ils l'égorger, bons dieux! oui, et, après l'avoir égorgée, ils en feront l'anatomie écoutez.

C'est Manto qui sacrifie pour son père aveugle, par procuration. Déjà'l'encens fume, la flamme brille « Va-t-elle droit au ciel? demande Tirésias; « est-elle vive et éclatante, ou bien se dissipe-t-elle « en tourbillons de fumée? » Manto ne peut lui dire de quelle couleur est cette flamme; elle flotte

entre le ton rouge du sang et le ton grisâtre de la fumée. Mais voilà qu'elle se divise tout à coup en deux flammes bien distinctes; la discorde est entre elles deux (cKsco?'~ /ftt~M&)~' elles paraissent s'attaquer et se combattre. Première description par demandes et par réponses.

Seconde description. On immole un bœuf et une génisse. Souffrent-ils paisiblement les attouchements préparatoires des sacrificateurs? Non. Le taureau, tourné vers l'orient, a eu peur du jour et de la lumière du soleil. Tous deux tombent-ils à terre du premier coup? La génisse, oui; et même elle va au-devant du fer, et s'en revêt, comme dit le poète, fort applaudi pour cette expression neuve (.s'eme< ~~M~) mais le taureau ne succombe qu'après deux coups, et rend le sang par les yeux. Maintenant, qu'est-ce que cette flamme double, qu'est-ce que ce taureau, qu'est-ce que cette génisse ? Les deux flammes sont Étéocle et Polynice en guerre l'un contre l'autre. Le taureau, c'est OEdipe pleurant du sang, et achevant dans la plus horrible cécité sa misérable vie. La génisse, c'est Jocaste se donnant la mort.

Voilà le beau des littératures de décadence; le 'beau d'une tuerie, le beau d'un abattoir: voilà l'érudition des littératures de décadence un cours !complet de~M/?'onMnc!e, de c~no?Hft?!c<e, d'hiéroscopie. Et c'est une jeune fille de la Grèce qui le fait! Le prêtre du drame antique livrait à la flamme la chair de la victime, et ne l'étalait pas toute pante.lante sur le seuil des temples. Le spectateur ne voyait du sacrifice que les fleurs, les bandelettes et

les vaporeuses exhalaisons des autels. Avec Séneque, nous en avons la cuisine. Maintenant il s'agit de la partie la plus scabreuse de l'énigme. Il faut trouver un inceste dans les entrailles de la génisse. La jeune Manto y plonge les yeux et les mains; elle y constate un renversement des lois de la nature, elle y voit un germe doublement monstrueux, puisque ce germe se trouve dans le ventre d'une génisse (~MK~/ce), et qu'il n'y est pas à sa place naturelle. Vous croiriez entendre une apprentie sage-femme parlant d'un cas grave en matière d'accouchement, avec toute la liberté des mots techniques. Malgré le tour de force que vient de faire Sénèque, pour traduire à ses amis la destinée d'OEdipe et de sa famille en énigmes hiéroscopiques, Tirésias ne se trouve pas suffisamment éclairé; il se dispose donc à évoquer tous les morts du Tartare, et Laïus luimême, pour le faire parler. OEdipe prie Créon, comme étant le premier du royaume après lui, d'assister à la séance de nécromancie que va donner Tirésias. Le vieillard sort avec sa fille et Créon, après avoir invité le chœur à chanter, pendant la cérémonie, les louanges de Bacchus; ce à quoi l'on ne s'attendait guère.

Ce chant est toute l'histoire de Bacchus, avec force descriptions, et force érudition mythologique. La poésie en est aisée, harmonieuse, mais trop chargée d'épithètes. En voici le début, qui a de la grâce et du mouvement « 0 toi qui couronnes de « pampre mobile ta chevelure flottante; toi dont « les bras délicats sont armés du thyrse de Nysa, « Bacchus, honneur du ciel, entends les vœux que

la noble Thèbes, ta ville de prédilection, t'adresse en suppliante. Détourne vers nous ta te te gracieuse comme celle d'une vierge; que ton visage, brillant comme une étoile, dissipe ces nuages qui nous couvrent, et apaise les tristes menaces de l'Érèbe et l'avidité du destin! Comme les fleurs printannières qui sont mêlées à ta chevelure, comme cette mitre tyrienne et cette couronne de lierre chargée de grappes relèvent la beauté de ton front Comme il te sied bien de laisser flotter au hasard tes cheveux, ou bien de les ramener par un nœud sur ta tête M

EfTusam redimite comam nutante cûfyobo,

Mollia Nysœisarmatu~ bracina thyrsis,

Lueidum cceH déçus, hue ades votis Qu~e tibi nobiles Thebae, Bacche, tuae Palmis supplicibus ferunt.

Hucadverte favens virgineum caput; Vu)tu sidereo discute nubi!a,

Et tristes Erebi minas

Avidumque f.~um.

Te decet vernis comam floribus cingi Te caput Tyria cohibere mitra,

Hederave mollem baccifera

Retigurefronten):

Spargere en'u:os sine )ege crines,

Rursus adducto revocare nodo. (Y. 403.)

Créon vient rendre compte à OEdipe des opérations de Tirésias'. Mais comme il n'a que des choses fort désagréables à dire au roi, il hésite, il refuse de s'expliquer. De là, échange de sentences déclamatoires entre OEdipe et Créon. Créon soutient qu'il y a des vérités qu'il faut taire, des maux qu'il ne 1. Sencque, OEdipe, acte 111, vers 509 et suivants.

faut pas guérir, quand on ne peut y appliquer que de honteux remèdes; OEdipe parle des inconvénients de l'ignorance, mais il appuie ses sentences abstraites de menaces positives. Tout ce dialogue est court, mais n'est point pressé; les hommes de Sénèque ne savent comment tenir la conversation quand ils ne déclament ni ne décrivent, ils n'ont rien à dire. Aussi Créon se hâte-t-il d'arriver à une description, moins, en vérité, parce qu'OEdipe l'y contraint que parce que la conversation cesserait si la description ne venait à son secours.

La description de Créon est. une vraie déclamation poétique, telle que les rhéteurs en devaient donner la matière à leurs élèves. Voici comment je suppose que cette matière pouvait être rédigée 1 ° Vous peindrez le lieu de l'évocation infernale. Ce sera une forêt sombre. Au milieu de la forêt s'élèvera un vieux chêne; vous peindrez ce roi de la forêt. C'est sous son feuillage que Tirésias évoquera les ombres.

2" Vous décrirez l'extérieur, les cheveux blancs, la démarche, le costume sacerdotal du vieillard. 3° Vous direz quelles sont les cérémonies préparatoires en pareil cas; les libations de vin et de lait, les paroles magiques, l'immolation des victimes, etc.

4" Vous ferez la peinture des bouleversements qui suivent l'évocation, tels que aboiements de la meute infernale, ébranlement du sol, affaissement de la forêt, longs craquements des chênes, etc. 5° Vous énumérerez les divinités infernales évoquées par l'art tout-puissant de Tirésias, et vous

ferez comparaître toutes les ombres en présence du devin.

6° Vous montrerez Laïus résistant longtemps à l'appel du vieux prêtre, honteux de lui, se cachant derrière les autres ombres, jusqu'à ce qu'une dernière et impérieuse parole du devin l'ait forcé de produire son visage. Vous lui ferez tenir un discours amer, dans lequel il éclatera en indignation contre OEdipe, sans pourtant le nommer.

Telle est la matière développée par Sénèque. tl a mis dans la forêt sombre des cyprès, des chênes, des lauriers, des tilleuls, des aulnes, des pins, chaque arbre avec une épithète qualificative qui exprime soit sa couleur,. soit ses propriétés, soit l'usage qu'on en fait. Il a décrit le vieux chêne avec luxe; mais il a ajouté, de son invention, une source d'eau croupissante, que l'arbre couvre de son feuillage. 11 a fait de Tirésias un fantôme vêtu de deuil des pieds à la tête. Il a peint les accidents de toute nature qui accompagnent les évocations; il a énuméré les dieux infernaux, puis les morts de quelque renom; il a ajouté à la matière un portrait; de Laïus dont les membres ruissellent de sang, et dont la chevelure est sale et mal pennée enfin, il l'a fait parler d'une bouche furieuse (ore rabido); renchérissant sur la donnée de la matière, et la développant par l'amplification.

Que fait OEdipe pendant les cent cinquante vers de Créon? Il fait comme pouvait.faire.l'auditoire de Sénèque; il écoute patiemment; il n'interrompt Créon, ni à sa description de la forêt, ni ai sa description deTirésias,.nià sa description des cérémo-

nies préparatoires, ni à sa description de Laïus, il sait que Créon a l'habitude de décrire; qu'avec lui on n'en vient au fait que quand tous les accessoires sont épuisés; qu'en l'interrompant, il reculerait encore les véritables explications. Il se résigne donc, et attend la fin. Mais quand son beau-frère s'est tu, il proteste. Ce ne peut pas être lui, OEdipe, que Laïus a désigné; il n'a pas tué son père, puisque Polybe est en vie il n'est pas le mari incestueux de sa mère, puisque Mérope est toujours l'épouse de Polybe. Tirésias a donc menti. Nul doute, Tirésias et Créon s'entendent pour lui ôter sa couronne. Créon se défend de ce prétendu complot. Lui, le frère de Jocaste, le premier prince du sang, qui a les douceurs de la royauté, sans en avoir les charges; lui dont le palais est toujours rempli de citoyens; lui qui a « un beau train de maison, une table richement servie (cM~u~o~M/entfef~e~), lui, Créon, conspirer! OEdipe réplique par des sentences. M Le c( chemin le plus sûr pour celui qui veut régner, « c'est de faire l'éloge des situations modestes, et de « parler du repos et du sommeil. Souvent l'ambi'( tieux inquiet feint la tranquillité. »

Certissima est regnare cupienti via

Laudare modica, etotium ac somnum loqui.

Ah inquieto saepe simu)Htur quies. (V. 682.)

Créon oppose à ces sentences des sentences sur les haines que la tyrannie enfante, et sur les craintes de celui qui se fait craindre. OEdipe impatienté le fait enfermer dans une caverne de pierre (saa~o specu). C'est la raison finale des tyrans.

Le chœur attribue les maux de Thèbes à une

vieille colère des dieux. Depuis l'arrivée de Cadmus dans ce pays, Thèbes n'a éprouvé que des malheurs. Description de ces malheurs I" le dragon ailé dont les dents produisent des hommes armés qui s'entre-détruisent; 2° le combat de ces hommes; 3° la métamorphose d'Actéon, petit-fils de Cadmus, en cerf. Ce dernier tableau est agréable; les traits en sont jolis, quoique marqués d'une certaine mignardise, la seule grâce des poésies de décadence. « Que dire des destins du petit-fils cc de Cadmus, quand les cornes vivaces d'un cerf « couvrirent son front d'une étrange ramure J f< et que ses chiens se mirent à poursuivre leur « maître ? L'agile Actéon s'enfuit à travers les « forêts et les montagnes; plus rapide comme cerf « que comme chasseur, il franchit les déserts « et les rochers, ayant peur de la plume soulevée « par les zéphyrs, et évitant les rêts qu'il avait '( tendus; jusqu'à ce qu'arrivé sur le bord du ruis« seau paisible où la déesse trop farouche avait « baigné son beau corps de vierge, il vit ses cornes « et sa face de bête fauve. M

Quid Cadmei fata nepotis,

Cum vivacis cornua cervi

Frontem ramis texere novis,

Dominumque canes egere suum. Praecepssitv.jsmont.esquefu~it

Citus Actaeon, :)gihque m~gis

Pede per sa)tus et saxa vagus,

Metuit motas zephyris plumas,

Et, quœ posuit, retia vitat;

Donecptacidifuntisinunda

Cornua vidit vultusque feros,

Ubi virgineos foveratartus

Nimium sœvi Diva pudoris. (V. 75<.)

OEdipe, revenu de sa colère contre Créon, a interrogé ses souvenirs. Sa conscience ne lui reproche rien mais sa mémoire lui rappelle qu'il a tué un vieillard dans les champs de la Phocide, à l'endroit des trois routes. Il questionne Jocaste sur l'âge de Laïus, l'époque de sa mort, les circonstances de son voyage. Du reste, il a protesté d'avance de son innocence, mais en stoïcien, bien plus qu'en homme de la fatalité. Sous la monarchie des Labdacides, au temps où l'on croyait plus aux oracles qu'à sa conscience, OEdipe craint trop les dieux pour oser se dire innocent malgré eux sa conscience ne lui est d'aucun secours contre ces terreurs mais du temps de Sénèque, OEdipe, philosophe et stoïcien, s'est corrigé des préjugés de l'OEdipe grec; il met sa conscience au-dessus des dieux.

« Les dieux du ciel et de l'enfer s'accordent à « m'accuser du meurtre de Laïus; mais mon cceur « est innocent; il se connaît mieux que ne le con« naissent les dieux, et il nie le crime. »

Obiisse nostro Laïum scelere autumant

Superi inferique; sed animus contra innocens,

Sibique melius quam deis notus, negat. (V. 765.)

Du reste, les vers sont beaux. Ils sont du même temps, et on peut dire de la même famille que celui de Lucain

Victrix causa Dnsp)ncuit, sed victa Cat.oni.(P/MH's.I, v.128.) « Les dieux ont été pour le vainqueur; mais les vaincus ont eu pour eux Caton. x

On peut passer à un faiseur de drames de négliger la vérité locale, quand la vérité universelle en pro-

fite. On blâme les héros de Sénèque, non parce qu'ils sont faux au point de vue de leur époque, mais parce qu'ils ne seraient vrais au point de vue d'aucune époque. S'ils n'étaient que philosophes et moralistes, on changerait leurs noms, et on lirait avec respect leurs sentences; mais ils sont les exagérés d'une certaine secte, et les dupes d'une certaine morale, et, de plus, grands déclamateurs et faiseurs de descriptions. Aussi les trouve-t-on insupportables.

Pendant qu'OEdipe se fait raconter par Jocaste les circonstances qui ont accompagné le meurtre de Laïus, arrive un vieillard de Corinthe qui apprend aux deux époux la mort de Polybe, et invite OEdipe, au nom du peuple corinthien, à venir prendre possession du trône resté vacant. OEdipe ne veut pas aller à Corinthe car s'il vient d'échapper au parricide, doit-il s'exposer à l'inceste PMérope vit encore. Le vieillard lui apprend qu'il n'est pas le fils de Mérope et de Polybe. De qui donc est-il né ? C'est moi, dit le vieillard, qui vous ai reçu enfant des mains d'un pâtre de Laïus. Ce pâtre est appelé, c'est Phorbas. Les deux vieillards se reconnaissent. Mais Phorbas ne veut rien dire. OEdipe~e menace du feu "Qui suis-je? s'écrie-t-il; quel père '('m'a engendré? Quelle mère m'a porté dans son « sein? Tu es l'enfant de ta femme » répond «Phorbas.

Quisnam, quove generatuspatre,

Qua matre genitus?

PnOMAS.

Conjuge es genitus tua. (V. 866.)

Alors OEdipe appelle sur sa tête déshonorée la

vengeance des hommes et des dieux. Le stoïcien redevient l'homme du destin. Les souvenirs de l'art grec inspirent de beaux cris de douleur à Sénèque « Que les pères et les fils plongent le fer dans mon « sein que les femmes et les frères s'arment contre « moi que mon peuple malade lance sur moi la « flamme arrachée aux bûchers Me voilà devenu <f l'opprobre de cet âge, l'objet des haines divines « l'homme en qui les plus saintes lois ont. été dé« truites; digne de mort dès le jour où je suis né Me petat ferro parens,

Me nntus. ln me conjuges arment manus

FfHtresque. et aeger populus ereptos rogis

.tacutetur ignés. Ssecuh crimen vagor,

Odiufn Deorum, juris exitium sacri;

<~o:) (uce primumspiritus hausi rudes,

.tam ntortedignus. (V.8T2.)

Au reste, tout cet acte est imité du grec. Les interrogatoires sont presque les mêmes; et, sauf quelques sentences fort alambiquées que le poëte latin met dans la bouche du vieillard de Corinthe le dialogue est naturel et souvent énergique. Il faut dire encore que cet acte est sans description OEdipe, parlant de son aventure à l'endroit des trois routes, s'est borné à quelques vers, peut-être parce que Créon a déjà fort longuement décrit les localités. Toutefois, comme il restait assez de détails connus d'OEdipe seul, pour donner matière à un récit, il faut savoir gré à Sénèque de s'en être abstenu, et de n'avoir pas refait le beau récit de Sophocle. Mais qui oserait dire que Sénèque fut aussi content de cet acte-là que des autres?

Pour moi, je doute fort qu'un acte sans description ait paru aux amis de Sénèque suffisamment nourri; et je crois volontiers que le morceau le plus goûté dut être ce petit chœur de la fin, en tout petits vers spirituels, sur l'inconvénient des hautes fortunes, et l'avantage de se tenir dans le milieu; banalité philosophique prouvée par l'exemple ou plutôt par la description des aventures de Dédale et d'Icare, celui-ci tombant dans la mer pour s'être trop approché du soleil, celui-là se tenant à michemin des nuages. Mais le début en est poétique. « Si j'étais maître de me faire une destinée à ma « guise, je voudrais un léger zéphyr pour enfler ma « voile, et non pas un vent violent qui ébranlât les a antennes. Je voudrais voir mon vaisseau voguer « sans péril au gré d'un souffle doux et modéré, qui « ne fît pas pencher ses flancs sur les ondes. Je « voudrais mener une vie sûre et tranquille dans un chemin intermédiaire. »

Patasihceatmihi

Fingerearbitriomeo,

Temperem xephyro levi Ve)a, ne pressae gravi

Spu'it.uant.ennœt.reman); Lenisetmodicum fluens Aura, necvergens)atus, Ducat intrepidam ratem, Tuta me media vetat

Vita decurrens via. (V. 882.)

Mais que cette petite poésie élégiaque nous met loin de la peste qui ravage Thèbes, et des épouvantables malheurs d'OEdipe Quel moment bien choisi pour monter la lyre au ton de l'idylle de Moschus!

Un messager vient annoncer comment OEdipe s'est arraché les yeux*. Le malheureux a d'abord rugi comme un lion de Libye; tout couvert, de sueur et d'écume, il a proféré d'horribles menaces; ensuite il a délibéré de quelle mort il devait mourir. Après avoir hésité entre le fer et la flamme, après avoir demandé un tigre ou un vautour pour déchirer ses entrailles, il a trouvé que ce n'était pas assez de mourir, quelle que fût la façon; qu'il ne pouvait pas être assez puni pour tous ses crimes; que la nature ayant changé ses lois pour le faire criminel, il fallait qu'il innovât en matière de supplices; enfin, il s'est décidé pour une espèce de fin qui ne fût ni tout à fait la mort, ni tout à fait la vie, mais qui fît honneur à la sagacité d'un devineur d'énigmes, et il s'est arraché les yeux. Le messager consacre quinze vers à décrire cette opération, dont lesdétails sont dégoûtants. Dans la décadence romaine, de telles horreurs ne sont qu'en récit; dans d'autres décadences, elles sont en action. J'aime encore mieux l'art qui me les fait lire, que l'art qui me les fait voir.

Le chœur, qui aperçoit OEdipe souillé de sang, et, à la place de ses yeux, « deux trous creusés avec ses ongles, » reconnaît la main de fer de la destinée, et déclare que nul n'y peut échapper. C'est un morceau de philosophie fait à froid; mais enfin il est dans la situation~.

Tout à coup Jocaste arrive. Quelle témérité de mettre en présence l'un de l'autre l'incestueux et i. Sénèque, OEdipe, acte V, vers 9~5-9?!).

t'en ai donné ta traduction dans la première partie.

sa mère, et que vont-ils se dire? L'art grec avait éludé cette difficulté, il retirait Jocaste de la scène pour la faire mourir sans bruit; il ne croyait pas que ces deux êtres, frappés par les dieux, pussent échanger une parole qui ne fut une souillure. Sénèque n'a pas eu peur de ce qui avait effarouché l'art grec, et, aux grands applaudissements de ses amis, il a ménagé une dernière entrevue entre OEdipe et sa mère, qui est sa femme. Ou cette entrevue sera sublime, ou elle sera ridicule. On en va juger.

Le chœur voit venir Jocaste, furieuse -comme Agave; ses maux lui ont ôté sa pudeur; elle s'arrête à l'aspect d'OEdipe mutilé; sa voix hésite dans sa bouche. Pourquoi cette hésitation? C'est qu'il s'agit pour elle d'un travail d'esprit assez compliqué; il s'agit de savoir quel nom elle doit donner à l'homme qui est là devant elle. Dira-t-elle « Mon fils ? )) OEdipe entend ce-mot. « Qui me rend mes yeux? « s'écrie-t-il. Hélas hélas c'est la voix de ma « mère. »

Quis reddit oculos? Matris, heu! matris sonus. (V. ')0')3.) OEdipe sent bien que deux êtres souillés comme Jocaste et lui ne doivent plus se rencontrer, et il fait la critique de Sénèque, en demandant que la mer et tous ses abîmes, que la terre et toutes ses profondeurs le séparent de cette femme.

Jocaste se choque de ce scrupule. (c C'est la faute « du Destin, dit-elle; le Destin ne peut pas faire un f< coupable. »

Fati culpa est; nemo Ht fato nocens. (V. 1019.)

Elle a raison. Mais alors pourquoi se tuer? Elle se tue, en effet, donnant un démenti immédiat à cette bravade stoïcienne. Seulement, comme OEdipe, elle ne sait où elle doit se frapper, si c'est à la gorge ou au cœur; elle se décide pour le ventre, « pour ce « ventre qui a porté son mari et son fils. » Uterum capacem, qui virum et natum tulit. (V. )039.) Voilà tout l'effet qu'a tiré Sénèque de cette entrevue. Jocaste ne sait quel nom donner à OEdipe, ni quel genre de mort choisir, et elle commet la grossière contradiction de se proclamer innocente et de se tuer. OEdipe s'en tire un peu plus convenablement, car il demande une séparation complète et éternelle; et entendant cette raisonneuse qui fait l'esprit fort, au lieu de mourir de bonne grâce, il la prie de «ne plus ajouter un mot et d'épargner ses oreilles. » Jam parce verbis, mater, et parce nuribus. (V. <0~0.) Quand tout est fini, OEdipe accuse Apollon de ses malheurs, et s'exhorte, dans une apostrophe qu'il s'adresse à lui-même, à sortir du territoire thébain. Il fait deux pas en avant; mais au troisième « Arrête-toi, se dit-il, de peur de te heurter « contre ta mère. »

Siste,neinmatremincidas.(V. t0o).)

Ayant tourné l'obstacle, il invite tous les malades de Thèbes à relever la tête et à respirer un air que ue souillera plus sa présence. Par un reste de,sollicitude royale, il recommande à ceux qui l'entourent de porter vite des secours aux malades désespérés. Enfin, il sort, emmenant avec lui tous les fléaux qui

désolaient Thèbes, le frisson, la maigreur, la peste, la douleur convulsive; et c'est tout.

Le chœur ne dit rien, et la lecture en finit là. Les amis de Sénèque trouvent sa pièce fort supérieure à celle de Sophocle.

Nous allons comparer

II. OEdipe-Roi de Sophocle.

Recueillons-nous ici, comme on se recueillait au

théâtre d'Athènes, quand on y représentait l'ÛE'f~eRoi; car voici une œuvre de foi et de génie La religion et la poésie de la Grèce pouvaient s'honorer également de l'ÛE~e-~o~'celle-ci, comme d'une tradition pure des vieux âges; celle-là, comme d'une oeuvre où le noble visage de l'homme d'Homère n'était pas encore grimaçant, comme il l'est dans Sénèque. Au temps de Sophocle, le génie n'a pas encore rompu avec la foi populaire; au temps de Sénèque, le génie, s'il y en a, rit des croyances, ou bien fait avec elles une paix de mensonge, pour ne pas se brouiller avec les puissances. Mais c'est alors que les grandes inspirations se retirent des livres, pour faire place à l'esprit, cette dernière et stérile forme de l'intelligence humaine avant la barbarie et la confusion des langues; l'esprit, qui se charge de mener les funérailles des plus grandes littératures. Aussi je ne sache pas de plus vives jouissances pour un homme quelquefois mal à l'aise avec ceux de son temps, que ce retour studieux vers les grandes époques d'unité religieuse et litté-

raire, dont l'OEdipe-Roi de Sophocle est la'plus complète expression.

L'OEdipe-Roi appartient à cette ère de la Grèce, dont Montesquieu a dit que jamais, en aucun pays du monde, les grands hommes ne vinrent si vite et en aussi grande quantité. Il y a là ce qui change et ce qui ne change pas; ce qui est d'un temps et d'un pays, et ce qui est de tous les temps et de tous les pays; ce qui fait que la création d'un homme de génie est tout à la fois la propriété d'un peuple et la propriété du genre humain. Aujourd'hui même que nous ne comprenons guère plus le fatalisme des Grecs que l'appareil de leur scène, nous pouvons toujours séparer l'homme de la nature, de l'homme fatal que leur religion immiséricordieuse va frapper dans l'OE~'pe-Ro~, qu'elle saisira tout entier, lui, sa conscience, sa volonté, sa responsabilité. Mais le'poëte abandonnera à cette religion le tyran incestueux et tout-puissant sur la terre, car le poëte est plein de respect pour la légende et les croyances nationales. Il gardera pour lui et pour l'humanité le type éternel et inaliénable de l'homme bon, plein d'infirmités, de larmes et de mélancolie. Il aura fait tout à la fois une oeuvre locale et universelle.

Thèbes est ravagée par la peste les peuples périssént, et nul ne sait pourquoi les dieux sévissent contre les enfants de Cadmus. C'est pour cela qu'ils se sont assemblés devant le palais d'OEdipe, portant dans leurs mains des rameaux d'olivier, et implorant l'aide de celui qui, après les dieux, a la science et la puissance. Je ne sais pas jusqu'à quel

point ie'mécanisme scénique à Athènes 'était favorable aux illusions théâtrales; mais il est à croire que pour des ,imaginations athéniennes,. ce devait être un magnifique spectacle que ce peuple malade, prosterné devant l'antique demeure de ses rois, que cette ville pleine d'encens, de gémissements, d'hymnes pieux, ces fronts d'enfants, de jeunes gens et de vieillards chargés de bandelettes et de .guirlandes; dans le lointain, les deux temples de Pallas et l'autel d'Apollon, environnés d'une foule suppliante et, sur le seuil du palais, le roi de la vieille ère monarchique sortant pour visiter ses peuples, toucher leurs plaies, et aviser dans sa sagesse aux moyens d'avoir enfin la paix avec les dieux Qui sait s'il ne s'est pas perdu, parmi tant d'autres belles choses, dans tous les saccagements de la Grèce, quelque bas-relief représentant cette peinture écrite de la main de Sophocle?

A côté d'OEdipe qui représente ici les pouvoirs bienfaisants et le prestige immense de la royauté, apparaît sur le même plan la figure du vieux prêtre de Jupiter. Il est entouré de sacrificateurs, comme lui vieillis au service des dieux. Les peuples, couchés dans la poudre des temples, l'ont chargé de faire monter le cri de leurs douleurs « jusqu'aux « oreilles de la majesté invisible et .immortelle ,de « Jupiter, » et de la majesté visible et mortelle d'OEdipe. Ce cri est arrivé jusqu'au cœur du roi. Il invite le vieux prêtre a parler.

L'esclave du dieu a ses franchises avec les rois; il montre à OEdipe tous ces malades délaissés des dieux, et cette belle Thèbes, la ville aux sept portes,

qui s'estdonnée à lui pour une énigme, « abîméedans « la maladie, et ne pouvant plus lever la tête au-des« sus de cette mer de sang. » Le vieux prêtre lui fait une peinture courte et mélancolique de la peste qui ravage Thèbes. Son langage est plein d'images prises aux sources religieuses. « La peste, c'est un dieu en« nemi. Le noir Pluton s'enrichit de nos pleurs et de '< nos gémissements. » La description est brève et sommaire; Sophocle a du goût, et une action à faire marcher. Le goût, dans l'homme de génie, c'est la force et la fécondité qui se modèrent; le génie, ce n'est pas seulement ce qui produit, mais encore ce qui choisit.

Le prêtre de Jupiter est plein de déférence pour ce roi devineur d'énigmes, que sa sagesse et sa science et l'insigne faveur des dieux ont fait pasteur des peuples. Il lui rappelle, dans un langage simple et grave, ses devoirs de roi, et comment Thèbes attend une seconde fois sa délivrance, de l'homme en qui « la sagesse n'est point venue des hommes, « mais des dieux. » Et cette espèce de supplication collective adressée par le prêtre au nom d'une multitude souffrante, cet appel aux vertus bienfaisantes de la royauté, où respirent tout l'amour et toute la foi monarchique de ces premiers âges, se termine par la raison d'État, la raison politique exprimée par cette simple image, « qu'un beau royaume sans « sujets est aussi inutile à un roi qu'une forteresse « sans soldats, et un vaisseau sans matelots'. » i Sophocle, OEdipe-Roi, acte!, vers 56 et 5~-Kous avons suivi, pour Ms citations et nos renvois, l'édition d'OEdipe-Roi donnée par M. de Sinner; Paris, Hachette et C".

Mais OEdipe n'a point manqué à ses devoirs. Le chef de l'État, dont Homère a dit « qu'il n'est pas '< bon qu'il dorme toute la nuit, » n'a point attendu que les cris de son peuple vinssent l'éveiller sur son chevet. Quoique sain de corps et d'esprit, il est plus malade que ses enfants; car tout le poids des douleurs publiques retombe sur sa tête royale il a ses maux et ceux de son peuple à supporter. OEdipe a eu recours au seul moyen de guérison que les dieux eux-mêmes ont indiqué à l'impuissance humaine. 11 s'est adressé aux oracles. Par son ordre, Créon est allé à Delphes on attend son retour et la réponse du dieu.

Créon arrive, la tête couronnée de laurier, ce qui était de bon augure. La réponse de Créon est ambiguë il craint de s'expliquer devant le peuple. Le roi insiste, et Créon parle; l'oracle est connu i~ s'agit de l'expiation du meurtre de Laïus, et de la' recherche du meurtrier. OEdipe prend la chose à cœur, en roi pieux et politique, qui doit tout à la fois, par la punition de l'assassin, satisfaire à la justice divine et pourvoir à la sûreté de la personne royale. ((Le meurtrier, dit-il, quel qu'il soit, vou.~ « drait peut-être porter aussi sur moi une main ho« micide; ainsi, venger Laïus, c'est me servir moi« même » Paroles terribles, et dont la bonne foi fait frémir! L'heure est déjà venue pour le poëte d'abandonner la glorieuse et éphémère royauté d'OEdipe au dieu aveugle qui la lui demande. Le dieu la lui rendra aveugle aussi et découronnée, i. Sophocle, OEdtpt-~ot, acte f, vers t39 et suivants.

mais aussi plus humaine en quelque sorte, et nous touchant de plus près par son douloureux abaissement.

Les chants du chœur répondent à l'effet simple et profond de ces belles scènes. Les vieillards thébains prient les trois divinités qui protègent les hommes contre tous les maux, Apollon, Diane, Minerve, ~a fille d'or de Jupiter', de combattre la peste, ce dieu ~nommt'eMa?, au souffle empoisonné, ce faux Mars. qui est venu, MMM glaive et sans bouclier, frapper le, peuple tbèbain. « Venez tous, ô dieux, s'écrie le, « chœur, car je suis accablé de maux sans nombre, « et je ne sais plus quel conseil donner qui puisse f< guérir personne. Tous les fruits de cette terre il« lustre périssent, les femmes n'enfantent plus dans «.le travail de Lucine. La plaine est jonchée de « cadavres qui ne sont pleurés de personne. Les « femmes et les mères en cheveux blancs, proster« nées càetlà devant les autels dressés sur le rivage, poussent des gémissements, et demandent la; fin c de nos maux. )) Ce chœur, c'est la prière de la cité malade, rejetée par les dieux comme une souillure c'est une hymne de mort chantée par des vieillards. La poésie descendue des cieux dans lès livres d'Homère, y remonte, dans les chœurs de Sophocle, plus parée et plus savante, mais toujours simple. Euripide la fera philosophique et paradoxale.

Pendant que le chœur chante', le roi, justicier. i. Chœar, vers <57-t6< et vers t87-i9<.

2. Chœm-, vers 166-174 et vers tso-i85.

3. OEdipe-Roi, acte !), vers 205 et suivants.

des dieux, est là debout; au milieu de ses peuples, hésitant .sur l'oracle, et troublé tout à coup dans sa haute fortune par ces quelques mots delà prêtresse de Delphes « Il faut chercher et punir le meurtrier f< de Laïus. » Le voilà sous la main du pouvoir supérieur et invisible, qui lui jettera aussi, comme, le. Sphinx, son énigme à deviner, sous peine de. mort mais au moins le monstre de la Béotie offrait aux passants un défi loyal. Le dieu Destin est un dieu déloyal il dévore même ceux qui ont devine l'énigme 1

La voix grave des vieillards de Thèbes a cessé de se faire entendre; mais elle n'est point arrivée jusqu'aux dieux. Les dieux n'ont point à intervenir dans les affaires du dieu Destin. Les peuples font silence OEdipe sort de ses méditations pour procéder à la recherche demandée par l'oracle. Le roi, porteur du sceptre, représente toutes les justices de la terre il est de plus prêtre, et, en cette qualité, les pouvoirs de l'excommunication lui ont été. délégués par les dieux. Tant qu'OEdipe n'est, que juge, sa parole est sévère, impérative, royale; mais elle n'a point encore les formes consacrées qu'elle va prendre dans l'excommunication. Le roijuge ordonne au coupable de se déclarer; il levait, par insinuation, afin d'amener des aveux volontair,es puis, après une pause effrayante, il se recueille. et s'enveloppe de son caractère de prêtre, pour menacer de plus haut au nom d'une justice, sans pitié, sans clémence, de la justice divine. A.lprs.itj prononce l'anathème dans toute la majesté de, la formule religieuse; et c'est un moment de. profonde

terreur que celui où le roi incestueux, pauvre jouet du dieu aveugle, prononce lui-même sa sentence et court au-devant de l'Meu~a~e, cfc~r~.

L'anathème est lancé point de réponse de la part des peuples. Le chœur, qui parle ici au nom de tous, répond qu'il se soumet à la malédiction, mais qu'il n'a pas de coupable à dénoncer; et cependant l'action presse le Destin crie à OEdipe «Marche, marche! » Les dieux savent sans doute ce que les hommes ignorent; qu'on appelle le vieux Tirésias; tout aveugle qu'il est, Tirésias connaît plus de choses que les plus clairvoyants. On amène le devin.

Nous sommes en présence des deux hommes qui représentent, aux yeux de ces peuples simples et religieux, l'autorité, la religion, la science et la sagesse. L'un est le roi; il a le sceptre, attribut symbolique de la puissance matérielle; c'est avec ce bois sans écorce et sans /eMt7/e~ comme dit Homère, que le roi Ulysse frappait les épaules de Thersite. L'autre est l'esclave des dieux, plus puissant quelquefois que le maître des hommes. Le roi ne peut pas frapper le devin de son bâton; car le saint vieillard tendrait ses mains vers les dieux, comme il fait dans Homère, et leur demanderait secours et assistance contre les puissances de la terre. Le devin n'a pas dans la main le sceptre et le glaive mais il a une arme plus puissante dont il use pour garder de l'outrage ses cheveux blancs il a la prière.

Tous deux, le roi et le devin, ont l'intelligence et la science; tous deux sont devineurs d'énigmes;

mais les dieux ne donnent aux hommes, rois ou sujets, la connaissance des choses qu'à de rares intervalles, et par une faveur momentanée l'homme des dieux l'a en tout temps; elle est descendue du ciel en lui les dieux l'ont fait aveugle afin qu'il fût plus avec eux qu'avec les hommes. Et pourtant il est homme par ses sens et par son corps il a le sentiment des douleurs humaines, et, comme il prévoit le malheur d'autrui, il se dit malheureux de connaître. Placé sous la main du dieu qui lui délie la langue alors même qu'il veut se taire, il se plaint de son divin servage, et accepterait l'ignorance en échange de la science, s'il était possible que les dieux reprissent ce don fatal à ceux qui l'ont une fois reçu. Le roi et le devin, voilà les deux grandes figures de ce drame; à la fin, elles prendront toutes les deux un caractère vraiment divin, alors que le malheur aura fait du. roi un homme aussi saint que le prêtre, et qu'il ne nous sera plus possible de séparer ces deux têtes sublimes frappées de cécité par les dieux.

La scène entre le devin et le roi est vraiment biblique on la croirait empruntée au livre des Rois, à cause de sa magnifique simplicité. Après tout, il n'y a pas bien loin de la légende grecque à la légende hébraïque. La Grèce était, comme la Judée, la terre des prophètes errants et aveugles. Comme dans la Bible, le roi a fait mander l'homme de Dieu, afin de savoir par lui la vérité. L'homme de Dieu ne peut pas mentir, bien qu'il sache que la vérité déplaît à l'oreille des rois, et qu'il y a témé-

rité aux faibles et aux vieillards à mal parler devant celui qui a le sceptre, le glaive et des soldats pour se faire obéir. Mais s'il craint cette fois de dire la vérité, ce n'est pas manque de courage, car il ne reconnaît pas pour son maître le maître des hommes, le roi; c'est qu'il n'aime pas à prédire des malheurs; c'est que les dieux l'ont rendu lui-même le plus malheureux des hommes, en lui donnant la connaissance de l'avenir, sans lui ôter son cœur d'homme.

Le vieux devin a, par anticipation, le sentiment de nos douleurs; c'est à ce prix que les dieux vendent la science aux hommes aussi voyez avec quel sublime entêtement il se refuse à dire la vérité. Le prophète tiendra sa langue enchaînée il sera têtu comme la pierre, ou, pour parler comme OEdipe, qui l'injurie, il mettrait e~ colère ~?'oc/M~ et le tyran, que la colère rendra violent et soupçonneux, ne comprendra pas ce silence plein de compassion de l'homme de Dieu. «Renvoie-moi dans ma mai« son, » lui dit le vieil aveugle. Mais un Dieu veut qu'il reste, et ce dieu, c'est le dieu Destin qui a changé le roi, naturellement doux et sage, en un tyran curieux, volontaire, insolent et vaniteux, afin qu'à force d'outrager le prophète, il l'obligeât à dire les choses que celui-ci voulait taire. C'est pitié de voir le peu de chemin qu'a fait ce drame dévorant, et le peu qui reste déjà de la belle et puist. OEdipe-Roi, acte U, vers 323

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santé royauté thébaine. Mais le poëte a abaissé le monarque pour élever le prêtre. L'esprit du dieu dans son serviteur est là aux prises avec l'entendement borné et passionné, de l'homme.: c'est le calme. impassible du prophète devant les petites colères, des têtes couronnées'. « La vérité est en moi, M dit le devin du paganisme. Ainsi parlaient les prophètes; de la Judée.

Enfin les injures du tyran ont vaincu la longanimité du prêtre, et la vérité lui échappe, comme les. anciens nous, disent qu'elle échappait à la prophétesse de Delphes, quand le dieu était entré dans. cette faible femme. Ici encore, comme dans la Bible, le, die.u remplit l'esprit du prophète d'images et de poésie et.cette poésie déborde et coule à flots, de ses lèvres. Alors il ne prédit plus, il raconte ce qu'il voit e.t ce qu'il entend. Or, il voit errer, par les monts et les, vallées., M~ me~?'an< afCM~e;, pauvre, de riche qu'il était, courbé sur un bâton, et marchant en .tâtonnant, lui qui a porté la tête si haute. Ses enfants l'appellent leur frère; sa femme l'appelle son fils. Quelqu'un se plaint et gémit là-bas, sur le Cythéron: Tirésias l'entend; c'est encore cet homme. Il entend se, quereller et se maudire les enfants du même p.ère ce sont encore les enfants de cet homme. 11 entend les peuples de la Grèce se raconter des choses épouvantables c'est encore de cet homme qu'ils, s'entretiennent.

L'ayeugle a parlé, il dit, à son guide de le. ramener à. sa demeure, et le choeur chante.

t. Sophocle, (&'dt':)e-~0t, acte Il, vers 345.

A la façon lyrique et désordonnée dont il prélude tout d'abord, on dirait que l'esprit prophétique de Tirésias a passé aussi dans les graves vieillards de Thèbes. Eux aussi poursuivent de leurs malédictions le coupable, l'homme hors la loi, que Tirésias voit dans l'avenir. Mais bientôt cette exaltation se calme les vieillards se mettent à réfléchir sur l'incertitude des choses. Le doute leur vient sur la vérité des prédictions et des prophéties. Sans doute il y a des hommes plus ou moins expérimentés; mais nul n'a la science absolue, la science de Jupiter et d'Apollon. C'est pourquoi le chœur ne veut point voir un meurtrier dans celui qui força le Sphinx, la y~Mne fille ailée, à confesser sa science; et d'ailleurs OEdipe est le fils de Polybe et point le fils de Laïus.

Nous croyons toucher à une péripétie mais le devin a été traité d'imposteur, et chassé comme les prophètes de Jérusalem l'étaient par les rois. Qui châtiera donc ce roi despote et colère, qui maltraite ainsi le vieux serviteur d'Apollon? OEdipelui-même, lui que les dieux ont chargé tout à la fois de se chercher et de se punir

Créon, le frère de Jocaste, vient se justifier devant les peuples'. Il sait que le roi l'accuse d'être d'intelligence avec le devin Tirésias pour lui ôter la couronne. Créon se défend avec noblesse et dignité. Le chœur, fidèle à son esprit de paix et de conciliation, excuse de son mieux OEdipe. D'ailleurs Créon s'adresse mal à lui pour avoir des explit. Sophocle, OEdipe-Roi, vers 500 et suivants.

cations le chœur ne pénètre point dans les actions des puissants; il a toute la discrétion et la réserve des tiers arbitres il s'échauffe peu, se passionne peu; il se contente de dire humblement ce qui lui semble 60~. En conséquence, il renvoie Créon à OEdipe. OEdipe arrive en effet, et nous avons encore une querelle. La royauté thébaine se fait de plus en plus petite; OEdipe n'est plus que l'usurpateur inquiet d'un petit État; il voit partout des conspirations et des voleiors de royautés. Créon a l'avantage, parce que c'est un esprit maître de soi qui argumente contre un homme passionné. Sa défense est un vrai modèle de justification à l'usage des princes du sang exposés, par leur qualité d'héritiers présomptifs, à ce qu'on les accuse de ne pas attendre la réversibilité naturelle du trône. Aussi le chœur confesse-t-il qu'il a parlé sagement. OEdipe en conclut, lui, qu'il a mérité lamort.

Créon réplique. Le descendant de la vieille famille des rois thébains prétend ne pas faire toutes les volontés de ce roi d'élection. La dispute s'échauffe, et tout cela finit comme toute querelle entre le supérieur et l'inférieur, entre le fort et le faible. Le fort en appelle à la violence le tyran lève le bâton et va frapper Créon. Tout à coup arrive une femme c'est Jocaste. Elle reproche à son mari et à son frère l'inconvenance de ces querelles d'intérieur, au milieu des malheurs publics. Créon prend sa sœur à témoin des violences d'OEdipe. OEdipe persiste, dans ses brutales accusations Jocaste, le chœur interviennent. Tout le drame s'anime un instant des petites passions humaines le désordre est dans le

palais les peuples souffrent et les rois se querellent. Qui remettra donc la paix dans la maison d'OEdipe? La religion, l'appel aux dieux par le serment. Qui protégera le sujet contre le maître? Le serment. Créon appelle les justices des enfers sur sa tête, s'il a prévariqué, et le tyran cède à la majesté des dieux, dont l'assermenté a pris une partie. Le choeur l'invite à respecter celui qui s'est fait grand MtM< par -le serment, et OEdipe pardonne.

Le roi est resté avec Jocaste; sa colère est tombée. C'est la dernière fois que les mauvaises passions des rois trouveront place dans ce cœur que toutes les douleurs humaines ensemble vont posséder tout entier. La grande et terrible enquête se poursuivra au milieu d'une terreur croissante. Il y aura cependant pour ces deux êtres, maudits des dieux et poussés par le Destin à se connaître l'un l'autre, de fugitifs instants où ils voudront s'étourdir dans leur haute fortune.'D'abord la force morale sera en apparence du côté de la femme mais cette force lui viendra de sa frivolité. Jocaste se croira maîtresse de l'âme terrinée d'OEdipe; et dans le fait, c'est OEdipe, c'est le Destin par la main d'OEdipe, qui la mènera. Car OEdipe a la soif de l'investigation, maladie des devineurs d'énigmes. Ainsi, Jocaste:se moquera des oracles, et conseillera à son mari d'en faire autant; Jocaste, femme légère, à l'esprit court, aux futiles raisons, Jocaste va se trouver entraînée à donner elle-même, sans le savoir, l'éveil aux épouvantables conjectures d'OEdipe.

Le sujet de la querelle entre OEdipe et Gréon, quel est-il? le meurtre de Laïus. Qui parle -de ces

choses? Créon. De qui les tient-il? de Tirésias. Qu'a dit Tirésias? que le meurtrier, c'était OEdipe. Là-dessus Jocaste (dont le dieu mène évidemment la langue, tant elle met de légèreté à dire des choses graves) raconte, avec une insouciance qui fait frémir, comment Laïus éluda l'oracle d'Apollon en exposant son fils sur le Cythéron, et comment le même Laïus fut tué par des brigands à l'endroit des trois routes elle dit tout cela pour prouver que les devins et autres gens de ce métier sont tous des imposteurs. Elle est ici fort leste et fort irréligieuse pour une femme; mais tout cela s'adresse aux ministres d'Apollon, et point au dieu en personne elle a soin de le dire. Mais le coin du voile est levé; ce mot les trois roM~~ a secoué l'âme d'OEdipe. C'est la main de fer du dieu aveugle qui saisit le pauvre roi. C'est la puissante main de Minerve saisissant Achille par ses blonds cheveux, et le forqant à rengainer l'épée.

« 0 Jupiter, que, veux-tu faire de moi? » s'écrie le malheureux OEdipe et comme si le dieu lui criait en effet « Cherche, cherche, » il presse Jocastedequestions, il écoute, iipense, ilse souvient, il prévoit, comme par un acte unique de son entendement jamais ce devineur d'énigmes n'a deviné plus vite. Que lit-il donc dans le passé de si effrayant, et que sepasse-t-il de si étrange sur son visage, que Jocaste ait de/~joeM)' de le regarder?' OEdipe voit maintenant dans le passé comme le vieux Tirésias voit dans l'avenir. Il voit les trois ?'OM<M de Jocaste qui sont les siennes, le Laïus de Jocaste qui est le sien, les cinq compagnons de voyage, le héraut, le char

unique, il voit tout ce qu'il a vu, et il pousse un de ces cris que tous les hélas du monde ne traduiront jamais

A!,Ct!!TM'7;OY)Bt«(j)~Y)!

« Ah ah je vois clair dans tout cela » Le drame est donc fini? non, pas plus qu'après les prophéties de Tirésias. OEdipe a entrevu le passé; il doit le voir, le toucher du doigt, le sentir. 11 faut qu'en vertu de la loi de fer du drame, il passe par toutes les angoisses de cette douloureuse enquête. Le dieu Destin est un dieu méchant; il ne tue pas d'un seul coup, il fait languir.

Lors du meurtre de Laïus, un des serviteurs de ce prince avait échappé seul au massacre. OEdipe demande s'il est dans le palais, et, s'il y est, qu'on le fasse venir. Jocaste dit que cet homme n'a pas voulu rester à Thèbes depuis la mort de son maître, et qu'il l'a suppliée en touchant m<K?t de l'envoyer aux champs garder les troupeaux, afin d'être, disaitil, le plus loin possible de cette ville. Elle le lui a permis, et elle a raison de dire qu'un tel serviteur méritait plus. En attendant qu'il arrive, OEdipe raconte à Jocaste son aventure des trois routes.

(( J'avais pour père Polybe le Corinthien, et pour « mère Mérope la Dorienne. Je passais pour le pre« mier des citoyens de la ville, lorsqu'il m'arriva « une aventure faite pour me surprendre, peu digne « pourtant des soucis qu'elle me causa. Un homme « pris de vin m'appelle un jour à table e~/an~ ~M~)OM « de mon père Polybe; outré de cet aHront, j'eus « peine à me contenir durant ce jour-là. Le lende« main, je vais trouver mon père Polybe et ma

« mère, et je me plains à eux. Ils furent fort « courroucés contre celui qui avait tenu ce propos « injurieux. Pour moi, je sentais combien je les « aimais, mais j'étais tourmenté en secret par ce « propos qui s'était profondément gravé dans mon « cœur. Je pars sans en dire mot à mon père et à « ma mère, et je vais consulter l'oracle de Delphes. « Apollon, interrogé, au lieu de répondre à mes « demandes, m'annonça pour l'avenir des choses « horribles, désolantes, que j'entrerais dans le lit « de ma mère, que je mettrais au jour une race « exécrable, que je serais le meurtrier de mon « père. Ayant entendu ces choses, je pars, après « avoir réglé mon voyage sur les astres je mets du '< pays entre Corinthe et moi, afin d'échapper aux « horreurs de ces tristes oracles. J'arrive aux lieux <f où vous dites que ce roi a péri; femme, je vous « dirai toute la vérité. A peine étais-je parvenu à '( l'endroit où le chemin se partage en trois, qu'un f< héraut et un homme tel à peu près que vous le pei'f gnez, montés sur un char, se présentent devant

« moi, et voilà que le conducteur du char et le « maître lui-même veulent me faire retirer par « force. Dans ma colère, je frappe l'insolent qui « me disputait le passage; le maître, me voyant '< près du char, prend son temps et me porte deux « coups d'aiguillon sur le milieu de la tête. Il n'en « fut pas quitte pour la pareille, car, de cette « main-ci, je lui assène un coup de mon bâton; il

« est renversé de son char et tombe à mes pieds « J'en fais autant des autres'

i. Sophocle,CE't<!p<-7!o),vers 759 et suivants.

« SÎL l'étranger que j'ai tué est Laïus, s'écrie « OEdipe, qu'y a-t-il de plus misérable que l'homme « sur la tête duquel j'ai appelé toutes Ies.vengea.nces « des furies?" Et cependant il n'a peur encore'qu& d'être le meurtrier de Laïus:. Get homme, qui vase trouver l'assassin de son père, et le mari' de sa mère, s'iestime.déjà le plus malheureux des mortels, s'il n'a fait que souillerle lit conjugal d'un étranger qu'il a tué.

Mais même ce crime, peut-être ne l'a-t-il pas commis. D'après !e récit.du gardien de troupeaux, récit connu'de toute la ville, le Laïus de. Jocaste a été tué par plusieurs brigands:; .un:seul nommera tué le Laïus d'OEdipe. En-outre, Laïus devait périr de Ia~ main de son fils;. or Jocaste a prévenu le'parricide en faisant mourir ce ûls. « Moquons-nous donc des' « prophéties, », dit. cette femme si promptement revenue de ses peurs. Et elle croit encore dominer OEdipe; mais c'est OEdipe qui l'entraîne, lui en qui la peur est irritée par la curiosité, lui qui revient sur ses. propres traces avec toute l'ardeur d'un chien de Laconie. Il veut voir ce pâtre. c( Faites-le venir, dit-il à Jocaste, envoyez-le cher« cher; n'y manquez pas! H OEdipe étouffe dans cette pénible atmosphère de prédictions sinistres et. de souvenirs de meurtre; il a. toutes les douleurs de l'incertitude, à la différence de cette femme légère qui n'en a que insouciance, et: qui se réjouit du. quart d'heure de. grâce que le dieu Destin lui a laissé. OEdipe veut aller au-devant de sa destinée.

Je ne connais pas de plus beau. chœur que celui

qui vient après cette scène terrible. Le peuple de Thèbes demande aux dieux la grâce de toujours conserver l'amour de « ces lois descendues du ciel, « filles des dieux étnon de l'homme', qui ne'peu« vent ni sommeiller ni vieillir'. » Tout a l'heure il cherchait encore à rassurer OEdipe; il l'engageait, dans un langage touchant, à ne point désespérer, jusqu'au témoignage du pâtre; tout à l'heure il se serrait contre son roi, faisant sa cause de la cause d'OEdipe, et le remerciant des: services qu'il avait rendus à Thèbes. Mais, depuis les dernières paroles qu'il a entendues, il s'est troublé, il cesse tout à' coup de prendre parti, dans la crainte de s'intéresser à quelqu'un qui pourrait être réprouvé par. les dieux. 11 se retire dans son caractère de juge désintéressée et, par un sentiment naturel aux hommes de bonne conscience, à la veille d'une catastrophe qui va venger quelque grande infraction aux lois. éternelles, il fait le vœu de rester toujours en règle avec ces lois, et de conserver la sainteté des paroles et des mœurs. Car à quoi lui servirait de conduire des danses solennelles en l'honneur des dieux, si'le vice était honoré à l'égal de la vertu?

Il y a tout à la fois dans cet admirable chant un peu de cette piété de la multitude, qui se signe en entendant blasphémer, et ce besoin plus noble qu'éprouvent les âmes honnêtes de se rendre-justice à l'approche d'un malheur qui va fondre sur des méchants ?

t. Sophocle, GEdfpc-~o~ chœur, vers 848 et suivants.

Jocaste reparaît, la tête chargée de guirlandes; elle va implorer Apollon dans son temple. Elle qui s'est moquée tout à l'heure des oracles, la voilà saisie tout à coup d'une sorte de panique religieuse, et courant aux autels. « Car, dit-elle, nous sommes « tous en alarmes, en voyant OEdipe consterné « comme le pilote d'un navire en danger. M

  • n;w~ox~ou)t~~ot';TE;,ex~~t)Y~ov Ke~o~ P~SKO~TE; M; xugsp~Y]T7i\; ~EM;. (Y. 907.) .)

Ces deux vers peignent admirablement la désolation du palais d'OEdipe, et ce manque de foi dans l'avenir qui saisit les familles, quand la force ne vient plus d'où elle avait coutume de venir, de l'homme qui en est le chef.

Ce pauvre esprit de femme, qui est si bas maintenant, nous allons le voir se relever encore. Elle se raillera encore des oracles; après quoi le dieu Destin commencera l'expiation par elle, quand l'heure sera venue de laver la ville de Cadmus de ses deux grandes souillures. Mais Jocaste est un très-petit personnage auprès d'OEdipe, l'homme de la destinée; aussi elle disparaîtra sans bruit et sans eclat, comme l'acteur qui s'en va de la scène quand son rôle est fini. On viendra dire aux spectateurs qu'elle s'est pendue; c'est assez pour la pitié humaine mais il ne sera donné qu'à l'aveugle du Cithéron d'obtenir, avec la pitié des hommes, la pitié des dieux.

Au moment où Jocaste va prier Apollon, survient un envoyé de Corinthe' il annonce la mort de

t. Sophccle, OEApe-Rot, vers 909 et suivants.

Polybe adieu la dévotion et les oracles; adieu la crainte du parricide. Que dis-je? les voilà, elle et OEdipe, pourvus d'une seconde royauté. Les joies si faciles et sitôt évanouies de cette pauvre femme nous font frémir. OEdipe arrive. Il peut encore nommer Jocaste sa femme, et rien n'est plus touchant que ce vers tout homérique dont il la salue « 0 tête chérie de mon épouse Jocaste » 0 ~O.TKTO~ yUVNtXOt 'IOXX<TT)]; X~pK (V. 935.)

Tout à l'heure il ne pourra plus ni la révérer ni la maudire. Il interroge lui-même l'envoyé, et ce drame si sombre prend le ton de la plus familière des causeries. Et pourtant jamais il ne s'est traité d'affaire plus grave; jamais, pour parler dans le sens de l'idée-mère du drame, les majestés royales de la terre n'ont été plus complétement livrées aux mépris et à la dérision des dieux. C'est là le secret de Sophocle et de tous les hommes de génie jamais les moyens ne sont plus simples que quand l'effet va être plus grand.

OEdipe demande à l'envoyé si Polybe son père est mort de mort violente ou de mort naturelle; et l'envoyé répond « De cette petite secousse qui ren « verse les vieux corps'. »

« Les grands poètes, dit quelque part M. de Châteaubriand, parlent merveilleusement de la mort, M c'est-à-dire le plus simplement du monde, comme on voit par ce délicieux vers. Le poëte qui écrivait ces choses devait aussi mourir doucement couché par terre par cette mort des vieillards.

1. S)it)(pjtTM~«MTM)MT'EUV~Et~O! (V.9~C.)

,La nouvelle de la mort de Polybe a -fait du roi OEdipe un autre homme lui aussi perd tout .à coup le respect pour les.dieux; lui aussi se moque des autels prophétiques et des chants des oiseaux; impiété bien pardonnable à qui croit avoir échappé à un parricide Jocaste va plus loin que son mari «.Sottise que la prévoyance de l'avenir il vaut « bien mieux vivre au hasard, .comme chacun « peut.)) Les dieux ont tourné la tête aux deux majestés royales; mais le vertige ne durera qu'un moment. Le roi OEdipe est comme l'homme que les dieux ont touché de la foudre; il n'en guérira jamais. L'oracle a menti sur le parricide; mais l'inceste, mais «Mérope sa mère qui vit encore u L'envoyé relève ce dernier mot d'OEdipe. Mérope n'est point sa mère. Polybe n'est point son père. Le dialogue se précipite; le mystérieux enfant du Cithéron aux pieds enflés se révèle. Encore un obscur témoignage, et tout sera accompli. « Ne vapas plus loin, malheureux s'écrie la vraie mère du roi OEdipe. Jocaste a tout compris. Un mot lui a montré ce que les dieux avaient fait d'elle, et ce qu'ils veulent d'elle. Elle crie à OEdipe, qui est sourd, et qui ne voit encore dans le .mystère du Cithéron qu'une douteuse question de paternité « Hélas hélas! infortuné. voilà tout ce que je « puis vous dire et vous dirai pour la dernière « fois. »

Après quoi elle disparaît.

i Sophocle, OEdipe-Roi, vers 962 et suivants.

io'J, ~O'J, SuTT'f~e' TOUTO yxp C' ~M

M6'<o'< npooems~, xM.o B' o~ 'MO' uT~po'

Le chœur ne sait que penser de la disparition de Jocaste; il croit deviner cependant que le temps des révélations est venu:: le silence de cette femme durant.tout l'entretien d'OEdipe et de l'envoyé avait quelque chose de trop significati f. Le chœur en tire un mauvais augure.

Quant à.OEdipe, il.n'a pas compris les dernières paroles de Jocaste, et il leur a donné un autre sens. Il se:croit méprisé de cette femme, comme étant au-dessous d'elle par la.naissance. Mais il n'en veut pas moins se connaître. Il y met même de la .vanité, ce.fils de la fortune, cet enfant trouvé de la'montagne, que les mois, ses proches, comme il les appelle, ont fait grand de petit qu'il était. OEdipe a l'orgueil d'un roi qui a gagné sa royauté. Du reste, il oublie les prédictions de parricide,.si tristement réveillées pourtant; c'est la curiosité et non la peur qui le pousse à poursuivre le mystère de sa naissance. Encore une dernière péripétie! Qu'est-ce donc que cet OEdipe? « Qui des dieux, ô mon Sis, '< dit le chœur, t'a donné la naissance? Est-ce quelf< que nymphe surprise par le dieu Pan dans les « forêts, ou quelque amante d'Apollon qui se plaît « dans les retraites des montagnes ? » Il.avait dit auparavant plein d'espérance a J'en atteste « l'Olympe, ôCithéron, la lune n'aura pas rempli sa « carrière, sans que demain nous t'honorions comme « le nourricier, le père d'OEdipe, sans que nos danses .'< te célèbrent comme le bienfaiteur de nos maîtres. '< Apollon protecteur, connrme cet espoir* x

i. Sophocle, OEjtpe-o), chœur, vers 1075 et suicants.

Ainsi chante le chœur, et c'est tout émus d'une poésie délicieuse et pleine d'espérance, que le poëte nous rejette dans son lugubre drame.

Le vieux Phorbas est amené, et cette fois enfin la grande enquête va finir. OEdipe confronte ensemble le pâtre et l'envoyé. Il y a longtemps qu'ils ne se sont vus. C'est pourquoi la mémoire du vieux Phorbas est en défaut. L'envoyé précise le temps, les lieux, et montre dans OEdipe l'enfant qu'il reçut de Phorbas c'est alors que le vieux serviteur de Laïus, le même qui ne voulait plus revoir la maison de son maître, depuis qu'il s'y était passé tant de choses étranges, se laisse aller à un mouvement sublime de colère et rudoie l'envoyé. « Va-t'en, malheureux! « ne te tairas-tu pas? » Et le roi de Thèbes, qui ne comprend pas l'emportement du vieillard, redevient colère, et menace Phorbas comme il a menacé le devin. Alors le vieillard ne se défend plus le roi OEdipe se connaît! Écoutez-le plutôt lui-même « Hélas hélas tout est clair à présent. 0 lumière « du ciel, puissé-je te voir pour la dernière fois! « Car c'est moi qui suis né de ceux dont je n'aurais « jamais dû naître, c'est moi qui ai eu commerce avec Il ceux à qui je ne devais pas me mêler; c'est moi « qui ai tué ceux que je ne devais pas tuer! »

~îou, !où' T~ Tt~vT' a~ e~xot <yo[~.

<pM~, TE~EUTCt~O~ (76 ~pOc6).E~<X[tJH 'VUV,

"OfTTt~ Tt~QC~Kt <pU~ T' a~' Mv OU ~p~ OÏ~ 'C' Ou XP~ 6p.t)œ OU~ TE OUX &ûEt XTQt~M~. (V. 168.)

OEdipe a accompli sa destinée. Le fils de la souffrante humanité, l'homme notre frère" nous est rendu. Après la religion, l'humanité a son tour.

Après la vérité religieuse d'un temps, va venir la vérité de tous les temps. Le pieux Sophocle abandonne les actions au destin le philosophe Sophocle en laisse la moralité à l'homme. Il lui rend ses titres pour prix de ses malheurs. La religion elle-même, meilleure que la fatalité, va relever celui que la fatalité a abaissé. Elle imprimera sur la face de l'aveugle un caractère de sainteté et d'inviolabilité qui le garantira de tous les outrages. Les dieux qui l'ont frappé se souviendront de lui, et nul ne portera la main sur cet instrument sacré de leurs desseins, jusqu'à ce qu'ils aient rappelé à eux le royal mendiant du bourg de Colone.

Que reste-t-il à faire au chœur après tant de catastrophes ? 11 pleure sur l'homme, sur le néant de ses grandeurs, sur la folie de ses joies; il pleure sur OEdipe, le roi favorisé, l'homme qui vainquit la chanteuse d'OM~e~- il pleure sur ces crimes lamentables que le temps qui voit tout a enfin dévoilés. Hélas! c'est la plainte de tous les temps et de tous les hommes c'est le chœur éternel de l'humanité que les grands poëtes ont mission d'entendre et de redire sans cesse, et dont le triste refrain, « je '< ne crois au bonheur d'aucun homme, M BpOTM~OuSE~)tOtXXp~h). (V. )<8t.)

ne changera jamais.

Ici' le poëte rompt avec le dogme et sa loi de fer, et l'homme se laisse toucher du malheur d'un homme. Désormais il appellera sur la tête d'OEdipe malheureux tous les trésors de la pitié, il deman-

t. Chœur, vers <tN et suivants.

derapour lui des pleurs, semblable à l'enfant qu'on .nous représente guidant Homère aveugle par les villes et les bourgs de la Grèce, et demandant aux hommes du pain et un .gîte pour le pauvre poëte. Un messager a interrompu les plaintes du chœur. U vient raconter ce qui ne se montrait pas sur le .noble théâtre d'Athènes. Car on n'y souffrait pas, comme l'on sait, beaucoup de choses auxquelles nous avons depuis habitué notre délicatesse. On ne se pendait ni ne se meurtrissait devant le public. Eschyle, à la représentation de ses Perses, ne fit point batailler des ngurants sur le théâtre, pour donner aux spectàteurs une idée en petit de la façon dont les soldats de la Grèce s'étaient comportés à .Marathon et à Salamine il se contenta de le leur faire raconter par un messager. Mais lisez dans la langue du soldat-poëte ces beaux récits; et vous concevrez les battements de mains et les trépignements de pied de ces hommes d'imagination et de cœur, qui croyaient entendre dans les beaux sons de leur langue des cris de guerre et des cliquetis .d'armures.

Le messager s'adresse au chœur

« 0 vous qui tenez le premier rang dans ce pays, '< qu'allez-vous entendre et voir, et quelle douleur '< ne sentirez-vous pas, si vous portez encore quelque « intérêt à la famille des Labdacides? Non, le « Danube ni le Phase ne suffiraient -à laver les « crimes cachés dans cette maison, et les crimes qui « vont être dévoilés au grand jour, ceux qui ont été « commis librement, et ceux qui l'ont été sans la « volonté des coupables De ces dèux espèces de

« crimes, les volontaires sont ceux dont on doit le « plus.s'anliger.

LE CHOEUR.

« Tu ne peux ajouter que de nouvelles horreurs « à celles que nous connaissons déjà. Mais dis-nous « ce que tu sais.

LE MESSAGER.

K Je vous le dirai et vous l'apprendrai-en peu.de

'< mots la tête sacrée de Jocaste a péri. LE CHOEUR.

« .0 femme mille fois malheureuse Qui a causé « sa mort?

LE MESSAGER.

« Elle-même s'est tuée de ses mains. Nul n'a « été témoin des horribles circonstances de cette « mort. J,e vous dirai tout ce que ma mémoire en a '< pu retenir.

« La malheureuse, s'abandonnant à ses fureurs,

« entre dans le palais, et court au lit nuptial, en « s'arrachant les cheveux avec ses deux mains. « Ayant fermé les portes sur elle, elle appelle le roi « Laïus, mort depuis longtemps, lui reprochant le « fruit de leur ancien hymen, cet enfant, par les '< mains duquel il devait mourir, la laissant devenir « la femme et la femme trop féconde du fils qu'elle '< avait eu de lui. Et elle arrose de ses larmes cette « couche où, deux fois malheureuse, elle eut un « époux de son époux, des enfants de son fils! « Enfin elle meurt, et je ne savais pas encore com(f ment; car OEdipe est accouru en poussant de f< grands cris, et nous n'avons pu voir, à cause de « lui, comment la malheureuse avait 6ni.

« Nous ne regardions plus qu'OEdipe. Il erre cà « et là, nous suppliant de lui donner une épée, de. « lui dire où est cette femme qu'il appelait sa « femme et qui ne l'est pas, cette mère qui est la « sienne et celle de ses enfants. Mais je ne sais « quel dieu l'a montrée à ce furieux, car ce ne fut « aucun de nous qui étions là présents. Il jette un « horrible cri, et comme si quelqu'un lui montrait « le chemin, il se précipite sur les portes, brise les « serrures, entre et s'élance vers le lit nuptial. Là, « nous avons vu cette femme suspendue au lien qui « lui a donné la mort; et lui, quand il la voit, il '< rugit comme un lion, détache le lien qui la retient, « et se penche sur ce pauvre corps. Alors ce fut un « spectacle horrible à voir. Il arrache du manteau « de Jocaste les agrafes d'or qui lui servaient de '< parure, et s'en sert pour se déchirer cruellement « les yeux et le malheureux disait que ses yeux ne « devaient plus voir, ni lui, ni ses maux, ni ses 4 « crimes; mais qu'il les mettait dans les ténèbres « pour qu'il ne vît plus jamais ceux qu'il ne devait « point voir, et qu'il lui serait doux pourtant de voir '< encore. Et en disant ces choses lamentables, il se « déchirait à plusieurs reprises les paupières, et « ses joues étaient ensanglantées; et ce n'étaient « pas des larmes teintes de sang que l'on voyait '< se gonfler lentement et tomber de leur propre '< poids, mais bien des larmes mêlées avec des '< flots de sang, qui se précipitaient comme la pluie d'orage.

« Voilà les maux qui vinrent de tous deux, « et point d'un seul. L'homme et la femme ont

f< confondu ensemble leurs communes misères. « Auparavant leur félicité était grande et juste; K mais, en ce jour, il ne reste plus de tout cela '< que les gémissements, le désespoir, la mort, la (f honte, l'assemblage de tous les maux, car rien « n'y manque'. »

Des cris horribles interrompent le récit du messager c'est OEdipe qui demande qu'on lui ouvre les portes; il veut montrer à ses peuples le parricide et l'incestueux à qui ils avaient donné le sceptre du roi comme au plus savant et au plus sage. Aujourd'hui le pasteur des peuples a besoin d'un guide pour s'en aller aussi, comme disait le vieux serviteur de Laïus, « le plus loin possible de Thèbes, ); car il va commencer et poursuivre jusqu'à la mort ses longs voyages de mendiant par les monts et les vallées de la Grèce, afin que les peuples aient longtemps à se souvenir du roi aveugle et de la jeune fille. Le poëte, qui écoute tout ce qui se dit dans le monde, recueillera ces touchantes traditions, et nous aurons l'OEdipe a Colone.

Une exclamation du chœur annonce l'apparition de cette face royale si cruellement ~)OHO)'ce par les dieux, selon la belle expression de Pindare le choeur ne ~M< regarder, tant elle lui fait horreur.

Qu'on se figure l'effet de cette scène sur le peuple d'Athènes, ces gémissements d'OEdipe qu'on entend du dehors; puis l'aveugle, entrant d'un pas incertain et pourtant précipité, sur cette scène où il ne

t. Sophocle, OEdipe-Roi, vers 1224 et suivants.

voit rien, ne reconnaît rien; et ce chœur qui recule' à l'aspect de cet homme dénguré, et qui se voile le visage-pour ne le point voir. Jamais le théâtre d'aucune nation n'a parlé plus vivement à l'âme et aux yeux, par des-moyens plus simples et moins dangereux pour le goût. Et ajoutez à tout cela l'émotion que devaient causer les premiers mots d'OEdipe, ces longs et intraduisibles cris de douleur qui précèdent ses paroles articulées « Hélas! hélas! je « suis l'homme du malheur où vais-je? Quelle est' « la voix qui vient de frapper mes oreilles? 0 for« tune, qu'es-tu devenue? »

A~, o~, o: e~,

<I':u, <peu ou'~<M<o;.EYM! (Y'. t294.)

Les vieillards du chœur lui demandent comment il a pu se défigurer si cruellement, et quel dieu l'a poussé là; et l'homme du destin, qui se connaît maintenant, répond « Apollon, mes amis, Apolf( Ion a fait tous mes maux » Il nomme le dieu, mais ne l'insulte pas; à quoi bon? Apollon renverrait l'insulte là où n'arrivent,. selon le poëte,. ni l'insulte ni la prière des mortels, à cette haute région de l'Olympe qu'habite un dieu sans yeux, sans oreilles et sans cœur. C'est à ce dieu que le roi OEdipe a eu affaire.

Vous lui demandez pourquoi il s'est arraché les yeux? Hélas il vous l'a dit c'est que l'incestueux ne doit plus rien voir de doux sur la terre. OEdipe neveut plus voir la ville aux sept portes, ni ses hautes tours, ni lés simulacres des dieux au nom desquels I. Chœur, vers 131i et suivants.

il s'est condamné lui-même; OEdipe est cet homme mystérieux que le chœur, dans sa langue symbolique, nous montrait fuyant par les forêts, les monts et les antres, comme le taureau vaincu; cet homme hors loi qui ne peut échapper à la loi, eût-il des pieds plus agiles que les pieds des cavales. Pour un tel homme, se délivrer de la vie, c'était s'ôter les moyens- de l'expiation, c'est-à-dire la douleur physique et les privations du cœur. Aussi a-t-~il gardé la vie jusqu'à ce qu'il plût aux dieux de lalui redemander. Il a accepté la plus grande des infirmités du corps, la cécité, comme un bienfait des dieux bien plus, si les oreilles privaient le cœur comme les yeux, il n'eût pas hésité à fermer cette entrée à de nouvelles douleurs, afin d'être à la fois aveugle et'sourd. Pourquoi n'est-il pas mort sur le GIthéron? Pourquoi Polybe a-t-11 nourri un monstre impur dans son palais? Le Cithéron, Polybe, Corinthe, le chemin de Dàulie, cette forêt, ces buissons, ces trois sentiers, ce vieillard tombant de son char, cette terre qur a bu-le sang de son père; tous ces souvenirs se pressent dans sa pensée; tout est crime et sang pour OEdipe il apostrophe les hommes, les lieux et les choses; et voyant que toutse liait et s'enchaînait dans sa fatale existence pour faire de lui la plus grande des souillures, il s'écrie assez haut, ce semble, pour qu'il en arrive quelque chose à l'oreille des d'ieux

« Hymen, funeste hymen, tu m'as'donné la-vie;

« Mais dans ces mêmes flancs où je fus'renfermé;

« Tu fais rentrer ce sang dont tu m'avais formé;

« Et par là tu produis et des fils et des pères}

« Des frères, des maris; des femmes et des mères,

<( Et tout ce que du sort la maligne fureur

« Fit jamais voir au jour et de honte et d'horreur'. » Tout à coup les plaintes d'OEdipe s'aigrissent jusqu'à la fureur. H veut se dérober aux épreuves de l'expiation. Il demande qu'on le délivre de ce corps odieux, qu'on le jette dans la mer, qu'on le précipite dans quelque abîme où il ne soit vu de personne; car s'il est délivré du supplice de voir, il a encore à souffrir celui d'être vu. « Mettez la main « sur moi, s'écrie-t-il, obéissez à un infortuné; ne K craignez pas de vous souiller en me touchant; « disposez de moi. Il n'y eut jamais de plus déchirantes douleurs.

Remarquons la manière différente dont les deux grandes victimes du drame, OEdipe et Jocaste, accomplissent leur destinée. Chacun d'eux a compris vite, et avec je ne sais quelle effrayante sagacité, le mode d'expiation que les dieux exigeaient Jocaste s'est pendue, OEdipe s'est arraché les y eux. Dans quelle autre expiation la femme eût-elle conservé la dignité qui reste à OEdipe aveugle et mendiant ? Quelle mutilation, quelles blessures, quelles souffrances volontaires eussent éloigné d'elle l'horreur et le dégoût, et appelé sur elle la douce pitié? quelle maison se fût ouverte à cette créature souillée? i. Ces vers sont de Boileau, qui seul pouvait traduire avec le nerf et la chasteté de la langue qu'on parlait de son temps, cet épouvantable résumé des mathcurs d'OEdipe. Cette précieuse citation m'épargne le travail d'une version en prose, qui n'aurait pas été plus exacte, et qui aurait été plate et décolorée.

  • Q yi)M', yo'u.o',

'E~U(Ta6' ~X;, Xlt fpUTeuTOt~TE;. t!0t).~

A~TE TOUTOU (nt6pu.a, y.a~ESEt;~TE,

UxTepa;, KOE).~OUt, ttOMSa;, O~jJL' E)Jt!j)Ù~tO~

Nù~x;, Yu~x!)tC(;, jjtY;Teom< re, ~(!6<ra

A!<r~(fT' cMpM~otTM EpY« yi~eTat. (V. 1380 et suivants.)

AtO"X'O"'t'iv &.v6pw1totatV ÉpyOt Y¡YVE'tOt" (Y. 1380 et sUÍyants.)

Jocaste a donc dû mourir, parce qu'il n'y avait pour elle d'expiation, où pût être sauvée la dignité humaine, que la mort. Mais l'homme qui ira par les villes et les campagnes, tendant au passant la main qui a porté le sceptre, et montrant sur sa face dévastée comment il a su se punir de ses souillures; l'homme qui vieillira dans la pauvreté et dans la solitude, après avoir été riche et entouré de tout un peuple; qui n'aura plus que la plainte après avoir eu la science et la puissance; un tel homme sera toujours un objet de douce pitié et non de dégoût, et il n'y aura rien en lui qui puisse affaiblir l'autorité des enseignements que les peuples doivent tirer de son malheur.

C'est pour cela qu'OEdipe a dû survivre à sa catastrophe. Il l'a dû pour la religion, qui avait besoin de sa vie pour consommer jusqu'au bout un de ses plus sombres mystères; il l'a dû aussi pour la morale et la poésie, qui avaient besoin de ses souffrances, de sa vieillesse errante et dénuée, de ses retours amers sur la partie de sa vie qui se passa sur un trône, de la piété de sa fille, qui calmait ses douleurs et demandait pour lui l'hospitalité au nom de Jupiter; il l'a dû pour l'art qui l'a fait servir à nous donner, avec une haute leçon de philosophie, les plus nobles et les plus fécondes émotions qui puissent remuer un cceur d'homme. Le chœur ne veut point disposer de la vie ni de la liberté d'OEdipe. Il pense que Créon seul doit en décider, Créon envers qui OEdipe se reproche d'avoir été si injuste.

Créon arrive, et, par un sentiment de dienité

bien naturel, il ordonne qu'on emporte OEdipe dans l'intérieur du palais; « car il convient, dit-il, que « ceux qui sont liés par le sang soiejit les seuls té« moins des malheurs de la famille. »

OEdipe ne croyait pas trouver de la pitié dans l'homme qu'il avait offensé, alors qu'il était le roi et le maître. Mais il ne sait pas qu'il est garanti de l'injure et des petites rancunes des hommes par la majesté de son malheur. Car, comme disait le messager annonçant au choeur l'apparition du grand coupable des dieux « Vous allez voir un spectacle « qui ferait pitié même à un ennemi. »

OEdipe se rassure en voyant que les hommes sont meilleurs que lui; il ne veut pas abandonner le gouvernement de la famille, avant d'avoir fait connaître ses dernières volontés. Le roi OEdipe est mort politiquement. Il est sous le coup des deux justices, de la justice humaine et de la justice divine. Aussi il va parler dans la langue sacramentelle des mourants. «Écoute, Créon, ce que je demande de toi « et te conjure de ne point me refuser rends « les derniers devoirs à celle dont le corps est là « gisant c'est ta soeur; tu lui dois ce dernier « service. Quant à moi, il n'est plus possible que « cette ville veuille me garder vivant dans ses « murs mais laisse-moi habiter les montagnes; « laisse-moi retourner à mon Cithéron, que mon « père et ma mère avaient marqué dès ma naissance « pour être mon tombeau. Il faut que je meure là '< où ils ont voulu que je mourusse. Je ne le sais que « trop ni la maladie ni aucun autre accident ne << doivent terminer ma vie, car je n'ai été sauvé de

« la mort que pour être réservé à quelque grand « malheur. Après tout, quelle que soit.ma destinée, « qu'elle s'accomplisse

« Mais mes enfants. Créon, je ne te reconi« mande pas mes fils ils sont hommes; je pense « qu'ils ne manqueront de rien dans la vie, partout « où ils seront. Mais mes pauvres et malheureuses f< Elles! la nourriture de ma table ne leur a jamais « manqué, et je ne touchais à aucun mets dont elles « n'eussent leur part Créon, prends soin d'elles; « mais avant tout permets-moi, je t'.en conjure, « de les toucher de mes mains et de pleurer avec « elles mes maux. Allons, prince, allons, fils d'illus[< très parents, consens-y; si je puis les toucher « de ces mains, je croirai les posséder comme « lorsque je les voyais. Que dis-je?. n'entends-je « pas, ô dieux, ces chères filles pleurer? Créon au« rait-il eu pitié de moi jusqu'à m'envoyer ceux de « mes enfants que j'aime le plus? Si je disais vrai CRÉON.

Tu dis vrai c'est moi qui t'ai procuré cette « douceur, sachant combien tu la désirais. OEDIPE.

« Que les dieux t'en récompensent en te gar'< dant dans la vie mieux qu'ils n'ont fait pour '< moi. 0 mes filles, où êtes-vous? venez ici: '< approchez-vous de ces mains de votre père, de ces ( mains qui ont mis dans l'état où vous les voyez « les yeux de votre père ô mes filles, c'est moi, ce '< père qui, sans le savoir, vous a engendrées dans « les flancs de celle dont il est né; et je pleure (car « mes yeux ne peuvent plus vous voir), je pleure

« en songeant quelle triste vie vous allez désormais « mener parmi les hommes. A quelles assemblées « de citoyens, à quelles fêtes irez-vous, d'où il ne « vous faudra pas revenir en donnant vos larmes « en spectacle aux autres? Et quand vous serez « arrivées au temps de l'hymen, quel père voudra « déshonorer ses fils jusqu'à les charger des opK probres qui pèsent sur mes parents et sur vous? « Car enfin que manque-t-il à notre infamie? Votre « père a tué son père il a eu des enfants de la « mère dont il est né il vous a engendrées, « vous, de ceux dont il a été engendré lui-même. « Voilà ce qu'on vous dira pour vous faire honte. « Après cela, qui voudra vous prendre pour femmes? « personne, ô mes filles, personne. Mais il faudra «que vous vous flétrissiez vierges et stériles. « 0 fils de Ménécée, puisque tu es le seul père « qui leur reste (car leur mère et moi nous ne « sommes plus), ne les abandonne pas; elles sont ( de ton sang; ne les laisse pas errer pauvres, sans « maris, sans ressources ne les laisse pas souffrir « les mêmes maux que moi, mais prends pitié « d'elles, voyant leur âge, et qu'elles sont dépour« vues de tout, et n'ont plus d'autre soutien que « toi. Promets-le-moi, homme généreux, et donne« moi ta main pour gage de ta foi. Et vous, mes « enfants, si votre âge vous permettait de me com« prendre, j'aurais bien des conseils à vous donner. « Mais je ne puis que faire ce vœu pour vous « quelque part que le destin vous fasse vivre, soyez « plus heureux que celui de qui vous êtes nés » t. OEdipe-Roi, acte V, vers 1423 et suivants.

« C'est assez, » lui dit Créon; et nous aussi, nous dirons c'est assez la pitié n'a jamais été plus loin.

Si, au milieu de toutes ces larmes, il pouvait y avoir place pour quelque leçon de sagesse, quelles paroles convenaient mieux à la situation que celles des vieillards du chœur, disant à la vue de tant de grandeur suivie de tant de misère « Toi qui es mor« tel, regarde le dernier jour, et souviens-toi de ne '< donner le nom d'heureux qu'à celui qui arrivera « sans malheur au terme de sa vie »

Vérité sublime, qui devait calmer bien des coeurs sur un des plus grands maux, en apparence, de ce monde, l'inégalité des conditions.

PERSE

ou

LE STOÏCISME ET LES STOÏCIENS

I. Les vers deBoileau surPersesont-ils un éloge ou une critique? II. Biographie. Enfance et éducation de Perse.

III. D~i danger d'écrire de trop bonne heure.

IV. Perse et ses maitres.

V. Les faux stoïciens et les vrais stoïciens.

VI. De la querelle entre les stoïciens et les officiers de t'armée. VH. La morale de Perse.

VHt. Pourquoi Perse est obscur.

IX. De quelle f.!çou Perse dit les mêmes choses qu'Horace. X. Pourquoi l'on s'est tant occupé de Perse.

XI. Y a-t-il profit à lire Perse?

PERSE

ou

LE STOÏCISME ET LES STOICIENS.

1. Les vers de Boileau sur Perse sont-ils un éloge ou une critique?

Les partisans et les critiques de Perse se sont autorisés, pour ou contre ce poëte, des deux vers que lui a consacrés Boileau, et qui, équivoques ou non, n'en sont pas moins admirables:

Perse en ses vers obscurs, mais serres et pressants,

Affecta d'enfermer moins de mots que de sens.

J'aurais intérêt à voir dans ce jugement une critique plutôt qu'un éloge; car je dois dire en commençant que je fais un médiocre cas de ce poëte. Mais la vérité est que Boileau a bien entendu louer Perse, et point du tout le critiquer. Ce n'est pas le seul endroit où il parle de Perse dans une de ses épîtres, il se qualifie de

Studieux amateur et de Perse et d'Horace.

Ce vers explique les deux autres. Boileau admirait Perse, et Boileau se trompait peu. Il y a donc de la hardiesse, si ce n'est pis, à soutenir que Perse est un méchant écrivain, qui a fait souffrir mille tortures à la belle langue de son pays pour ne dire que

des choses rebattues, et qui n'enferme que très-peu de sens sous des mots barbares et incohérents. Je me hâte de dire, pour n'être pas accusé d'irrévérence envers un grand écrivain, que la trop honorable mention qu'il a accordée à Perse me paraît avoir été dictée par un sentiment de reconnaissance, très-rare assurément chez les poëtes. Boileau doit à Perse le cadre d'un de ses meilleurs morceaux. Il l'en a remercié par un éloge qui fait honneur à l'homme, mais qui ferait tort au critique, si l'on voulait y voir un jugement.

Boileau, avec beaucoup d'invention de détails, avec une langue à la fois châtiée et libre, Boileau manquait pourtant de cette verve qui vivifie tout ensemble le plan et les parties d'une composition poétique. J'entends par là ce mouvement de l'ensemble et cette liaison naturelle des parties qui nous donnent l'idée d'un ouvrage tout d'une venue, conçu et exécuté sans interruption, par un vigoureux et unique effort de l'esprit. Non qu'aucun ouvrage excellent ait été écrit d'un seul jet; mais ceux qui en font l'effet, sont les premiers parmi les meilleurs. Or, c'est cette sorte de verve que Boileau n'a pas, et qui paraît emporter Juvénal.

Est-ce donc à dire que Juvénal a composé et écrit chacune de ses satires en une fois? bien loin de là. Je.suis sûr qu'il s'y reprenait souvent; et qu'on put le surprendre plus d'une fois, à certaines heures, dans le quartier de Suburra, à la porte d'un riche patron ou d'une belle courtisane, entre le commencement et la fin de sa magnifique déclamation sur l'inanité de nos vœux et de nos ambitions; mais,

soit artiuce de composition, soit plutôt puissante haleine, Juvénal savait si bien renouer son inspiration d'aujourd'hui à son inspiration d'hier, que la jointure ne s'y fait pas sentir, et que les transitions n'y rompent jamais l'entraînement général de l'ouvrage. L'illusion est complète.

Qui voit le commencement, voit le milieu et la fin. On n'y est point retardé par ces phrases d'attente, qui donnent à la pensée le temps de venir, ni refroidi par ces transitions qui ressemblent à des anneaux de fil dans une chaîne d'or. Juvénal attaque la matière à l'endroit vif; il entre à pleines voiles dans son sujet il faut le suivre et courir avec lui, rire et s'émouvoir au pas de course, enfin, s'abandonner au torrent sans se demander où l'on va. C'est même cette ardeur un peu artificielle de Juvénal, qui le fait moins goûter des esprits qui aiment leurs aises, et qui ne veulent pas changer-leur pas pour suivre un poëte effréné. Mais, si l'excès de verve peut être un défaut, l'absence en est un pire. Ce serait là le principal et peut-être le seul défaut de Boileau. Boileau a de la verve de détail. Ses satires se composent de paragraphes, et comme de boutades isolées, qui sont écrites avec chaleur, mais entre lesquelles il y a du vide. L'haleine du poëte est 'courte; il chemine à pas brusques et rompus à peine une tirade achevée, il demande au travail la tirade suivante; l'art intervient à chaque instant, et, comme l'art a beaucoup moins de variété que la nature, le poëte n'a guère que cinq ou six mouveinents de rechange, qu'il quitte et qu'il reprend tour à tour. On se figure très-bien Boileau mettant

huit jours d'intervalle' entre le commencement et la fin d'une satire de cent vers, ou bien aDant chercher le commencement à Bâville, chez M. de Lamoignon, et la fin à Auteuil, chez son jardinier, soumettant sa muse à ses habitudes, ne se couchant pas plus tard et ne se levant pas plus tôt que ne le voulait son médecin, arrêtant son esprit comme on arrête l'aiguille d'une pendule ou les ailes d'un moulin à vent. Je vais plus loin. S'il faut l'en croire lui-même, il pouvait même laisser en chemin une phrase commencée, faire une promenade entre deux hémistiches, prendre de l'exercice d'une rime à l'autre, et si le mot qu'il cherchait ne venait pas à l'appel, l'aller quérir f<M CM'n <fM~ bois, et le rapporter victorieusement à la maison consigné sur un calepin. C'est lepoëte qui sent le plus les pantoufles et la robe de chambre. Il serait impossible à l'esprit le plus enclin à idéaliser à tout prix le poëte, d'ôter à Boileau ses allures de poëte établi, pour le faire voyager sur un rayon de la lune, ou même sur le dos de Pégase dont il parle comme s'il y croyait. Ce qui n'empêche pas Boileau d'être un admirable écrivain.

Ce manque de verve lui rendait les emprunts fort nécessaires. Aussi ne s'en est-il pas fait faute. Ce qu'il imite des satiriques anciens, ce sont moins les idées que les plans, les mouvements poétiques, quelquefois les figures; c'est la composition plutôt que le fond des pensées. On cite de lui des morceaux fameux dont le tracé appartient à ses devanciers. Ce sont des dessins d'autrui qu'il a coloriés à sa manière. Ces dessins l'aidaient beaucoup. Il y adaptait soit des idées de son temps, soit des détails de

son invention qui les déguisaient à s'y méprendre. Un exemple fera sentir la chose; il s'agit de l'emprunt fait à Perse, auquel je reviens enfin. Le morceau est un des meilleurs du poëte latin, qui n'en a guère que deux ou trois de bons. C'est l'Avarice et la Volupté qui viennent de grand matin éveiller le pauvre mortel

« Le matin, tu dors d'un profond sommeil. '< Lève-toi, dit l'Avarice; allons, lève-toi. Tu « refuses. Elle insiste. Lève-toi, dit-elle encore. « Je ne puis. Lève-toi donc. Eh pourquoi « faire?;–Tu le demandes! Va! cours chercher au '< royaume de Pont des poissons délicats, du casto« réum, du chanvre, de l'ébène, de l'encens, des « vins laxatifs de Cos; enlève le premier la charge f< de poivre du dos des chameaux altérés; trafique, « parjure-toi. Mais Jupiter m'entendra. ImbéK elle, il faut te résoudre à gratter ta salière toute « ta vie, si tu veux vivre en bonne intelligence avec « Jupiter.

« Mais déjà ta robe est retroussée; tes esclaves « sont chargés de tes bagages et de tes provisions « te voilà au vaisseau. Rien ne t'empêche d'aller à « l'instant fendre les flots de la mer Égée, si ce « n'est la Volupté qui te tire à l'écart et te crie « Insensé où vas-tu? que veux-tu? quelle est cette « bile superbe qui a fermenté dans ton sein, et c( qu'une urne entière de ciguë ne pourrait pas <f éteindre? Toi, traverser les mers! toi, dîner sur le tillac, assis sur des cordages, et buvant d'un vin '< piqué de Véies, qui exhalera une odeur infecte « de goudron Que vas-tu chercher? Las de nourrir

« ici ton argent par une usure modérée, veux-tu « donc le tourmenter et lui faire rendre, à force de « sueurs, cent pour cent? Ah plutôt, viens te ré« jouir cueillons les fleurs de la vie; ta vie m'ap« partient, bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, vain nom. Souviens-toi de la mort vis; «le temps fuit; ce que je dis est déjà loin de « moi. »

<( Eh bien que vas-tu faire ? Attiré par deux « hameçons, auquel vas-tu te prendre? Il te faut « subir tour à tour les caprices de ces deux maîtres, c et passer alternativement d'un joug à l'autre. Et « si tu résistes, si tu refuses de leur obéir, 'ne dis « pas J'ai brisé mes fers. En vain le chien qui a « lutté contre sa chaîne la brise et s'enfuit, une « partie reste attachée à son cou, et traîne loin

« derrière lui »

Mane, piger, stertis: surge 1 inquit Avaritia; eia, 'Surge. Negas; instat Surge, inquit. Non queo.-Surge. Et quid agam? Uogitas Saperdas advehe Ponto, Castoreum, stuppas, ebenum, thus, lubrica Coa; Tolle recens primus piper e sitiente camelo;

Verte aliquid, jura. Sed Jupiter audiet. -Eheu! Baro',rpgustatumdigitot.erebraresa)inum

Contentus perages, si vivere cum Jove tendis.

Jam pueris pellem succinctus et œnophorum'.aptas; Ocius ad navem nihil obstat quin trabe vasta

~Egeum rapias, nisi soiers Luxuria ante

Seductum moneat Quo deinde, insane, ruis? quo? Quid tibi \'is?catido sub pectore mascula bilis

Intumuit, quam non exst~nxerit urna cicutœ?

Tun' mare transilias? tibi torta cannabe' futto

Coena sit in transtro; Veientanumque rubellum Exhalet, vapida iaesum pice, sessilis obba?

i. On appelait ainsi les valets d'armée. a.De<,Ko;,YH),et~t;jeporte.

3. Espèce de lin périphrase, pour cordage,

Quid petis? ut nummi, quos hic quincunce modesto Nutrieras, pergant avidos sudore deunces?

Indulge genio; carpamus du)cia nostrum est

Quod vivis; cinis, et mânes, et fabuta fies.

Vive memor lelhi; fugit hora hoc, quod loquor, inde est. En quid agis? duplici in diversurn scinderis hamo Hunccine, un hune sequeris? Subeas alternus opôrtet Ancipiti obsequio do~ninos, alternus oberres.

Nec tu, cum obstiteris sen)e) instantique negaris Parere imperio, rupi jam vincula dicas.

Nam et luctata canis nodum abripit; attamen illi, Quum fugit, a co~o trahitur pars longa catenae. (Sat. V.)

Voici maintenant l'imitation de Boileau

Le sommeil sur ses yeux commence à s'épancher « Debout, ditl'Avarice, il est temps de marcher! Eh laissez-moi.–Debout !–Un moment.–Turëptiques? A peine le soleil faitouvrir les boutiques.

N'importe, tè~e-toi. Pourquoi faire, après tout? Pour courir t'Ocean de l'un à l'autre bout,

Chercher jusqu'au Japon ta porcelaine et l'ambre, Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.

Mais j'ai des biens en foule, et je puis m'en passer. On n'en peut trop avoir; et pour en amasser Il ne faut épargner ni crime ni parjure;

H fautsouffrir la faim et coucher sur la dure;

Eût-on plus de trésors que n'en perdit Galet N'avoir en sa maison ni meubles ni valet;

Parmi les tas de blé, vivre de seigle et d'orge; De peur de perdre un liard, souffrir qu'on vous égorge. Et pourquoi cette épargne enfin? L'ignores-tu? Afin qu'un héritier, bien nourri, bien vêtu,

Profitant d'un trésor en tes mains inutile,

De son train quelque jour embarrasse la ville.

Que faire? H faut partir, les matelots sont prêts, » Ou si, pour l'entraîner, l'argent manque d'attraits, Bientôt l'Ambition et toute son escorte

Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte, L'envoie en furieux, au milieu des hasards,

Se faire estropier sur les pas des Césars;

Et, cherchant sur la brèche une mort indiscrète, De sa folle valeur embellir la gazette. (Sat. VHI.)

). Fameux joueur dont il est parlé dans Hegnicr.

Boileau n'a pas emprunté au poëte latin le personnage de la Volupté. Il le remplace par l'Ambition, que j'aime tout autant. Quand un avare s'apprête à monter sur le vaisseau qui doit le conduire aux Indes, est-ce bien la Volupté qui le tire à l'écart pour le dissuader de partir? Est-ce bien le plaisir qui fait hésiter le marchand anglais qui va s'embarquer pour Canton? Je crois que les deux divinités qui se disputent alors le cœu-r de mon marchand, c'est le désir de gagner et la peur de perdre, divinités trèsprosaïques que l'antiquité n'a pas jugé à propos de personnifier. L'Ambition de Boileau est charmante. La Volupté de Perse est vulgaire; elle débite deux ou trois maximes épicuriennes qui traînent dans les rues, depuis à peu près mille ans avant Perse. Mais sa conclusion est piquante, et l'image du chien très-spirituelle. Il faut dire encore que le début du morceau de Perse vaut beaucoup mieux que celui de Boileau. Mane piger stères est plus vif que Le sommeil sur ses yeux commence à s'épancher.

Ce n'est pas quand le marchand se met sur l'oreiller que l'Avarice le réveille ce n'est pas le soir qu'on choisit d'ordinaire pour mettre à la voile. L'image de mon homme encore endormi, qui ouvre de grands yeux aux paroles del'Avarice, qui bâille, qui se tire, et donne d'assez mauvaises raisons pour ne pas se lever si matin, est plus piquante que le grand alexandrin de Boileau. J'.aime mieux aussi le trait du marchand répondant au conseil que lui donne l'Avarice de se parjurer, si besoin est M~M Jupiter ?n'eH~n~'<î/ et

l'excellente réplique de l'Avarice, que ce vers froid et commun

Il ne faut épargner ni crime ni parjure.

Mais, à part les détails, quel est le principal mérite du morceau original? C'est le mouvement, c'est l'idée de ce dialogue brusque, qui n'est point préparé ni annoncé. Eh bien imiter ce mouvement, calquer cette idée, dont la marche est si propre a la satire, était une bonne fortune pour Boileau. Boileau manque précisément de ces manières heureuses de passer d'un raisonnement à un autre il est plein de transitions lourdes et dogmatiques. Ouvrez ses Satires, vous trouvez à chaque instant pour toute liaison:

Tout beau, dira quelqu'un, raillez plus à propos. Doucement, diras-tu; que sert de t'emporter?. Un docteur! diras-tu. Parlez de vous, poëte. Mais pourquoi,diras-tu, cet exemple odieux?. La satire, dit-on, est un métier funeste.

Mais quoi, répondrez-vous, Cotin peut-il nous nuire?. Mais sans nous égarer dans ces digressions.

Ces formes de langage, qui se supportent au barreau et qui étaient sans doute fort employées par Patru, sont lourdes en poésie. Ce sont des artifices qui détruisent l'illusion. Je m'imagine que Boileau était un esprit dans le genre de La Bruyère observateur fin, écrivain énergique et précis, peu propre aux grands mouvements et aux longues inspirations, se plaisant aux détails; peintre qui n'aimait que les petites toiles, et qui n'avait pas assez d'haleine pour remplir les grandes. Mais La Bruyère, écrivant en prose, s'est mis tout à fait à l'aise; il ne s'est pas

imposé le travail d'un plan, ni essouffté pour le remplir. Boileau, forcé par les conditions de son genre de se tracer une certaine carrière avant de savoir si son sujet y suffirait, a souvent besoin des transitions de l'école pour en lier les différentes parties. Aussi, quand les satiriques anciens lui fournissaient une transition originale, il ne manquait pas de la prendre, et il en gardait une reconnaissance d'autant plus grande au poëte qui la lui avait prêtée, qu'il sentait mieux son faible en cet endroit. C'est un emprunt qui l'a rendu si tendre pour Perse. Boileau était un homme délicat ayant pris à Perse la meilleure chose à peu près de son recueil, il ne croyait pas l'en trop payer en le mettant sur le même pied qu'Horace et Juvénal. Du reste, ce n'est pas le seul emprunt que Boileau ait fait à Perse. Voici deux passages du poëte latin dont il a non pas imité, mais copié l'idée; et, chose remarquable, ces deux nouveaux emprunts sont de même nature que le premier. Il ne s'agit pas là non plus d'une haute pensée de morale ou de philosophie, mais d'un mouvement, d'une forme, d'un tour satirique.

Perse, satire seconde, parlant des vœux qu'on fait à haute voix dans les temples, et de ceux qu'on y fait à voix basse, prête cette prière piquante à quelque grand de Rome

« Dieux accordez-moi un bon esprit,. une bonne a réputation, des sentiments d'honneur Voilà ce « que l'on dit tout haut, afin que tous les voisins « l'entendent. Mais en soi-même, mais tout bas, sous la ~<M~Me Oh si les funérailles de mon oncle

« gnificence »

Mens bona, fama, fides; haec clare, et ut audiat hospes llla sibi introrsum et sub Jingua immurmurat 0 si Ebullit patrui prsedarum funus! (V. 9.) .)

Ebullit, contraction d'e~u~M~ est une mauvaise

métaphore tirée des bulles d'eau qui se forment sur les lacs quand la pluie tombe mais passe pour l'expression; le vœu à mi-voix de mon hypocrite n'en est pas moins très-piquant.

Voici l'imitation de Boileau:

Oh que si, cet hiver, un rhume salutaire,

Guérissant de tous maux mon avare beau-père

Pouvait, bien confessé, l'étendre en un cercueil,

Et remplir sa maison d'un agréable deuil

Que mon âme, en ce jour de joie et d'opulence,

D'un superbe convoi plaindrait peu la dépense (Ép. V.) Ces vers sont pleins de vivacité et d'esprit mais

combien leur a servi le tour vif et heureux du poëte latin

Perse, satire troisième, fait converser ensemble un malade qui ne veut pas se croire malade, et un médecin qui a de très-bonnes raisons pour le lui persuader.

« –Eh! mon cher, vous êtes pâle.–Ce n'est « rien.Prenez-y garde, si peu que ce soit. Votre « peau s'enfle insensiblement et devient plombée. « –Bah! mais vous, mon cher médecin, vous êtes « plus pâle que moi; tenez, ne faites pas le tuteur; « j'en ai déjà enterré un, votre tour viendra. « Soit continuez, je ne dirai plus rien. « Voilà mon malade qui se met au bain, l'estomac « plein de viande et le ventre déjà blanc. Bientôt « la fièvre le saisit au milieu des verres,~ et fait

« tomber de ses mains le vase rempli de vin chaud; f( ses dents se déchaussent et s'entrechoquent. « Viennent les trompettes funèbres et les fta.m« beaux; et, finalement, notre heureux épicurien, « couché sur un lit de parade, oint de parfums, « étend à la porte ses pieds roidis. Les Romains

qu'il a faits la veille, ont emporté sur leurs épaules, la tête couverte, le cadavre de leur maître. »

-Heus! bone, tu palles. -Nihil est.–Videastamenistud Quidquid id est surgit tacite tibi lutea pellis.

-At tu dexterius palles; ne sis mihi tutor

Jampridem hune sepeli; tu restas. Perge; tacebo. Turgidus hic epulis, atque albo ventre lavatur. Sed tremor inter vina subit, calidumque trientem Excutit e manibus; dentes crepuere retecti.

Hinc tuba, candetae; tandemque beatulus alto Compositus lecto, crassisque lutattis amomis, In portam rigidos calces extendit at illum Hesterni, capite induto, subiere Quirites. (V. 94.)

Boileau supprime les circonstances de la maladie, et a peut-être raison. Cependant le portrait que fait Perse est énergique et vrai; j'ai remplacé par des points deux vers dégoûtants qui peignent l'haleine puante du moribond et les morceaux qui tombent à demi-mangés de ses lèvres défaillantes. Voici les vers de Boileau

Le feu sort de vos yeux pétillans et troublés,

Votre pouls inéga) marche à pas redoublés;

Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige?

Qu'avez-vous? Je n'ai rien. Mais. Je n'ai rien, vous dis-je, 1 Répondra ce malade à se taire obstiné.

Mais cependant voilà tout son corps gangrené,

Et ta fièvre, demain, se rendant la plus forte,

Un bénitier aux pieds, va l'étendre à la porte. (Ép. m.)

Le dialogue de Perse est plus vif; le trait du malade disant au médecin ~M c'est vous qui êtes pâle, est comique. Ce serait de la gaîté, si Perse savait rire. Boileau débute lentement; ses trois grands vers alexandrins, tombant l'un sur l'autre, sont traînants; ses périphrases froides, ne sont pas assez médicales; son malade est trop laconique, et c'est tout au plus s'il est poli. J'aime bien mieux que la parole reste en dernier au médecin. ContiMMe:s, ~e me ~M'<M, est très-heureux, et prépare à merveille le dénoûment du petit drame. Mais les derniers vers de l'imitation française sont charmants. L'image du bénitier aux pieds du mort chrétien fait pendant avec celle des parfums et du lit du mort païen. Boileau n'imite que le canevas du poëte latin; mais ce canevas fait toute la grâce du tableau. Boileau le sentait bien.

IL Biographie. -Enfance et éducation de Perse.

Aulus Persius Flaccus naquit en l'an 787 de Rome, de Jésus-Christ 34, à Volaterre, vieille ville de l'Étrurie. Il était d'origine équestre, et lié par le sang avec les premières familles d'Italie. Son père le laissa orphelin à six ans. Fulvia Sisenna, sa mère, épousa en secondes noces un Fusius, chevalier romain, qui la laissa veuve une seconde fois après peu d'années de mariage. Perse étudia jusqu'à l'âge de douze ans à Volaterre après quoi il vint à Rome, où il eut pour maîtres le grammairien Remmius Palémon et le rhéteur Virginius Flaccus.

Ce Remmius Palémon florissait sous le règne de Claude. Né d'un père esclave, il avait appris les lettres en faisant le métièr de pédagogue. Affranchi depuis, il était venu professer à Rome. D'après Suétone, c'était un homme souillé de tous les vices, mais qui captivait un auditoire par une rare facilité de paroles et une mémoire prodigieuse. Tibère et Claude le méprisaient et le toléraient ce qui prouve tout à la fois combien il avait de vices, et combien il avait de talent. C'était aussi un versificateur habile il improvisait des poëmes comme Stace. On ne sait rien du rhéteur Virginius Flaccus, autre maître de Perse, si ce n'est qu'il mourut sous Trajan, et qu'il écrivit un traité de l'art oratoire.

C'était le temps des traités, des prosodies, des grammaires. Jamais il n'y eut moins d'invention et plus d'hommes qui enseignaient l'art d'inventer. Je signale les deux maîtres de Perse comme les causes principales du mauvais goût de ce poëte. Les rhéteurs et les grammairiens gâtaient par métier la langue, et faisaient profession de corrompre le goût. Leur langage, plein de façons de dire empruntées aux étrangers, barbare pour être neuf, couvrait des idées maigres, subtiles, lustrées, demenus détails, des descriptions minutieuses, qui faisaient hausser les épaules aux gens de bon goût. Ces gens-là étalent d'ailleurs fort rares.

Ajoutez à la corruption officielle introduite par les grammairiens et les rhéteurs, la manie de versifier qui s'était emparée de tous les esprits. Petits et grands, jeunes et vieux, gens de cour et gens du peuple, tout le monde faisait des vers. On en faisait

après souper, on en faisait au bain, on en faisait au lit. Les riches traînaient partout derrière eux un cortège d'auditeurs, qu'ils fatiguaient de leurs productions finies ou commencées. L'office de client consistait, non plus en salutations stériles, mais en applaudissements; on gagnait sa sportule à écouter et à battre des mains car ceux qui avaient la fureur de composer, avaient aussi celle de lire. On humectait son gosier de quelque sirop, on mettait sa plus belle toge, puis on lisait d'une voix tremblante, les yeux humides, et l'auditoire s'agitait sur les banquettes en signe deplaisir. Il suffisait, pour êtrepoëte, d'avoir quelques sièges à offrir; il était passé dans les mœurs que quiconque faisait des vers en savait faire. La poésie en était tombée à n'être plus que l'application des règles de la prosodie. L'art était mis fort au-dessus du génie. Un faiseur d'iambes, d'asclépiades ou de trochaïques, aurait eu le pas sur un poëte. On trouvait le vers de Perse plus sévère que celui d'Horace plus sévère, dans ce caslà, veut dire tout simplement meilleur. Cela ne ressemble-t-il pas un peu à nos discussions sur la rime riche? Rimer richement passait, il y a quelques années, pour être très-bon poëte. On accuse les grands siècles de se copier; les petits siècles se copient bien davantage.

A l'âge de seize ans, Perse fit la connaissance du célèbre Annaeus Cornutus; il ne s'en sépara qu'à la mort. Cornutus lui apprit la philosophie stoïcienne il manqua de sens en le laissant faire des satires; Perse était beaucoup plus propre à faire des traités. Cornutus avait acquis une grande gloire à enseigner

aux jeunes Romains la sagesse; il consacrait tout son temps et toutes ses facultés à cette profession si belle et si stérile. Cornutus réussit-il à faire un sage? J'en doute. On n'apprend pas à être sage comme on apprend à faire des vers. Le temps est le seul maître, il donne la sagesse à mesure qu'il ôte les années. Un stoïcien ne peut que disserter s'il ne sait pas faire grisonner avant l'âge la barbe et les cheveux, autant vaut qu'il se taise. Je juge que l'enseignement de Cornutus se réduisait à développer des aphorismes stoïciens il n'a pas su donner une idée pratique à son élève. Voici, d'ailleurs, une anecdote qui honore ce philosophe, sage pour son compte du moins, et qui avait la. meilleure sagesse d'alors, le courage.

Néron s'était mis dans la tête de composer une histoire de Rome en vers, depuis la louve de Romulus jusqu'à lui. Avant.d'achever le premier livre, il consulta ses amis sur le nombre probable des livres qu'exigerait un si vaste sujet. Cornutus fut appelé. Sa réputation de sagesse donnait un trèshaut prix à ses conseils. « Il faudra quatre cents « livres, disaient les flatteurs de Néron; ce n'est pas « trop pour l'abondance de César. Quatre cents « livres s'écria Cornutus; personne ne les lira. « Mais votre Chrysippe, dit un des flatteurs, ce « Chrysippe que vous louez si fort, en a écrit deux « fois plus. C'est vrai, répliqua Cornutus; mais « les livres de Chrysippe sont utiles à l'humanité. M Cette parole franche fut punie de l'exil. Le poëte aux quatre cents livres relégua le philosophe dans une île.

Cornutus fit connaître à Perse le jeune Lucain, qui était un de ses auditeurs, et qui avait huit ans de moins que Perse. Lucain admirait si fort les poésies de son ami, qu'en les entendant réciter, il ne pouvait se retenir d'une certaine exclamation que le biographe de Perse avait pris soin de mentionner, mais que le temps a effacée du manuscrit. Ceux qui ont assisté de nos jours à une lecture peuvent bien la suppléer. Quelle a pu être, après tout,, l'exclamation de Lucain? C'e~M~t'me? C'est ~t'M? C'est ~tC(MMpa?'a~e? J'ai entendu mieux que tout cela C'est ~o</n'</ue Je pourrais vous adresser à une personne qui possède un des plus riches formulaires~d'cxclamations admiratives à l'usage des lectures en petit comité. C'est une face que la nature a faite tout exprès, avec des joues bouffies et des mains concaves. Il n'y a, d'ailleurs, personne qui dépense avec plus de désintéressement une plus pauvre intelligence à faire valoir l'esprit d'autrui, et qui ait été le parrain et le précurseur de plus de gloires défuntes.

Perse connut Sénèque assez tard; il appréciait peu son genre d'esprit. Il fut très-aimé de Pcetus Thraséas, celui en qui Néron voulut anéantir la vertu elle-même, dit Tacite. Il était même parent de sa femme Arria. Perse avait des mœurs très-douces, une pudeur virginale, une belle figure, une tendresse exemplaire pour sa mère, sa sœur et sa tante. Il vécut dans la modération et la chasteté. Il avait le travail lent et produisait peu. Il mourut à l'âge de vingt-huit ans, d'une maladie d'estomac, la huitième année du règne de Néron. Il laissa sa biblio-

thèque et une assez grosse somme d'argent à son ami Cornutus. Cornutus retint les livres, mais il abandonna l'argent à la soeur de Perse. Ce fut par ses soins que les satires du jeune poëte furent publiées s'il faut en croire le biographe de Perse, dès qu'elles parurent, le public se les arracha. C'était une fureur. J'imagine que c'est sous l'impression de ce succès, dont il avait pu être témoin, que Quintilien a dit de Perse « Un seul livre a valu à Perse '< beaucoup de gloire, et de vraie gloire'.M Jugement laconique, comme tous ceux du prudent Quintilien sur tous les écrivains de son temps. Jugement très-contradictoire, selon moi, avec les doctrines littéraires de ce professeur, et avec la guerre, d'ailleurs fort inoffensive, qu'il faisait au mauvais goût. D'après les habitudes de réserve de Quintilien, on pourrait croire que Perse a du cette mention moins à la conviction de son critique, qu'à ses relations de parenté qui étaient brillantes, et au crédit des stoïciens qui le comptaient comme un des leurs. Si j'explique ainsi tous les jugements favorables à Perse par des raisons qui en atténuent l'importance, ou qui en font suspecter la sincérité, c'est qu'il m'est impossible de comprendre qu'il ait eu des admirateurs vraiment désintéressés je ne passe qu'aux commentateurs leur enthousiasme pour Perse. Il est tout simple qu'on admire un livre en proportion de ce qu'on dépense de temps et d'esprit à le rendre intelligible.

Il y a un de ces commentateurs qui déclare naït. Qm~T!L.,X, ): J/MttMm e< eerœ ~tonfB, quamvis uno libro, Persius meruit.'

vement qu'il estime moins le poëte de Volaterre pour ce qu'il a fait que pour ce qu'il aurait pu faire s'il avait plus vécu. A la bonne heure. Le temps et le travail auraient pu mûrir son talent; l'expérience surtout, qui est une sorte d'imagination, aurait pu donner du corps à son langage vide et creux. Toutefois, Perse ne se serait jamais élevé bien haut il manquait de~la qualité qui fait les grands poëtes; il n'avait pas d'imagination. Je sais bien que pour la plupart des emplois de l'esprit, un homme n'est pas fini à vingt-huit ans. Dix ans de plus peuvent faire d'un écrivain médiocre un écrivain agréable. Mais les esprits de choix sont à vingt-huit ans ce qu'ils seront à cinquante d'où je conclus que si un poëte atteint vingt-huit ans sans êtrjB un esprit de choix, il n'y a pas sujet de plaindre la postérité de sa mort prématurée. Perse était né sans génie il n'y a pas de recette qui en donne à ceux qui n'en ont point. Sa mort a pu être très-regrettable pour sa famille, et, en particulier, pour Cornutus; mais je doute fort que les lettres eussent gagné à ce qu'il atteignît l'âge de Juvénal.

III. Du danger d'écrire de trop bonne heure.

Perse a composé des satires sans avoir d'imagination ni même un fonds suffisant d'idées acquises: il était doué d'un certain talent de style; il savait combiner des mots avec assez d'harmonie; mais les choses lui manquaient. Il n'y a que deux manières d'avoir des idées il faut ou les tenir de la nature,

ou les tenir de l'expérience. Perse était dénué des unes et des autres; la nature ne l'avait pas fait poëte, et la mort ne lui laissa pas le temps d'acquérir l'expérience. Il ressemble à tous les hommes de quelque talent qui commencent à écrire. Ils ont un sentiment confus des beautés du style, ils en connaissent assez bien le mécanisme; mais, comme ils manquent d'idées,-ils s'échauffent sur les mots, et ils sont barbares en proportion de ce qu'ils ont de talent.

C'est aux époques où l'on écrit beaucoup qu'il y a des gens de talent qui écrivent fort mal. L'histoire de Perse, c'est l'histoire d'un jeune homme que je connais, que nous connaissons tous, qui porte un nom générique, celui d'homme de talent. Il sort des écoles, ayant fait de bonnes études. Mais les études roulent plus sur les mots que sur les choses; on y fait plus de grammaire que de philosophie un professeur met beaucoup plus de soin à faire valoir l'harmonie imitative dans les œuvres des poëtes, qu'à en expliquer le sens pratique, la vie qui les fait durer, les beautés profondes de composition. Notre écolier de talent entre dans un état de société, oùl'autorité et l'indépendance appartiennent aux écrivains. Il est déjà engagé au métier d'écrire par sa petite réputation de coHége; il est lauréat comme l'étaient Stace père et fils; il ne veut pas plus être avoué ou notaire que Martial ne voulait être avocat ni architecte. Il va dans un salon et il s'entend dire « Pourquoi n'écrivez-vous pas? x Un éditeur qui l'a flairé, lui dit par insinuation « Le bruit court que vous faites un roman; je vous

l'achète. » Il fait la connaissance d'un journaliste qui lui apprend à faire de la politique, et lui enseigne qu'on a toujours raison en critiquant le gouvernement et le prince, même sans les connaître. S'il a quelques images dans la tête, du mouvement d'esprit « Faites de cela quatre volumes, » lui conseille-t-on. S'il fait des vers passables '< Venez chez moi, lui dit mon claqueur de tout à l'heure, j'adore votre poésie j'ai des amis qui vous applaudiront j'ai du sirop et, au besoin, des œufs crus, pour vous éclaircir la voix. J'ai des dames qui ne craignent pas de venir bâiller toutes parées à mes lectures, pour gagner la réputation de s'y connaître; j'ai un piano dans l'entre-acte, et une belle cheminée de marbre blanc, où vous pourrez faire le pendule. »

Viennent à la fois deux enchanteurs qui l'entraînent l'argent, s'il est prosateur; les lectures à la cheminée, s'il est poëte outre que, s'il a pris soin d'envoyer son recueil à un critique, avec un compliment, celui-ci va l'analyser avec une profondeur admirable, lui faire une poétique tout exprès pour le comparer à l'ange qui a entendu les célestes concerts, au cygne qui n'a pas encore trempé son aile blanche dans notre bourbier, au berger antique qui sent le laitage, le bouc et le fromage blanc. On lui trouvera de la ressemblance avec quelque poëte célèbre des temps modernes; il sera anglais, allemand, mais point français, sans qu'il y ait là malice de critique. Que, pour comble, Lucain se mette à l'admirer, lui qui admire si volontiers tous ceux qui ne le valent pas; qu'il re-

trouve pour lui la précieuse exclamation que nous avons perdue voilà notre jeune homme lancé dans l'art d'écrire, sans provisions, sans étoffe, avec un bon instrument dans des mains malhabiles, avec des images et point de fond, avec un sentiment de la prosodie, de la phrase, et point d'idées priez Dieu qu'il n'avorte pas

Un esprit commun qui se mêle d'écrire est fort à l'aise. D'une part, il s'inquiète assez peu d'avoir un style à lui, et il imite; d'autre part, il produit très-facilement; ce qui est le propre des esprits communs. Mais le talent même de notre jeune homme le met dans une condition toute différente. Il a peur d'imiter, et, pour ne pas imiter, il innove. Pour ne pas dire ~uotfyMe~ il dit malgré ~Me. Forcé d'emprunter de quoi écrire, il défigure ce qu'il imite, et gâte la langue pour dire précieusement ce qu'un autre a déjà dit. Comme il a le sentiment de ce qui est beau, et qu'il sait ce que les gens de goût attendent d'un écrivain, cette connaissance le rend très-difficile pour lui-même; il se consume pour donner un tour nouveau à des idées vulgaires, ou pour rajeunir des sujets usés. Aûn de dissimuler aux connaisseurs et de se cacher à luimême ses larcins, il essaie de se les approprier par des expressions bizarres qui font trouver sa stérilité prétentieuse. Il s'interdit toutes ces commodités qui aident la composition, et que se permettent, tout les premiers, les hommes de génie. Il met une conscience admirable à s'accabler de gênes et d'entraves prosateur, il s'impose une phrase dégagée, leste, qui ait pourtant du nombre et de. la variété;

poëte, il n'admet que les mots qui riment richement. Il s'épuise, il se déforme le nez, tourmente ses cheveux, fait crier sa barbe contre ses joues amaigries. Du temps d'Horace on battait la muraille nous avons fait un progrès.

Quand on n'est pas un homme de génie, il est de bonne hygiène d'écrire le plus tard possible. Il faut ouvrir son intelligence à toutes les idées, percevoir des faits et des connaissances par tous ses sens; il faut apprendre le mécanisme des langues afin d'en pouvoir étudier utilement les chefsd'œuvre, il faut résister à la tentation de noircir du papier, tentation qui se présente sous les plus riantes apparences, qui s'habille tour à tour en muse antique, en fée du moyen âge, selon les temps, qui nous trompe sur la réalité des choses, et nous lance étourdiment dans les vastes espérances. Quel si grand besoin avait-on de moi pour que je me crusse obligé de prendre sitôt la plume, et de mettre le public dans la confidence de mes idées inachevées et de mes connaissances informes? Le temps que notre jeune homme perd à combiner des mots, ne l'emploierait-il pas bien mieux à se meubler l'esprit? L'inconvénient d'écrire de trop bonne heure, c'est qu'en même temps qu'on écrit péniblement et avec lenteur, on n'ajoute rien à son fonds. Quand on s'est épuisé plusieurs heures à faire du style, la lecture même ne peut plus être un repos; il faut se promener ou dormir. Le corps s'use à ce métier, et l'on risque de faire dire de soi, non pas à ses commentateurs, mais à ses voisins, ce qu'on a dit de Perse, mort à vingt-huit ans « Il

aurait pu avoir beaucoup de talent x Touchante consolation

Ce que je dis est fort sérieux. On cite des morts prématurées, par suite d'ambitions précoces et d'ardeurs littéraires ayant mis le transport dans de jeunes têtes. La médecine parle aussi de folies causées par la fatigue des organes de l'intelligence. Le travail est la débauche des jeunes gens rangés; les cheveux blanchissent et les dents tombent tout aussi promptement à écrire de trop bonne heure qu'à courir les mauvais lieux l'estomac se délabre à rester toujours plié en deux sur le papier, tout autant qu'à faire excès de viandes et de vin. Le médecin de notre jeune homme lui dit souvent II faut renoncer à la gloire, si vous tenez à vieillir. Cornutus est un bien grand fou de n'avoir pas donné le même conseil à Perse au lieu de payer de~sa vie un talent médiocre Perse aurait été longtemps utile et longtemps vertueux.

IV. Perse et ses maîtres.

L'histoire de notre jeune homme est celle de Perse. Il fait ses études sous deux rhéteurs. Ces rhéteurs ne lui apprennent rien, ni sur l'homme, ni sur la société. Ce sont de beaux parleurs qui enseignent l'art de développer des sujets des fous, comme dit Pétrone, qui sont en proie aux furies. Car à les voir se démener, gesticuler, crier qu'ils ont reçu des blessures pour la patrie, qu'ils ont été jetés dans les fers pour prix de leurs services, qu'ils

ont assisté à vingt batailles, qu'ils ont perdu un œil 1 sur mer, un bras sur terre; à entendre ces plaintes emphatiques sortir avec fracas de la bouche de gens bien portants, sains de corps, possédant tous leurs membres, qui ne croirait que d'invisibles Euménides agitent des serpents sur leurs têtes? Parmi les bruits qui rendent le séjour de Rome insupportable à tout homme qui a l'ouïe délicate, on peut compter les rhéteurs; ils couvrent de leurs criardes voix l'enclume des fourbisseurs et la lime des serruriers ils entretiennent une perpétuelle rumeur dans le quartier des écoles. Remmius Palémon, le grammairien, apprend à Perse les règles de la poésie. Poëte lui-même, il lui enseigne son métier, à peu près comme on enseigne aux soldats la charge en douze temps; il lui donne une recette pour versifier comme on en donne une pour apprêter un plat nouveau. Perse apprend l'art des vers de la même façon que M. Jourdain la grammaire. Pour faire un vers, lui dit Palémon, vous combinez telle partie de. spondées avec telle partie d'ïambes. « Pour prononcer la lettre U, dit le maître de philosophie de M. Jourdain, vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue d'où vient que si vous la voulez faire à quelqu'un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U. » De chez Palémon, Perse va chez Virginius Flaccus le rhéteur. Là il apprend à amplifier une idée, à faire des figures de mots et des figures de pensée; à fabriquer des dilemmes, des sorites; à se servir de l'interrogation, même quand il n'a pas envie d'interroger à semer une harangue de mouvements

de rhétorique, à disposer d'avance au commencement, au milieu, à la fin, telles et telles figures, comme des jalons ou comme des pierres d'attente, sauf à y faire venir, de gré ou non, les idées. L'un lui apprend les mots du discours, l'autre lui en apprend les formes. Palémon en fait un poëte par la prosodie; Flaccus en fait un orateur par la rhétorique. Perse a déjà atteint seize ans, et son intelligence est restée vide. Vide d'idées, j'entends; de mots, non, elle en est gorgée.

Cependant, il y avait dans cette austérité prématurée, dans cette réserve d'un jeune homme de famille qui a de grands biens et qui ne les mange pas, mais qui garde sa robe pure au milieu de la fange contemporaine, il y avait dans ce coup d'œil triste et quelquefois assez fin que Perse jette sur l'humanité, sinon une promesse de gloire, du moins l'augure d'une belle et bonne renommée. Si Perse fûtresté dans sa patrie, solitaire, et qu'il eût nourri par de profondes études cette noble irritabilité qui grimace dans ses satires; ou si, plus occupé des faits que des doctrines, il eût puisé dans l'observation de quoi alimenter et régler tout à la fois cette humeur maladive et impatiente qui ressemble, dans ses satires, a une longue figure de rhétorique, il serait resté de cette vie de vingt-huit ans un livre de bonne poésie ou de bonne prose que les critiques n'auraient pas eu besoin de recommander de l'extrême jeunesse de l'auteur. Perse ne prit aucun des vices de ses contemporains mais il prit le pire de leurs défauts, celui de faire des vers sans idées, ni poétiques ni d'aucune autre espèce, et de sacrifier

à cette folle manie, qu'il a raillée lui-même avec plus'd'affectation que d'esprit.

Si, du moins, les deux premiers maîtres de Perse avaient été des hommes de goût, enseignant de mauvaises choses en bon langage, ce qui n'est pas impossible, Perse n'aurait pas été doublement gâté, et comme penseur et comme écrivain. Mais Remmius et Flaccus n'étaient que des déclamateurs, parlant une langue tourmentée, emphatique, sonore, en proportion de ce qu'elle était vide. Leur éloquence, semée de jeux de mots, d'antithèses, de consonnances harmonieuses, ne visait qu'aux petits effets, aux accouplements bizarres de mots d'origine latine avec des mots d'origine grecque, ou avec des patois provinciaux.

Quant à Cornutus, était-il bien propre à former l'esprit de son élève, lui qui n'admirait rien que les ouvrages de Chrysippe? Ce Chrysippe était un rêve-creux qui écrivit, selon la nomenclature de Diogène Laërce, trois cent onze traités sur des matières de dialectique; trois cent onze pertes, à trèspeu de chose près, pour la postérité, qui n'en a plus que les titres. Chrysippe soutenait, entre autres doctrines folles, « qu'il est très-convenable qu'un père épouse sa fille, et qu'il vaut mieux manger les morts que les enterrer. » Je puis juger Cornutus par son estime pour Chrysippe, et il le faut bien, puisque l'anecdote que j'ai citée est le seul monument biographique que l'on ait de lui; il n'est pas déraisonnable de dire que Chrysippe et Cornutus étaient deux fous, qui ne pouvaient point à eux deux faire un homme de bon sens. J'avoue que je n'ai

pas lu un traité de la nature des dieux, qu'on dit être l'ouvrage de Cornutus; parce que ce traité est parvenu jusqu'à nous sous le nom de PAMrMM<u~ et parce qu'un ouvrage de théogonie stoïcienne ne serait guère propre à changer l'opinion que j'ai du bon sens de Cornutus.

Supposez que le sectateur de Chrysippe n'eût pas adopté de son maître son goût pour les incestes de père à fille, et pour les repas avec les cadavres de ses grands parents, il y avait dans la partie la plus soutenable des doctrines de Chrysippe de quoi tourner la tête au pauvre Perse. Cornutus ne lui enseignait peut-être pas les extravagances de Chrysippe; mais quelle différence faites-vous entre des extravagances pures et les maximes suivantes qui sont le fond du stoïcisme? Cicéron nous les a conservées. « Le sage ne pardonne aucune faute; pour lui la compassion est sottise et faiblesse. Un homme ne doit point se laisser fléchir par la prière. -Un sage, par cela seul qu'il est sage, est beau, même quand il est bossu, et riche, même s'il meurt de faim, et.roi, même s'il est votre esclave ou le mien. -Tout ce qui n'est pas sage, est fou, fugitif, exilé, ennemi. -Toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime. Il y a autant de scélératesse à tuer un poulet, quand on n'en a pas besoin pour son dîner, qu'à tuer son père. Le sage ne doute de rien, ne se repent de rien, ne se trompe sur rien, ne change- jamais d'avis, ne se rétracte

jamais'.)):

t. Cicéron Pro Murena, chapitre LXt (collection Lemaire)

Qu'on s'imagine l'effet que devaient produire toutes ces billevesées sur une âme débile, attachée à un corps languissant, et qu'un honnête dégoût pour les vices qu'elle soupçonnait plutôt qu'elle ne les connaissait rendait si avide d'études solitaires et contemplatives! Qu'on s'imagine Perse, avec ses mœurs pures, sa santé chancelante, ce noble goût pour la vie intérieure, n'ayant d'autre pâture pour ses longues journées, et peut-être pour ses nuits sans sommeil, que les lectures de Cornutus, de Chrysippe ou de Zénon, traitant des paradoxes du genre de ceux qu'on vient de lire Folle sagesse qui exclut la seule que Dieu nous ait donnée, l'expérience Fausse vertu qui ne permet pas à l'homme de tomber en faute, et qui commence par s'interdire le repentir, apparemment parce qu'on ne se repent que quand on est faillible Orgueil bavard et subtil, qui imagine pour toutes les erreurs une logique qui leur donne un air de vérité

Voilà ce que Cornutus apprenait à ce jeune homme simple et bon, qui avait besoin de consolations, d'espérances, qui demandait qu'on le rapprochât de ses semblables, et point qu'on les lui présentât comme des ennemis et des fous! H n'y a rien de pis que les professeurs de sagesse ils font des sages avec des enfants qui n'ont rien vu ni rien appris, comme on fait des artistes avec des marmots qu'on met au clavier dès qu'ils reviennent de nourrice. Ils ruinent des intelligences précoces qui ne demandaient qu'à vivre et point à penser; ils creusent les joues, ternissent les yeux et font tomber les cheveux blonds de ces rares enfants, qui n'étaient point

encore assez forts pour supporter les soucis de la réputation, qui ne voulaient ni de votre gloire ni de vos applaudissements, mais du sommeil, de la vie végétative, le temps de s'épanouir à loisir,. comme les fleurs, et de fortifier la maison avant d'y loger l'hôte robuste et remuant qu'on appelle le génie.

V. Les faux stoïciens et les vrais stoïciens.

Quand je parle du stoïcisme et des stoïciens, je fais une grande différence entre le stoïcisme professé et le stoïcisme pratiqué, entre les stoïciens de fait et les stoïciens de nom. Les premiers, fous à quelques égards, ont été quelquefois des hommes sublimes, quand ils ont ouvert leurs veines ou arraché leurs entrailles pour rester fidèles à leurs doctrines ou à la patrie, quand ils ont estimé que toute transaction avec les ennemis de la liberté de leur pays, leur assurât-elle la retraite et l'oubli, pesait dans la conscience du même poids que le crime de trahison; quand ils ne se sont pas plus pardonné le mauvais succès que la lâcheté, le malheur des armes que le manque de courage quand ils ont disposé de leur vie souverainement, comme d'un bien que l'honnête homme ne peut garder qu'à de certaines conditions, et qu'il doit savoir quitter dès qu'elle n'est plus bonne qu'à lui; quand ils ont fait des libations de leur sang à Jupiter Libérateur, et qu'ils sont morts, l'âme purifiée et tranquille, sur un livre de Platon, dans un temps où l'on mourait sur des

roses et dans les bras des courtisanes. Certes, ceux-là sont hors de toute critique comme de tout éloge; ils ont conservé, dans des temps abominables, l'empreinte de la noble face humaine ils ont empêché que la vertu ne pérît par la prescription; ils ont lié les époques de grandeur aux époques de régénération, et ont couvert de leur manteau ensanglanté l'intervalle de décadence et de corruption qui les sépare.

Mais que dire des professeurs de stoïcisme? que dire de ces hommes qui enseignent la vertu comme on enseigne la grammaire, qui expliquentaux jeunes gens Chrysippe, Zénon, et ne leur expliquent pas l'homme? Ils sont propres à gâter de bons esprits, voilà tout. Les sages que fait l'école ressemblent aux amateurs d'art que font les vocabulaires. Les uns et les autres sentent d'autant moins les choses qu'ils~ en savent mieux les noms l'érudition étouffe l'instinct, la terminologie tue le sentiment.

J'ai connu un homme qui n'admirait un objet d'art que quand il le pouvait nommer par son nom technique; une colonne d'ordre ionique n'était pas belle pour lui parce qu'elle était d'une forme gracieuse et pure, mais parce qu'elle était d'ordre ionique. Ce même homme ne pouvait pas se décider à reconnaître comme ouvrage littéraire, un livre qui ne pouvait pas se classer commodément dans la catégorie des genres, ni être enregistré régulièrement sous le titre ode, satire, épopée/ il ne voulait pas donner droit de cité dans le pays des lettres à un homme qui n'avait que du génie, mais qui n'était pas à la lettre satirique, épique ou pastoral.

il ne pardonnait pas à M. de Lamartine d'avoir imaginé le titre de Mc~ft~oMS, ni àBérangerde faire des odes finissant par des refrains, et des chansons sur le ton lyrique.

Ainsi devaient être mes sages du temps de Claude et de Néron, quand ils entraient dans la vie pratique avec tous les mots du vocabulaire de Cornutus. Ils reconnaissaient la sagesse dans un homme, à peu près comme on reconnaît la fièvre dans un malade, au moyen d'un procédé tout physique. S'ils vous voyaient douter, compatir aux maux d'autrui, montrer un peu moins de scrupule pour faire tuer un poulet de trop que pour commettre un homicide changer de sentiment parce que vous en aviez trouvé un meilleur; vous fâcher contre votre esclave, à l'exemple du grand Caton qui s'était foulé le poignet en corrigeant le sien ils vous déclaraient fou, fugitif, ennemi, et pis encore. Un homme vient-il vous demander pardon d'une faute dont il se reconnaît coupable? ne vous laissez pas toucher par son aveu c'est folie. -Mais la faute est légère. –Toutes les fautes sontégales.–Vousêtes en colère, Cornutus; vous battez votre esclave, parce qu'il a laissé tomber par terre le rouleau d'ivoire qui contient votre dernier traité surlapatience.–Moi je ne suis point en colère un sage ne se met jamais en colère. -A la bonne heure mais pour l'esclave qui pâtit des coups que vous lui donnez, quelle différence y a-t-il, je vous prie, entre les recevoir d'un sage ou les recevoir d'un fou?-Vous avez dit une chose inexacte, Cornutus; ne pourriez-vous pas vous rétracter? Chrysippe n'est pas là pour vous entendre.-Ce

qui est dit, est bien dit. -A la bonne heure mais vous ne m'en voudrez pas, Cornutus, d'ajouter cette sottise de plus au compte des aberrations du stoïcisme.

Je n'exagère pas. Les élèves de Cornutus, les fanatiques du maître, ceux qui se plaçaient au pied de sa chaire, sous le flux de sa parole, et qui recueillaient ses oracles, la bouche béante, ou ceux qu'il prenait en répétition chez lui, comme Perse, ne retenaient que les exagérations de la doctrine, et renchérissaient, comme il arrive toujours, sur les folies de leur maître. Perse lui-même, quoique doué d'un certain bon sens, manque rarement de soutenir de préférence les thèses les plus absurdes du stoïcisme. «Vous remuez le doigt, nous dit-il', c'est une faute. Et pourtant, ajoute-t-il, quoi de plus indifférent ? Et quid tam ps~MtK est? )) Oh oui, c'est très-peu de chose en effet; et si Chrysippe ne vous avait pas tourné l'esprit, bon jeune homme, vousnous diriez que la morale n'a que faire d'un mouvement insignifiant du doigt. Selon Perse, si l'on remue le doigt sans l'intervention de la raison, on a beau être sage dans tout le reste de ses actions, on est fou. C'est l'axiome de l'école toutes les fautes sont égales.

Que j'aime bien mieux le précepte d'Horace, qui n'était ni tout à fait à Épicure, ni tout à fait à Chrysippe « La raison, nous dit-il, ne voudra ja«' mais que le crime soit égal de briser sur leurs « tiges les choux naissants du voisin, que de porter,

<. Perse,satirev,Yerstt!)(coUectionLemaire).

« la nuit, une main sacrilége sur les choses consa« crées aux dieux. Établissons une règle qui pro« portionne la peine aux délits, et n'allons pas dé-

« chirer à coups de fouet celui qui est à peine digne « des étrivières. »

Non vincet ratio hoc, tanteumdem ut peccct idemque Qui teneros caules alieni fregerit horti,

Et qui nocturnus sacra divum legerit. Adsit

Regu)a, peccatis quaepœnas irroget aequas;

Nec scutica dignum horribili sectere flagello.

(SahrM, !n, vers ~ë.)

La différence entre la philosophie d'Horace et celle

de Perse, c'est la différence entre la théorie et la pratique. Voici un autre exemple. Perse disserte sur la manière dont on doit user de sa fortune. « J'use« rai de mon bien, dit-il, mais je ne pousserai pas « la prodigalité jusqu'à servir du turbot à mes af« franchis, ni la délicatesse jusqu'à me piquer de '< connaître au goût ce que la grive a mangé. »

Utar ego, utar

Nec rhombos ideo libertis ponere lautus,

Nec tenuem solers turdorum nosse salivam. (Sat. v), 22.)

Voilà qui est fort sage, quoique ce soit écrit en très-mauvais latin; mais Perse est homme d'école il faut qu'il exagère, qu'il renchérisse, ou plutôt qu'il corrige une bonne et utile pensée par un paradoxe doctoral. Il continue donc « Fais moudre tout « le blé de l'année, et mange-le. Que crains-tu? Eh! « prends la herse voilà déjà une autre moisson qui '< sort de terre. »

Messe tenus propria vive; et granaria, fas est,

Emote.QuidmetuasPOcca: et segesa)tera in herba est. (/&/(!.)

Bien. Mais si cette moisson meurt en herbe, comme il arrive; si les pluies dont parle Virgile la couchent sur les sillons, ou si l'ouragan l'arrache et la disperse dans les airs, comment vivrez-vous? Ce précepte n'est pas d'un sage, mais d'un enfant. Horace est bien plus prudent. « J'userai de mon « bien, dit-il aussi, et je prendrai dans mon petit '< tas autant qu'il me faudra. »

Utar, et ex modico, quantum res poscet, acervo

Tollam.

Voilà le vrai sage. Il sait d'abord quelle est la valeur de son tas, combien il y a de blé dans son grenier, et d'argent dans son coffre; ensuite il y prend ce qui lui est nécessaire, rien de plus, rien de moins il pense aux incertitudes de la moisson prochaine, au caprice des saisons qui peuvent détruire les espérances de son fermier. ()M<m<Mm res juosce~' que de choses dans ce petit mot de trois lettres res! Res, c'est le temps, le besoin, le goût, la fantaisie; c'est cette expérience mobile et variable que nous tirons, non des livres, mais des événements, des hommes, de nous-mêmes; res, c'est encore la convenance, le quid ~ecea~ quid non J" Horace prévoit les dépenses extraordinaires, l'arrivée d'un hôte, une fantaisie coûteuse de Lesbie, une visite de Mécènes; tout ce qui peut se qualifier l'imprévu; tout ce qui obère tôt ou tard les économistes de la. force de Perse.

VI. De la querelle entre les stoïciens et les officiers de l'armée.

Au reste, ce n'est pas notre jeune poëte, ce sont plutôt ses maîtres qu'il faut accuser de toutes ces exagérations. Perse n'est que l'humble disciple d'une secte philosophique; je rends mieux ma pensée en disant qu'il en est la dupe. H tient pour article de foi tout ce qu'on lui enseigne. Le M~'e dit, voilà sa règle. Sa secte est le stoïcisme, doctrine qui faisait quelques héros, charlatanisme qui faisait beaucoup de dupes. Le stoïcisme, à Rome, c'est l'opposition. Aussi les gens de bon ton, c'est-à-dire les mondains, la cour, presque tous les officiers de l'armée, comme il arrive dans tout gouvernement militaire, plaisantent-ils le stoïcisme, ce qui fâche beaucoup cet excellent Perse. Les centurions, grands persifleurs, même du temps d'Horace, excitent la bile de notre satirique. Ces hommes d'épée, presque tous de famille noble, aimant les gros plaisirs, affichaient un mépris bruyant pour la vertu professée et enseignée, et comment leur en vouloir? Quoi de plus risible qu'un cours de vertu qui se fait comme un cours de géographie, par un docteur que patente l'État! Aussi bien les charlatans du stoïcisme, plus nombreux que ses héros, faisaient tort à la doctrine par le contraste de leurs principes et de leur conduite; et il s'en trouvait qui, tout en prêchant le mérite de la pauvreté, se laissaient donner par

l'empereur une part sanglante dans les dépouilles de ses victimes'.

Perse reproche aux centurions tantôt de sentir la boue, tantôt d'avoir des varices cela n'est pas d'un philosophe. Sentir la boue n'est pas chose si damnable sous le harnois militaire, et quand on gagne des varices à combattre les Cauques et les Frisons dans les marais de la Germanie, ce n'est pas aux gens de cabinet à en faire la critique. Les centurions trouvaient fort ridicules les Arcésilas et les Chrysippe du temps, qui cheminaient dans les rues de Rome, la tête penchée sur la poitrine, les yeux baissés vers la terre, murmurant entre leurs dents des axiomes de philosophie, et n'ayant pas même sur leurs critiques l'avantage de la propreté; car les uns laissaient pousser leur barbe jusqu'à mi-ventre, et, qui pis est, ne la peignaient pas; les autres portaient des manteaux troués, quoiqu'ils pussent les porter raccommodés; toutes habitudes qui valent bien sentir la boue, et qui y mènent tôt ou tard. Les mêmes centurions n'estimaient pas que ce fut la peine d'être pâle et maussade, et de dîner mal ou pas du tout, pour arriver à savoir que rien ne vient de rien, et que le néant ne peut pas rentrer dans le néant qu'il faut douter de tout; que la vie humaine ressemble à un Y, le jambage d'en bas représentant l'enfance, qui n'a ni vices, ni vertus; les deux jambages d'en haut représentant, le gauche, les vices, le droit, les ver1. Tacite en fait le reproche à Sénèque et à Burrhus, sans les nommer, dans cc passage ou il parle de personnages professant l'austérité, qui reçoivent de~ terres et des maisons après l'empoisonnement de Britannicus. (~nn.~ X~H, xvni.)

tus. Ces grossiers centurions avaient-ils si grand tort? et la jeunesse qui applaudissait à leurs lazzis était-elle beaucoup plus déraisonnable que celle qui s'en fâchait, à l'exemple du bon Perse? Les officiers de l'armée, en attaquant les philosophes, n'étaient pas si maladroits ils sentaient que leurs véritables ennemis étaient dans le camp du stoïcisme. C'est là que s'étaient réfugiés, sous le costume inoffensif de la liberté morale, les regrets et les souvenirs de la vieille liberté politique. Ces hommes à longue barbe composaient une espèce de moinerie séculière, hostile au gouvernement impérial, qui nourrissait, à l'ombre des priviléges de la science, un profond et incurable mécontentement contre le régime des prétoriens et des licteurs. Quand Domitien chassa les philosophes de Rome, ce ne fut point pour épargner aux gens de bon ton la vue de leur accoutrement ridicule, ni pour se donner le sauvage et imbécile plaisir de persécuter les lettres etlessciences dans la personne de quelques dialecticiens spéculatifs. Le motif de cette brutalité était tout politique Domitien avait peur, et non sans sujet, d'une secte discutante et militante, d'où sortaient en définitive le peu de grands esprits qui honoraient encore cette période, et surtout le peu de gens courageux qui sussent mourir autrement que sur les champs de bataille ou par la main du bourreau. On ne conspirait que là; on ne s'ouvrait les veines que là. Le stoïcisme était une association dont le secret n'était pas connu de tous ses initiés; les chefs, pour la plupart esprits supérieurs, hommes de courage, avaient ce secret et le gardaient

aussi longtemps que César ne les craignait pas, et ne le leur envoyait pas demander par ses licteurs avec la vie; le reste des sectateurs s'en tenait à la lettre, et croyait ne faire que de la science en agitant les matières délicates de la volonté et de la liberté.

C'était de ceux-là principalement qu'on se moquait à l'armée et à la cour; mais, en réalité, ces moqueries n'étaient le plus souvent que des demandes de proscriptions contre le petit nombre d'esprits fiers qui pratiquaient le stoïcisme, et qui faisaient une opposition sourde et insultante au despotisme militaire. Si Perse eût vécu plus longtemps, on l'aurait sans doute compté parmi ces derniers, car, à défaut d'un sens profond, il avait le coeur honnête et ardent; mais, mort si jeune, il n'a pu compter que parmi les premiers; il n'a pas été maître en stoïcisme, il n'a été qu'écolier.

VU. La morale de Perse.

Toute la morale de Perse, presque toujours théorique, est de peu ou point d'application; c'est la morale en aphorismes, la morale tirée d'une vue absolue de l'humanité, c'est-à-dire prise en l'air; la morale écrite dans un code aveugle et implacable, qui ne tient compte ni des faiblesses de l'homme, ni de ses forces relatives, ni de ses penchants. Elle est enseignée et faite par des esprits isolés, abstraits, qui n'échangeaient avec le monde réel que des rapports dédaigneux et rares, qui se

piquaient de s'en distinguer par l'accoutrement, et qui craignaient d'aller puiser leurs préceptes à l'expérience, comme à une piscine empoisonnée. Perse s'attache à cette morale, et au lieu de la tempérer par des observations recueillies autour de lui, il l'exagère de toute l'austérité de sa vie solitaire, de toutes les tristesses de son tempérament maladif. Il marche dans les rues de Rome, comme ces philosophes dont se moquaient les joyeux centurions, l'œil uxé à terre et la tête penchée, afin de ne rien apercevoir de ce qui se passe à ses cotés, et de ne pas souiller ses regards du spectacle des réalités de la vie. Les vices contre lesquels il déclame, il ne les a pas vus même du coin de l'œi); ce sont des types vagues du vice en général, du mauvais principe oriental, quelque peu humanisé par la philosophie grecque, plutôt que des corruptions particulières. Les travers nationaux dont il veut nous faire rire sont à peine plus sensibles que ces vices; ses mauvais poëtes, par exemple, ont la plus grande partie de leurs traits dans l'ombre; le reste nage dans un jour flottant et indécis; ils ne sont d'aucun pays, quelque effort que fasse le poëte pour les rendre Romains, en les affublant de quelques lambeaux du costume local; et surtout ils ne font pas rire. Fort souvent Perse fait dialoguer ses personnages; mais son dialogue est si obscur, si mal coupé, le discours est si peu personnel à celui qui le tient, qu'on peut mettre la demande sur le compte de celui qui fait la réponse, ou bien encore prendre pour un a p~t'~e du poëte ce qu'il a mis expressément dans la bouche des interlocuteurs. Ce sont des

figures poétiques plutôt que des dialogues; la même chose peut être une métaphore et un interlocuteur, un trope et un homme. Les commentateurs, même les plus subtils et les plus enthousiastes, nous laissent libres du choix. On peut, dans Perse, sans être trop ignorant, prendre le Pirée pour un nom d'homme.

Perse ramène tout au stoïcisme pur. Il ne quitte pas l'étroit sentier de la doctrine; il suit le jambage droit de l'Y, et ne hasarde pas un écart vers le jambage gauche. Son esprit ne s'égare pas plus que ses mœurs; bel éloge de l'homme, mais pas du poëte. Il traite les principales thèses des écoles stoïciennes –'tantôt celle qui prouve à l'homme qui fait tout ce qu'il veut, qu'il n'est pas libre pourquoi cela? parce qu'il a des passions; tantôt celle qui condamne le luxe, la civilisation, les arts, comme des corruptions et non comme des développements de l'espèce humaine. Il reproche à cette pauvre espèce de raire dissoudre la casse dans le SMc de l'olive, c'està-dire d'employer les parfums; de <et'Md?'e les laines de Calabre avec la liqueur alté-rée du ?HM7'ea?~ c'està-dire de porter des vêtements de pourpre; d'6M'cher la perle de sa coquille, et de reM~tr en M?!e masse en/i'aMMnee des veines de métal qui do)'MtCM< CM sein de la terre, c'est-à-dire d'avoir des bijoux et des monnaies, si ce n'est même du fer, car on peut étendre à tous les métaux le sens du mot veines. C'est toujours ou la leçon de Cornutus développée et amplifiée, ou l'aphorisme de Chrysippe exagéré. Des lectures très-laborieuses et répétées ne m'ont montré ou'un passage où Perse paraît penser

pour son compte. Partout ailleurs, c'est l'école qui parle par la bouche d'un de ses adeptes. Voici ce passage.

Dans la satire sixième, qui s'attaque aux avares, Perse tire à l'écart son futur héritier, et le menace assez plaisamment de donner au peuple cent paires de gladiateurs, et de faire distribuer de l'huile et des gâteaux à toutes les tribus de Rome. L'héritier se plaint de cette prodigalité. « Votre terre est déjà bien diminuée de valeur, lui dit-il; elle ne pourra suffire à de telles dépenses. Je vous entends, réplique Perse; eh bien je. vais prendre pour héritier le premier venu, Manius; celui-là ne'fera pas fi de ma terre. Quoi dit l'héritier, un homme de rien Un homme de rien Eh remontez au quatrième degré, j'ai peut-être un Manius pour grandoncle. Il est vrai que vous êtes mon plus proche héritier mais pourquoi me demandez-vous que je vous cède mon flambeau' ? Je suis donc pour vous un Mercure, et vous me prenez apparemment pour ce dieu qu'on nous représente une bourse à la main! Voyons, voulez-vous de ce que je vous laisse? Mais il manque quelque chose à votre fortune paternelle. Ce qui manque, je l'ai dépensé pour moi le reste, quel qu'il soit, est à vous. Mais n'allez pas me demander ce que j'ai fait des legs que j'ai reçus autrefois. Enfin que laissez-vous? t. Qui prior es, eur me in decursu lampada poscis?

Allusicn à des courses qui se célébraient à Athènes, et dans lesquelles le vain({ueur passait un flambeau ou une torche à celui qui venait ensuite, celui-ci au troisième, etc., jusqu'à ce que le nombre des concurrents fût épuise. D'après un passage de Cicéron, ad ~renn. ;v, il parait que le coureur fatigué passait la torche à celui dont les forces étaient entières. Cette explication rend la métaphore de Perse plus naturelle. C'est une image assez vraie de la vie humaine.

demande l'héritier. « Ce que je laisse s'écrie « Perse. Esclave, allons, sers-moi maintenant de « meilleurs ragoûts, fais-moi mieux dîner. Vrai« ment, ne faudra-t-il pas que je me contente, les '< jours de fête, de faire cuire de mauvais légumes, « ou quelque morceau d'une tête de porc enfumée et « suspendue par l'oreille au foyer, afin que votre « petit-fils se rassasie quelque jour de foies d'oie, « et que, dégoûté de maîtresses vulgaires, il palpite « insolemment dans les bras d'une patricienne? cc Quoi je n'aurai plus que la peau et les os, afin « que son ventre tremble d'embonpoint comme ce« lui d'un victimaire?. M

Re)iq')um!Nunc,nuncimpensiusunge,

Unge, puer, caules. Mihi, festa luce, coquatur

Urtica, et fissa fumosum sinciput aure,

Ut tuus iste nepos, olim satur anseris extis,

Cum morosa vago singultiet inguine vena,

Patriciae immeiat vutvae? Mihi trama figurae

Sit reliqua, ast Hti tremat omento popa venter.

(Satire vt, vers 70.)

Cette sortie est plutôt d'un bon vivant que d'un stoïcien. Perse a jeté son manteau et sa barbe postiche, et il s'évertue comme un écolier qui sort de classe. Cependant tout ce dialogue, que j'ai analysé et réduit aux principales idées, est, en beaucoup d'endroits, pénible et entortillé. La bonne veine du poëte ne peut se faire librement jour à travers les habitudes pédantesques de l'école; on y sent la gêne et la contrainte; on dirait que le pauvre initié a fait un mauvais coup, en s'ébattant jusqu'à s'imaginer qu'il est devenu dépensier et homme de plaisir. U semble qu'il craigne d'être aperçu par l'austère

Chrysippe au moment où il brûle en cachette un grain d'encens idolâtre sur les autels d'Épicure. Du reste, ce passage est plutôt une débauche d'esprit qu'un aveu indiscret de ce que pouvait faire Perse échappé. Sa mauvaise santé, ses goûts studieux et solitaires ne lui permettaient pas de dissiper des héritages. On ne croit pas plus à ses retours de joyeux dissipateur qu'à cette pétulance et à ce penchant pour le gros rire dont il se vante ailleurs'.

VIII. Pourquoi Perse est obscur.

Perse a été dans la plus mauvaise condition où se puisse trouver un écrivain de quelque talent. Son éducation l'ayant mis à la suite et au service d'une secte, il a été forcément l'écho des idées d'autrui. Du reste, dépourvu à peu près d'imagination, observateur plus que distrait, il n'a rien ajouté à ce fonds d'emprunt, il n'a rien écrit qui lui appartînt en propre, et il s'est bien plus attaqué à ce qu'il savait des vices par les livres et les maîtres, qu'à ce qu'il en avait vu par ses yeux. Dans cette condition, comment avoir un bon style, un style naturel et vrai ? Ce qui fait qu'une page est belle, qu'elle touche, qu'elle persuade, c'est qu'elle est l'expression de la personne, et que l'écrivain est le père de son écrit. Mais on n'est pas l'auteur seulement de ce que l'on invente; on peut l'être, et avec le même mérite d'originalité, de ce qu'on a su s'approprier en l'imitant. Prendre les idées d'autrui, < Sed sum petulanti splene cachinno. (Satire t, vers n.)

pour son sujet, quand on y est invinciblement conduit par la logique, n'est pas d'un esprit qui s'assujettit aux autres, mais qui s'en sert. C'est là fort souvent le genre d'originalité de Boileau. En combien d'endroits ne s'est-il pas contenté de tirer de leur sommeil des vérités d'expérience et de raison qui dormaient dans des idiomes morts, et de leur donner toute la vivacité et tout l'éclat d'une seconde invention? Boileau est un ancien qui se reconnaît dans les écrits de quelques anciens, et qui y prend non par stérilité, mais sans scrupule, parce qu'il en a besoin, ce qui va à son propos. Il s'avoue modestement imitateur; mais il sait qu'un larcin confessé n'est pas un larcin, et qu'il fait bon s'avouer imitateur pour échapper à l'accusation de plagiaire. Au fond il se rend bien justice, et il a la conscience que les imitateurs de sa façon ne sont que des doubles que la nature se plaît à faire d'un même type de génie.

Perse, au contraire, est le rédacteur en vers d'un programme philosophique qui a été arrêté et promulgué sans lui. Il ne domine point sa secte; il la suit terre à terre, il rampe sur ses traces. Ce n'est point son penchant, c'est le hasard de son éducation qui l'a mené, les yeux fermés, au stoïcisme. Arrivé là, au lieu de s'inquiéter sur sa liberté engagée presqu'à son insu parles leçons de ses maîtres, au lieu de revenir librement sur les conséquences de cette espèce d'embauchage philosophique, il s'est croisé les bras et a clos son intelligence, afin de se préserver de la tentation de s'émanciper. Il a pris un à un les principaux axiomes de sa secte, et les a

mis en vers, à peu près comme ce fanatique de nos cinq Codes qui s'était mis à rimer quatre ou cinq mille articles de législation. Perse devait donc être et a été mauvais écrivain, en reproduisant servilement des idées qui n'étaient point à lui. Prouver qu'un homme ne peut écrire bien sans avoir quelque imagination, c'est une dissertation fort oiseuse et que j'épargne à mes lecteurs. Toutefois, je dois dire, à l'égard de Perse, que n'ayant ni l'expérience qui est la source la plus féconde des idées, ni l'imagination qui est une sorte d'expérience instinctive, toutes les fois qu'il s'est quelque peu écarté de son thème doctrinal, la langue simple et vraie lui a complétement manqué. Ceci revient à mon dire du commencement, à savoir que le mauvais style vient toujours du manque d'idées, et que tout ce qui n'est pas nettement pensé est mal écrit. Je suis sûr que Perse dépensait un temps effroyable à écrire ses satires; il n'y a pas dix vers où l'on ne sente l'angoisse d'un écrivain qui se frappe le cerveau pour en faire sortir des idées qui y manquent, et qui s'adresse sans cesse à une muse qui ne l'entend pas. Il s'épuise à combiner des mots, à fausser la belle langue de son pays, et à se donner, par ses créations artificielles, le change sur sa propre impuissance. Ses développements ont je ne sais quoi de verbeux et d'étriqué en même temps; ils sont longs, souvent diffus, et cependant pressés et étranglés par des formes de style d'une concision inintelligible. Son discours a je ne sais quoi d'haletant et d'essoufflé; il a la diffusion du jeune homme, avec une précision virile qui est dans les mots et point

dans les choses; son allure est brève, sautillante, avec un faux air de gravité, comme celle d'un enfantqui joue le personnage grave. Le pauvre génie'de Perse fait peine; c'est le labeur ingrat et :sans fruit; c'est une pénible tendance à être. Heu-reusement qu'il a eu des amis pour admirer de son vivant ces enfants nés avant terme; heureusement que Cornutus et peut-être Lucain se sont portés garants, auprès du jeune poëte moribond, d'une .gloire dont la poursuite laborieuse avait peut-être abrégé sa v ie

IX. De quelle façon Perse dit les mêmes choses qu'Horace. Il paraît que Perse avait fait une étude particulière d'Horace. C'est du moins une conjecture que je trouve dans presque tous les commentateurs, et qui est fondée sur un assez bon nombre d'imitations de ce poëte, et sur trois vers délicats où Perse apprécie avec plus de grâce que de profondeur-le talent de son modèle.

Voici ces trois vers

« Horace, censeur piquant, effleure les vices de « ses amis,.tout en les faisant rire il se glisse dou« cement et se, joue autour du cœur. Horace excelle « à rire finement au nez du peuple romain. » Omne vafer vitium ridenti Flaccus amico

Tangit, et admissus circum praecordia ludit,

Callidus excusso popuium suspendere naso. (Sat. i, v.'«6t) Suunt cM~Me~' à chacun le sien c'est avec l'aide d'Horace qu'il fait le portrait d'Horace. La piquante

et intraduisible expression M<MO suspendere est d'Horace Seulement Horace ajoute à M<Mo l'épithète <M~Mnco, nez crochu, nez en bec de corbin, le nez des gens qui narguent et persiflent. Perse, pour la commodité de son vers, et par son penchant à gâter tout ce qu'il touche, y substitue excusso, qui peut s'interpréter de plusieurs façons, et par conséquent ne vaut rien. Cela veut-il dire bien mouché, bien nettoyé? ou remué, comme on le dit de la tête? ou pris avec la main et secoué, en signe de dérision, comme cela se voit chez le peuple?

Voici d'autres manières dont Perse défigure les pensées d'Horace, par ses efforts pour se l'approprier.

Où Horace a dit

Clamant periisse pu~orem

Cuncti pene patres. (~'p~res~ )iv. Il, 80.)

f< Presque tous les vieillards vont s'écrier qu'on '< a perdu toute pudeur. »

Perse met à la place

Exclamet MeHcerta perisse

Fronlem de rebus. (Satire v, v. 403.)

« Mélicerte va s'écrier qu'on a perdu le front ait « Mt/et des choses. »

Le front est placé ici pour la pudeur dont il est le siège. Était-ce la peine pour si peu de gâter une ex" pression simple et populaire? Les commentateurs trouvent la métaphore de Perse plus hardie. Soit. Tout est pour le mieux dans le meilleur des livres possibles.

i. Horace, Satires, livre satire Yt, vers 5.

Autre exemple Horace, donnant au poëte tragique un excellent conseil, dit

Si vis me flere, dolendum est

Primum ipsi tibi. (j4r<.poet., v. <02.) .)

« Si tu veux que je pleure, il faut commencer par '< pleurer toi-même. »

Imitation de Perse

Plorabit, qui me volet incurvasse querela.

(Satire vers 91.)

« II faut que celui-là pleure, qui veut me courber sous le poids de la tristesse. » Quel effort pour ne dire rien de plus qu'Horace Quelle image pénible pour exprimer l'effet si naturel et si simple que nous font les larmes vraies

Vers d'Horace

0 si ttrnam or~entt fors ~M(B m:ht MMMS<M(, ut illi, y/tesaMro t'nue?t<o~ qui mercenarius agrum

Htum ipsum mercatus aravit, dives amico

7fercM!e! (Sabres, liv. I!, YT, 10.)

« Oh! si </Me~Me AeMreMa? /KMa~ me moM~t'~t une

« MrMe~e!'ne<:r6M'~t, comme à ce mercenaire qui, « ayant trouvé un trésor, et devenu tout à coup riche « par la protection d'Hercule, acheta le champ qu'il « avait labouré pour le compte d'autrui! M

Imitation de Perse

OM

.Su6 rastro crepet a~e?!~ m!~t seria, dextro

Hercule! (Satire n,v.10.)

« Oh! si, par la faveur d'Hercule, il venait à ré-

« so?tMe)' sous ma c/t<M'rMe une cruche pleine ~?'« ~e~ » Pourquoi cette métaphore prétentieuse et cette affectation de pittoresque? Celui qui rêve de

trouver un trésor ne s'inquiète guère de préciser par quelle sorte de fouille il le pourrait trouver, si c'est en labourant son champ ou en ratissant son jardin, car rccs~'Mm veut dire indifféremment charrue ou râteau. Le moH~'et d'Horace est plein de naturel et de force il semble voir mon heureux mortel ouvrir de grands yeux, en pensant qu'Hercule pourrait bien lui montrer un trésor!

Vers d'Horace

Totus teres atque rotundus,

Externi ne quid valeat per ~<Bt)e morari.

( Satires, liv. !vn, 87.)

« Qu'il soit tout entier si rond et si uni, que rien « du dehors n'ait prise sur cette surface polie. » Imitation de Perse

Ut per /œt)e severos

.E'tft!do<~Mnc<ttTMM!~u6s. (Satire i, v. 65.)

« Vos vers sont si coulants, si harmonieux, si

« polis, que les soudures )'e;'eMen< le doigt ~ep~« ~'c. » Si ce français est si mauvais, c'est la faute du latin. J'explique d'ailleurs, je ne traduis pas. La métaphore d'Horace est très-simple elle est tirée, comme on voit, des ouvrages de marbre ou de bois, dont toutes les parties sont si parfaitement jointes, et si polies, que l'ongle ne peut y découvrir ni aspérité ni fente. Perse la gâte par ses efforts pour la rajeunir. Effundat ungues, c'est-à-dire ne laisse pas s'introduire les ongles, mais les repousse, les rejette, quelle expression lourde et excessive? Que dirait-on de plus pour un abîme qui revomit sa proie? pour un volcan qui rejette la lave de ses entrailles, etc., etc., etc.?. Combien de coups

Perse n'a-t-il pas donnés à son pupitre pour innover si laborieusement et si inutilement?

Vers d'Horace

Adjecere bonœ pau)op)us artis Athenae,

Scilicet ut possem cttruo dignoscere fec<ttm.

(Bp:<)-es~ liv. tl, u, 4.)

K Les bonnes leçons d'Athènes me donnèrent un

« peu,plus de sagacité~ et m'apprirent à distinguer '( ce qui est droit de ce qui est courbe. »

Imitation de Perse.

Scis etenim justum gemina suspendere lance

Ancipiti iibree; rectum discernis, ubi.inter

C~ruastM. (Satire iv, v. ')3.)

« Car vous savez peser la justice dans le double

« plateau d'une balance incertaine; votre ceil dis« cerne le point OM ce qui est droit t'~c~ne vers ce qui <( est courbe. » Il y a une nuance, pourrait-on dire, entre la pensée d'Horace et celle 'de Perse. Mais cette nuance n'est pas perceptible à la pensée, ni pondérable à aucune balance, pour me servir de la métaphore de Perse. Entre ce qui est courbe et ce qui est droit, il n'y a pas d'intermédiaire c'est tout un ou tout autre; dès-lors, quel est le point imaginaire où ce qui est droit se confond avec ce qui est courbe? Perse fait assurément un très-grand compliment à son interlocuteur, en lui attribuant assez de pénétration pour saisir de telles nuances. Horace est simple et net; le droit et le courbe, le vrai et le faux, sont les deux points polaires. L'une des deux extrémités ne peut pas incliner, couler, su&e, vers l'autre. Perse subtilise et gâte la pensée pour l'exprimer autrement.

Dernier exemple. Vers d'Horace il s'agit des poëtes boursouflés

At tu conclusas hircinis follibus auras

Usque laborantes, dum ferrum emolliat ignis,

Ut mavis imitare. (Satires, liv. 1, !v, <9.)

« Imitez donc, puisque vous l'aimez mieux, ces « vents renfermés dans des outres de peau de bouc

cc qui soufflent incessamment, jusqu'à ce que le feu «ait ramolli le fer. »

Imitation de Perse.

Tu neque anhelanti, coquitur dum massa camino,

FoHept'emM ventos. (Satire v, vers ')0.)

« Quant à vous, on ne vous voit pas compnnter <( roM' dans le MM~et haletant tandis que la masse de

« métal cuit et se liquéfie dans le four. » Quelle différence entre deux métaphores dont l'une compare le poëte boursoufflé aux vents qui s'échappent du soufflet, et l'autre au forgeron qui met ce soufuet en mouvement! Ressembler au vent, combien n'est-ce pas plus ridicule que de ressembler à celui qui le fait sortir du soufflet

Ces différents exemples, qu'il m'eût été facile de multiplier, peuvent donner une idée du travail que coûtait à Perse la composition de ses satires. Quelles peines n'a-t-il pas dû prendre pour dissimuler, par des altérations de toute sorte, les larcins que son impuissance l'obligeait à faire à ses devanciers! Au reste, il lui est échappé un aveu précieux à ce sujet. Savez-vous comment il blâme de mauvais vers'? « Ah! s'écrie-t-il, l'auteur de telles productions n'a « pas donné du poing sur son pupitre, et son ou« vrage ne sent pas les ongles rongés. J)

Nec pluteum caedit, nec demorsos sapit ungues. t

(Satire t, v. 406.)

Et lui, qui sans doute n'épargnait pas les coups à son innocent pupitre, et qui devait souvent se manger les ongles à vif, à quoi lui a servi d'avoir la patience du travail et toutes ces facultés secondaires qui aident le génie, mais ne le donnent pas? A faire faire à Casaubon d'énormes commentaires, dont Scaliger le fils a dit très-spirituellement qu'au Perse de C<M<M<&OM ~f(Mce ~M< mieux que le ~oM~o~y à être loué par Pithou et critiqué par Bayle; admiré par Turnèbe et méprisé par Godeau; préféré par Martial à un certain Marsus, auteur d'une détestable épopée, préférence qui pourrait bien être un fort mauvais compliment; à fâcher très-sérieusement le professeur Selis contre les Pères Vavasseur et Petau; à être jeté au feu par saint Jérôme, anecdote contestée, mais très-vraisemblable; et finalement à me faire écrire une trop longue dissertation qui n'empêchera pas les admirateurs de Perse de continuer à l'admirer, ni ceux qui le dénigrent de continuer à le dénigrer, les uns et les autres sans le lire

X. Pourquoi l'on s'est tant occupé de Perse.

Ce qui fait que tant de personnes instruites ou passant pour l'être se sont occupées de Perse, c'est d'abord la petite phrase de Quintilien MM~Mwe~erep .o)'?'o' Persius tneru~ « Perse a mérité beaucoup de

gloire, et de vraie gloire'. On a pris cette phrase pour un oracle, Quintilien ayant fort justement la réputation d'excellent juge des productions littéraires, de celles surtout qui comptaient plus de centans. Au lieu d'opposer Quintilien à lui-même, et son jugement sur un auteur contemporain à ses jugements sur les écrivains du siècle précédent, on a voulu faire mériter à Perse l'éloge du savant rhéteur, et concilier le talent de l'un avec la réputation de bon juge de l'autre. En second lieu, Perse présentait aux commentateurs tout l'attrait d'énigmes à déchiffrer; ceux qui ont cru les deviner ont trouvé Perse admirable c'est tout simple ils ne se sont pas donné tant de peines pour ne pas trouver le mot. Un archéologue qui fouille un terrain historique est fort près de croire que le moindre débris de pierre taillée est un bras de la Vénus ou de l'Apollon, et que la plus mauvaise cruche d'argile est un vase étrusque. Pour le savant qui explore les entrailles du globe terrestre, toute pétrification un peu compliquée est.l'os maxillaire d'une espèce d'animal antédiluvien. Autant en font les commentateurs. Casaubon croyait avoir trouvé la vraie satire latine dans l'indéchiffrable livre de Perse. On eût avancé les jours de Turnèbe et de Pithou, si on était parvenu à les convaincre que leur trésor n'était qu'un lingot de cuivre. Ceux au contraire qui n'ont pas eu la patience d'étudier Perse, et qui ne pouvaient pas, comme moi, aider leur paresse de cinq ou. six commentaires qui font voir souvent le vrai i QoimUien, 7)«<t'tu<tOM oraiofftt, livre X, ctt&pttre t.

sens en donnant le faux, ceux-là ont déclaré que Perse ne valait pas qu'on le lût, puisqu'il ne voulait pas qu'on le comprit. Les uns ni les autres ne sont les arbitres souverains des réputations littéraires, ni les dispensateurs de la gloire; ce rôle est celui du public placé entre les deux camps, qui pèse les défauts et les qualités, les critiques et les éloges, et qui apprécie les ouvrages de l'esprit, non pas d'après l'intérêt que peut y avoir son amour-propre, mais d'après l'utilité qu'il en retire. Or, je doute que, pour Perse, ce public existe. Horace, Juvénal, Boileau, n'ont manqué ni d'amis pour les surfaire, ni d'ennemis pour les rabaisser; mais ils ont eu un immense public intermédiaire qui les a classés et consacrés. Perse n'a eu que cette espèce d'amis et d'ennemis qui prépare'nt les pièces du procès, mais qui ne le jugent pas. Malheureusement les uns et les autres diminuent de jour en jour; et jusqu'ici, dans aucun pays, pas même dans cette Allemagne si patiente, et qui aime tant à exhumer les renommées enfouies dans la tombe, il ne me pat.raît pas qu'il y ait un public qui tienne beaucoup à juger le procès.

XI. Y a-t-il profit à lire Perse?

Si quelqu'un me demandait s'il y a profit, oui ou non, à lire et à étudier Perse, je lui répondrais: oui, si vous êtes curieux, en général, d'avoir une opinion sur tous les écrivains de quelque renom si, en ce qui regarde Perse, vous aimez un assez

remarquable travail de style, par-ci par-là quelques mouvements satiriques, une chaleur de sectaire plutôt que de poëte inspiré, de l'amertume et quelquefois de l'indignation vraie, mais qui porte sur des vices en l'air, ou sur des travers généraux, désignés et rangés par ordre alphabétique dans les catéchismes de la morale stoïcienne, plutôt qu'observés et touchés du doigt sur les classes ou sur les individus qui pouvaient en être infectés oui encore, si vous trouvez quelque plaisir à chercher, sous cette enveloppe rude et gauche du stoïcien à peine sorti de l'école, une âme ingénue, noble, généreuse, n'ayant que de bons instincts, conservant au milieu de la corruption de son pays la chasteté des mœurs et la chasteté de l'esprit, toutes les deux si diSIciles à garder, la seconde surtout, parce qu'on peut la perdre sans cesser d'être bon-' nête homme une âme qui a l'innocence, sinon l'expérience, laquelle s'acquiert presque toujours au prix de l'innocence oui, enfin, si vous voulez connaître et apprécier quels ravages peut faire une période de cent ans dans les esprits et dans la langue d'une grande nation.

Mais je répondrais non si vous aimez les écrits simples, naturels, faciles, soit de cette facilité que Boileau tâchait de donner à Racine, soit même de la facilité un peu relâchée de lord Byron et de Lamartine si vous estimez un écrit par le nombre des vérités utiles et agréables qu'il renferme si, dans un satirique, vous cherchez les détails de moeurs, les allusions, les noms propres, tout ce qui fait la vie de ce genre d'écrit, tout ce qui lui donne un

caractère national; non, si vous êtes du tempérament de saint Jérôme, lequel jetait au feu les livres dont la lecture lui coûtait trop de peine, ou si vous n'avez pas cette patience allemande qui s'effraie de ce qu'elle comprend trop vite, qui suspecte tout écrivain dont le livre ne laisse rien à deviner, et dont le sac n'a pas de double fond qui se reproche presque de ne pas payer son plaisir d'un peu de fatigue, et qui pousse le scrupule jusqu'à obscurcir un livre plutôt que de le trouver trop clair; non enfin, si vous n'êtes pas d'humeur à lire des préfaces, des biographies, des mémoires, et des commentaires sur ces préfaces, ces biographies et ces mémoires, et des notes sur ces commentaires, pour vous faire une idée, peut-être très-fausse, et assurément très-controversable, d'un ouvrage dont personne ne vous parlera jamais, et d'un poëte dont vous ne trouverez jamais à qui parler.

LES LECTURES PUBLïQUES.

STACE

ou

I. Stace le père et Stace le fils.

II. Le caractère et le talent de Stace.

III. Les lectures publiques.

IV. La fête des Saturnales.

V. L'histoire de l'affranchi Glabrion.

VI. La pléiade romaine.

VII. Les préliminaires de la lecture. La lecture. VIII. Décadence des )ecture3 publiques.

STAGE,

ou

LES LECTURES PUBLIQUES.

Publius Papirttus Statius, qui met Rome en rumeur quand il doit faire quelque lecture, qui ajoute tous les ans un chant à la T/te&<m/e, et à qui de riches Romains louent une salle, des banquettes, des rafraîchissements, un orchestre, pour réciter ce nouveau-né de l'année; c'est l'improvisateur italien, c'est le Sgricci de la Rome impériale. Lui aussi aurait le droit de dire Tout ce que j'essaie d'écrire est vers. Stace n'écrit qu'en vers à sa femme; Stace ne parle qu'en vers à sa fille. Les Allemands pensent que certaines idées nous viennent avant les signes; dans le cerveau de Stace le rhythme, le nombre, la cadence, viennent avant les idées le vers est inné en lui, comme toute autre faculté, comme le grand nerf sympathique, comme la poche de l'estomac. Voyez-vous Stace errant sous les galeries du palais d'Abascantius, l'œil à demi fermé, la marche irrégulière, le poing contracté, les lèvres marmottantes, une grande mèche de cheveux, qu'il ramène d'ordinaire sur le haut de sa tête, flottant au gré du vent qui souffle sous ces portiques, une sorte de front haut et intelli-

gent, mais qui paraît creux, un manteau grec bien porté, car Stace met de la coquetterie à bien copier la Grèce eh bien pour peu que vous soyez lié avec lui, allez le toucher du doigt, il en sortiraun hexamètre ou un pentamètre, comme il sort un son de la cloche qu'on a frappée.

I. Stace le père et Stace le fils.

L'improvisation se transmet de père en fils. Stace le père était aussi grand improvisateur. Il est mort chargé de couronnes remportées aux jeux pythiens, néméens et isthmiens, qui se célèbrent à Naples, la ville des Grecs, toute remplie des usages de la Grèce, toute retentissante de sa belle langue. De treize à dix-neuf ans, Stace le père a été couronné chaque année; on a vu longtemps dans sa petite maison de Naples, au fond d'une vieille armoire de famille, des petits dieux lares en bois sculpté, une Vénus de marbre, et, au fond d'une boîte en cèdre,, sa première barbe, chose que les Romains gardent avec un soin superstitieux, et que Néron faisait conserver dans uneboîte d'or enrichie de diamants; en outre une demi-douzaine de couronnes fanées c'est à peu près tout le patrimoine que Stace le père a laissé à son fils. Ces couronnes étaient tantôt de laurier, tantôt de pin on récompensait à moins dans la vieille Rome celui qui avait pris une ville ou gagné une bataille.

Stace le père était à Rome dans le temps qu'on s'égorgeait dans les rues et sur les places publiques,

-ceux-ci pour Vitellius, ceux-là pour Vespasien. Le Capitole fut dévoré par un incendie. Stace le père vit là un beau sujet de vers; il trouva que c'était jouer de bonheur que d'arriver à Rome, avec une tête six fois couronnée, au milieu d'une boucherie civile et d'un incendie; il avait raison. Il fit un .poëme sur cet incendie, en faveur de son prince, dit un commentateur, lequel prince était Domitien. Ce poëme fut achevé comme les cendres du Capitole fumaient encore, ce qui fit dire au même commentateur que la rapidité de son génie égalait la rapidité des Gammes Voyez donc comme la maxime du docteur Pangloss est vraie. Voilà Stace le. père enchanté que le Capitole brûlé lui ait donné un sujet de poëme voilà son commentateur enchanté de la métaphore que lui a fournie cet incendie. Je suis sûr que Stace le père se rappelait avec orgueil la tuerie des Vitelliens et l'immense ruine du Capitole, parce que ce double événement lui avait inspiré des vers imitatifs. Tant il est vrai qu'il n'y a de grands malheurs dans ce monde que pour la postérité qui les voit de loin ceux qui sont tout auprès, poëtes et autres, les rapetissent à la taille de leur muse ou de leurs intérêts.

Pour en finir avec le père de Stace, avant que son poëme l'eût fait connaître des grands, il donnait aux jeunes Romains des leçons de littérature grecque; il leur apprenait la religion, chose qui s'apprenait alors comme la déclamation, et pour une fin tout aussi profane; il tenait un petit séminaire de prêtres saliens, d'augures, de prêtres sibyllins aux uns, il enseignait à manier en cadence

les boucliers échancrés; aux autres, à lire dans les cieux, et, j'imagine, à tirer du vol des oiseaux tous les présages dont César pouvait avoir besoin; à ceux-ci, à expliquer les livres sibyllins. Il paraît même qu'il corrigeait ses écoliers avec le fouet et la férule, et que certains luperques ou prêtres de Pan lui en gardaient rancune. Au reste, comme la fonction de ces luperques, aux fêtes de leur dieu, consistait à courir la ville, en donnant de la férule sur les doigts des passants, c'était sans doute pour leur montrer à s'en servir avec le public que Stace le père s'en servait avec eux

Son poëme sur le Capitole le mit en vogue. Ce poëme a péri. Il avait eu pourtant la vertu de consoler Jupiter de la perte de son temple c'est du moins ce que Stace le fils en a dit 2. Jupiter signinet-il ici Domitien? On pourrait le croire, car Domitien est traité en cent endroits de dieu, de maître du monde, d'arbitre de l'univers; et il était, à coup sûr, quelque chose de plus à Rome que Jupiter. Les riches Romains tirèrent Stace le père de l'ombre de ses écoles et de ses cours publics au lieu d'avoir à fouetter des apprentis luperques, métier ingrat et maigrement payé, il vécut des dîners des grands et des pensions de l'empereur. Sitôt que Stace le fils eut atteint la prétexte, Stace le père le montra aux riches patrons qui l'hébergeaient; là il lui faisait lire des vers, dont il avait ôté paternellement les fautes de quantité; il réclamait l'indulgence de l'auditoire pour sa jeune muse; il l'écoutait, l'cei! hu-

t.UYreV,S't['fHt. 9.f&ftfem.

mide, respirant à peine, et murmurant sur ses lèvres les derniers mots de chaque vers; inquiet, lorsque les applaudissements se faisaient attendre; rougissant d'émotion et de joie lorsque son fils était applaudi

ï[. Le caractère et le talent de Stace.

Ainsi fut élevé Stace. Dès sa première jeunesse, son père le mena flatter les grands, flatter l'empereur il fut applaudi par eux, admis à leur table, comme un Grec ou comme un affranchi. Il se fit leur poëte, il mit à louage son ventre et son talent; il fit l'agréable autour de ces grands vices et de ces débauches monstrueuses qui souillaient Rome; il prodigua, devant des débauchés, l'esprit, les traits délicats, le faux goût, car c'est la seule littérature que puissent supporter de telles époques; il colporta, dans les maisons des grands, sa facilité et ses inspirations disponibles à celui qui avait perdu sa femme, il fit des vers pour cette femme; à celui qui avait perdu son chien ou son perroquet il fit des vers pour ce chien ou ce perroquet; à celui qui venait de faire bâtir un palais, il fit la description et l'état de lieux de ce palais à celui qui avait à son dîner un turbot pris à Ostie, il chanta l'excellence de ce turbot.

Stace est le consolateur de tous les chagrins; il a des pleurs pour ceux qui veulent pleurer, des rires

i.t.iYrfV.St't'on. it.).)Yren,S~<-)Y. î./t'ffiott~Sftoefn.

pour ceux qui veulent rire; il appartient à tout le monde. -Allez dire à Stace qu'il me faut vingt vers pour le jour de naissance de ma Lesbie. -Ma femme est morte, j'ai besoin que Rome croie que je la regrette; priez' Stace de m'arranger, avec la douleur d'Orphée pleurant Eurydice, une douleur convenable et qui me fasse honneur. J'ai fait construire de magnifiques bains, où je voudrais bien qu'il prît envie à César de venir laver son corps auguste, et de faire étriller ses membres divins, roidis par le rhumatisme. Dites à Stace que je compte sur lui pour me faire une description détaillée qui soit lue de César

Comment trouvez-vous mon platane, mon cher Stace? lui dit Atédius Mélior, son ami. N'est-ce pas chose merveilleuse qu'un arbre dont le tronc prend naissance sur le bord de mon lac, s'élève de terre jusqu'à trois coudées, puis redescende par une courbure gracieuse dans le lac, où il semble une seconde fois prendre racine pour s'élancer dans les airs? Beau sujet, mon 'poète; il faut m'écrire sur mes tablettes des vers en l'honneur de mon platane. Et Stace, le lendemain, invoque les naïades et les faunes, met en mouvement toutes les divinités champêtres Diane et ses Sèches rapides, Pan dont Stace le père fouettait les prêtres, et voici l'histoire qu'il fait

« Un essaim de nymphes légères fuyaitla poursuite du dieu Pan; mais le dieu n'en voulait qu'à l'une d'elles, la belle Pholoé. Pholoé franchit les plaines

t. Staoe, livre t, S';e< Y. (Collection Lemaire).

et les montagnes, et arrive dans la villa de Mélior; là, elle s'assied épuisée au bord du lac, et s'y endort. Pan découvre sa retraite, il va s'élancer sur elle, quand tout à coup Diane descend de l'Aventin, et lance à la naïade une flèche dont le bois seul frappe son épaule blanche; elle s'éveille, s'élance dans le lac, et s'y cache au fond des roseaux. Pan, qui craint l'eau, se garde bien d'y suivre la naïade mais, pour se consoler, il arrache un platane naissant, le porte au bord du lac, l'y plante dans une terre féconde, et lui recommande amoureusement d'ombrager l'asile où se cache la nymphe inhumaine. » Et tout cela aussi coquet, aussi froid, aussi prétentieux que des vers de Dorat'. Stace estflatteur; quelquefois il l'est gauchement, ce qui lui fait encore honneur; quelquefois il y met une délicatesse fâcheuse. Ne vous indignez pas contre lui, pourtant. Quintilien ne vante-t-il pas la sainteté de Domitien, son éloquence, son talent poétique, la protection divine qu'il accorde aux études? Martial ne se met-il pas à ses pieds, et ne baise-t-il pas la poussière que foule César? Juvénal n'a-t-il pas flatté? Tacite n'a-t-il pas flatté? Il a fait pis; il a accepté des places de César, et ne s'y est pas rendu suspect. N'accusez donc pas le pauvre poëte il sortait du peuple, et le peuple est l'ami de César. L'empire, c'est la fin du sénat, des nobles, des chevaliers, gens de naissance ou de fortune, qui écrasaient le peuple; c'est la confiscation de cent tyrannies particulières au profit d'une seule, qui

i. Stace, livre 11, S~oe <v. (CttUection Lemaire).

n'a point d'intérêt à opprimer le peuple, et qui l'a pour principal allié contre les complots des castes privilégiées écrasées par Tibère. L'empire, c'est la forme la plus populaire de la société romaine tout ce qui est peuple a salué sa venue avec des cris de joie; le peuple a fait à César les honneurs du cirque; le peuple est le second maître de Rome après César; le peuple et César se traitent d'égal à égal, se flattent réciproquement, chacun en sa langue. César peut faire descendre dans l'arène un fils de sénateur, un nom de la vieille Rome, mais il n'y peut pas faire descendre le peuple; c'est le peuple qui demande grâce pour ce gladiateur, qui est du sang de Paul Emile, et qui, pour flatter César, mêle ce sang de Paul Émile à celui d'un esclave germain. Le peuple ne va plus aux comices., où on lui achetait à bas prix son suffrage mais il a de grands festins, des jeux, des gladiateurs, toutes choses qu'il estime moins et qu'il aime mieux que la liberté la liberté, c'est ce que lui promettent les factions quand elles n'ont autre chose à lui donner. Le peuple n'a d'ailleurs pas peur; que la fortune change, que César lui vienne des bords de l'Euphrate ou des bords du Rhin, que le soleil impérial se lève dans les belles contrées de l'Orient ou dans les sauvages forêts de la Germanie, lui, peuple,"a tout à espérer et rien à craindre. C'est toujours l'aristocratie qui paiera les frais de ces changements ceux qui se seront engraissés des conuscations en engraisseront d'autres; ceux qui auront i. Ce fut la première année du règne de Tibère que les comices, dit Tacite, passèrent du champ de Mars au sénat. ~ttnte~ ), xv.

flatté trop tôt ou trop tard seront jetés dans le Tibre; le peuple ira au-devant de César, soit qu'il entre par la voie Appienne, soit qu'il entre par la voie Sacrée, et tout sera dit.

Les grands que Stace cultive sont des fils de fortune ce sont des noms d'hier, sortis du peuple, affranchis ou fils d'affranchis, dont les titres sont des emplois de cour, et dont la noblesse date du jour où César a eu besoin de leurs complaisances. Cela n'empêche pas que Stace ne leur fabrique des généalogies et qu'il ne fasse des demi-dieux de ces parvenus de la veille, qui accompagnent César à la guerre, qui lui tendent le genou quand il monte a cheval, qui bandent son arc, et lui présentent ces flèches dont les Germains, si j'en crois Martial, sojtt heureux d'être percés'. Cette aristocratie qui fourmille autour de César, qui est de planton à toutes les portes de son palais, et qui lui offre de magnifiques repas, qui le pourvoit de courtisanes et de matrones, cette aristocratie parvenue veut être aussi vieille que les vins de ses celliers ~et dater des consuls de la Rome républicaine, apparemment pour donner plus de prix à sa servilité. Ces orgueilleux enfants du savoir-faire, de l'adresse, d'un compagnonage de débauches avec l'empereur, cachent soigneusement leurs pères, qu'on pourrait connaître, et ne se vantent que de leurs aïeux qu'on ne connaît pas; et Stace parle complaisamment de ces aïeux; et il ne s'étonne pas de la valeur de Crispinus, des talents qu'il déploie à seize ans, ni

1. Martia), t'p'~rttmmtj, livre IX.

de l'épée que lui a donnée César, car Crispmus est de bonne famille'

Stace a fait comme le peuple; il s'est mis au service de César et de ses favoris, il s'est fait courtisan~Mais le peuple est un courtisan qui a cent mine voix, qui flatte d'une telle façon, qu'on ne sait pas bien s'il flatte ou s'il gronde, et qui sera maître de l'empire tant qu'on n'aura pas trouvé la grande faux qui peut faucher le peuple romain comme une seule tête. Le poëte, au contraire, doit flatter César toujours et à toute heure; il faut qu'il s'enivre de servitude, comme Martial, qu'il baise les pas de l'empereur, sauf à l'insulter mort; ou bien il faut qu'il s'ouvre les veines, comme Lucain.

Prenez garde, Stace; vous fêtez le jour de naissance de Lucain les traditions de Néron, reniées publiquement, sont encore en honneur au palais, surtout quand Domitien est de bonne humeur. Hier, il a tant caressé Clémens, il l'a tant promené dans sa litière, que C!émens en est mort ce matin par la main du bourreau. Rusticus a péri pour avoir loué Tbraséas; Coccéianus, pour avoir célébré le jour de naissance d'Othon; Lamia, pour d'anciennes railleries; Lucullus, pour avoir appelé de son nom des lances d'une nouvelle forme; Helvidius, pour une allusion au divorce de César; Sabinus, pour avoir été proclamé empereur au lieu de proco~MM~ par un héraut maladroit qui n'avait pas la mémoire des titres. Et puis cela ne vous sied guère de la

i. Stace, livre Y, S<h'e n, à Ct~)t'MM.

même voix qui chante les perroquets, les bains., les platanes, les cheveux des eunuques', de parler de ce rare jeune homme qui aimait assez courageusement son art pour oser ne pas s'y croire inférieur à Néron.

Aussi bien j'ai reconnu le poëte de cour dans l'hommage froid que vous adressez à cette muse si fière, qui n'a pas plus pardonné à Néron d'avoir osé lui disputer le prix dans la lutte quinquennale que Néron ne lui a pardonné d'avoir été vaincu. C'est Calliope qui accourt aux premiers vagissements de Lucain, qui le reçoit dans ses bras caressants, qui oublie la perte d'Orphée, qui présage longuement à son nouveau nourrisson ses hautes destinées poétiques, ses succès auprès des sénateurs et des chevaliers, son mariage avec une jeune fille belle et riche, telle que Vénus et Junon pourraient la lui choisir, et, occasionnellement et comme par distraction, sa rivalité avec César et sa mort. 0 béatitude du poëte, béatitude héréditaire dans la famille de Stace! Stace le père ne voit dans le bouleversement politique qui fait tomber Vitellius du trône dans des latrines, que le sujet d'un petit poëme sur l'incend'ie du Capitole; et voilà qu'à son tour, dans la singulière existence de ce Lucain, si fier et si humble, qui conspire contre Néron pour une rivalité de collège, et qui se fait délateur pour racheter sa tête, qui tient plus à ses vers qu'à sa vie, et à sa vie qu'à son honneur, Stace le fils ne'voit que l'occasion d'une froide allégorie, où la Calliope tant

i. Livre m,Sfh<!)Y.

rebattue des Grecs et des Latins, vient se consoler au berceau de Lucain de la perte d'Orphée, apparemment parce qu'elle n'en a pas été dédommagée par Homère et Virgile'

Cette froide mythologie étouffe toutes les inspirations de Stace. Certes il était né avec quelque génie il aimait les champs, les oliviers, les fontaines, l'azur du ciel et de la mer, premières et dernières amours des natures poétiques. Mais les usages de la Grèce, les dieux de la Grèce, le bavardage facile et sans profondeur de ses philosophes, les imitations de ses jeux nationaux, de ses rites, de ses cérémonies, les belles lignes de son architecture, ont saisi ce jeune homme dès sa naissance, et l'ont enivré de mots sonores, de formes gracieuses, d'une certaine harmonie tout extérieure, à laquelle son imagination s'est arrêtée. Cependant sa tête s'est mûrie, s'est cheveux ont grisonné, mais son talent n'a pas fait un pas. Il n'est pas entré dans le temple grec, il est resté sur le seuil; il n'a été poète que par les sens; il a répété des sons, comme l'écho, avec une monotone fidélité; il a réfléchi des images, comme le miroir, en les affaiblissant. La Grèce glorieuse, la Grèce d'Homère et de Sophocle, s'était vengée une première fois de ses défaites et des libertés dérisoires octroyées par Flamininus, en imposant à Rome victorieuse l'imitation de ses lettres et de ses arts. Depuis le siècle d'Auguste, la Grèce intrigante, faisant de tous les métiers, se glissant sous tous les costumes dans les .1. Livre)!, Silve )x.

maisons de ses vainqueurs, dans les palais des Césars; la Grèce assise à tous les foyers, convive de toutes les fêtes, complice de toutes les débauches, esclave qui enivre ses maîtres, et qui chante pendant leurs orgies; la Grèce s'attachant, comme l'ivraie, aux derniers restes de la race romaine, éteignant dans le plaisir les fils de famille, usant leurs sens, faussant leur esprit, la Grèce venait de laisser à Rome, pour dernières représailles de sa nationalité éteinte, le lieu commun. Le lieu commun infestait alors toutes les intelligences; il retentissait au barreau, dans le sénat, aux écoles des rhéteurs il était dans les mœurs, il menait aux emplois, aux riches mariages, aux faveurs impériales. Stace trouva le lieu commun à Naples, à Rome; il n'eut pas assez de génie pour le fuir, il s'y précipita. Une muse plus vigoureuse et plus solitaire n'y put pas échapper plus que lui; Juvénat enchaîna son beau génie au lieu commun. Suivez cette décadence de la littérature romaine depuis Auguste. Au premier âge, elle emprunte à la Grèce le fond des idées; au second âge, elle ne lui emprunte plus qu'une sorte de personnel mythologique sans couleur et sans vie. Virgile va chercher les hommes dans Homère; Stace va chercher les dieux dans Hésiode. L'imitation de Virgile est de l'amour; l'imitation de Stace est une mode. L'un reprend l'humanité au point où l'ont laissée les poëmes homériques, et ajoute au trésor de cette philosophie tout ce que son cœur a senti et tout ce que l'observation lui a révélé. L'autre renchérit sur le merveilleux de ces poëmes, et s'inquiète plus

d'être érudit que d'être philosophe. Stace mêle des dieux à tout; il n'y a pas d'action si insignifiante, pas de personnage si petit, qui ne puisse faire sortir un dieu de l'Olympe, et deux au besoin. Pour le platane d'Atédius Mélior, il a fait venir Pan, les Naïades, Diane, toutes les divinités des champs et des bois. Pour fêter Lucain, Calliope arrive tout éplorée. Voici maintenant Gallicus, préfet de Rome, grand ami de Domitien, qui est pris de léthargie. Vite, Stace fait descendre Apollon du sommet des Alpes, où il a un temple; il le transporte à Ëpidaure, chez Esculape, son fils. Apollon implore les secours du divin médecin pour ce Gallicus, qui n'est pas poëte et n'a rien à prétendre d'Apollon. Les deux dieux arrivent à Rome, la robe relevée à la manière de Pœon, et Gallicus sort de son sommeil, au risque d'y retomber, s'il lit les félicitations mythologiques de son ami Stace Pourtant, Stace est allé quelquefois au-delà du lieu commun. Il lui est arrivé de percer ce monde extérieur de formes, d'harmonie vague, de mythologie puérile, le seul et stérile champ d'exploitation de la décadence grecque, et d'entrevoir les beautés profondes d'Homère et de Sophocle. Dans cette épopée et cette moitié d'épopée~, qu'il nous a laissées, il y a des caractères tracés, sinon complétement, du moins par parties, avec force et'simplicité. Par malheur, Stace ne reste pas jusqu'au bout fidèle à la tradition homérique; et tel de ses héros qui ). Livre 1, Sfh'e tv.

S. J'ai donné dans le second volume, qui est plus spécialement consacré à la critique, un jugement général sur ces dcux~poemes, considérés comme deux monuments remarquables de la décadence latine.

commence en homme de la famille d'Achille, finit par des actes de furieux et d'insensé. Quelques descriptions de batailles sont remuantes, et. sans faux luxe de morts extraordinaires et de blessures ridicules et parmi ses comparaisons, quelques-unes sont marquées de cette justesse, de cette exactitude, de cet intérêt dramatique, qui donnent tant de charmes aux comparaisons d'Homère et de Dante, ces deux génies frères, dans l'art des comparaisons surtout. J'en prendrai au hasard deux ou trois exemples. L'impétueux Hippomédon veut faire passer l'Asope à ses soldats. Le fleuve, grossi par les pluies, s'est répandu dans la plaine. Les soldats_ hésitent Hippomédon pousse son cheval en avant, et s'élance le premier dans les flots. Entraînés par son exemple, ses compagnons le suivent.

« Tous se précipitent dans le fleuve, honteux de « ne s'y jeter qu'à la suite d'Hippomédon. Ainsi, « lorsqu'un pâtre conduit son troupeau sur les « rives d'un fleuve inconnu, le troupeau s'arrête K tristement, tant le rivage oppos é lui paraît loin, et « tant la crainte lui exagère la largeur du fleuve. Mais f( qu'un taureau s'avance le premier et lui trace un « passage, l'onde aussitôt lui semble moins rapide, le a trajet plus facile, et il voit les rives se rapprocher, x Précipitant cuncti fluvio, puduitquesecutos.

Ac velut ignotum si quando armenta per amnem

Pastor agit, stat triste pecus, procul altera tellus

Omnibus, et late medius timor ast ubi ductor

Taurus init, fecitque vadum, tunc mollior unda,

Tunc faciles saltus, visacque accedere ripse.

(r/t~&at~ livre VII, vers 435.)

Parmi les guerriers qui accompagnent Polynice,

on distingue le foudroyant Tydée, marchant à la tête des bataillons qu'il a amenés de son pays. La trompette a sonné; il est plein de joie et d'ardeur; il ne se ressent plus de sa blessure. « Tel le ser« pent, à l'écaille glissante, quand le soleil du prin-

« temps a ramené les tièdes zéphyrs, délivré de sa « vieille peau, pur de toutes rides, s'élance de « terre et déroule, en menaçant, ses verts replis « sur les herbes nouvelles. Malheur au laboureur « qui viendrait alors à le heurter, et sur qui s'épui« serait son premier venin »

Ceu lubricus alta

Anguis humo, verni blanda ad spiramina soii:

Erigitur, liber senio, et squalentibusannis

Excitus, loetisque minnx interviret herbis.

Ah! miser agrestum si quis per gramen hianti

Obvius, et primo siccaverit ora veneno!

(77ie&(M(~ livre IV, vers 9o.)

Le jeune guerrier d'Arcadie, Parthénopée, se

jette au milieu des combattants. Son arc est tendu; il n'obéit qu'à son bouillant courage; il oublie sa patrie, sa mère; il s'oublie lui-même. « Tel un « lionceau de Gétulie auquel sa mère a longtemps « apporté sa sanglante pâture, aussitôt qu'il sent « croître sa crinière,. et que son œil farouche a « aperçu ses griffes naissantes, dédaigne une proie « qu'il n'a pas saisie, s'échappe, et se répand avec « joie dans les plaines immenses; il ne retournera '< plus à l'antre qui l'a vu naître.

Ut leo, cui parvo mater Goetula cruentos

Suggeritipsa cibos, quum primum crescere sensit

Colla jubis, torvusque novos respexit ad ungues,

Indignatur ali, tandemque effusus apertos

Liber amat campos, et nescit in antra reverti.

(ï7te6atde, livre IX, vers 738.)

Je pourrais citer d'autres comparaisons qui portent sur des idées plus gracieuses; mais c'est assez de ces exemples. Assurément, ce n'est plus là la poésie d'Homère, et le bel esprit s'y montre par plus d'un trait' mais il y a de la raison sous cet éclat; il y a aussi un vif sentiment de la réalité; on ne peut se tirer avec plus d'esprit de la mauvaise situation où le siècle d'Auguste avais mis les écrivains postérieurs, en ne leur laissant rien de nouveau à dire, et en les plaçant entre le triste rôle d'imitateurs et celui non moins triste de créateurs de choses parfaitement inutiles.

lit. Les lectures publiques.

Ce qui a le plus contribué à gâter le talent de Stace, ce sont les lectures publiques. Il faut voir ce qu'étaient ces lectures, d'abord confidentielles, puis publiques, qui commencèrent par être une mode et finirent par devenir une institution. Il est probable que les poëtes eurent, de tout temps, un ou plusieurs amis de choix, auxquels ils communiquaient leurs vers avant d'affronter l'épreuve de la publicité. Je dis amis de choix, non que je pense qu'ils choisîssent les plus sévères et les plus francs, mais bien plutôt parce qu'ils s'adressaient aux plus complaisants. Toutefois on peut croire qu'il y eut, par exception, des poëtes ou assez modestes ou assez forts pour consulter le goût t. Quel français pourrait rendre, quelle logique pourrait expliquer et tttfe med)'u< <<mor~ et siccaveril oro veneno ?

de quelques amis judicieux, et pour ne pas craindre ni éluder leur avis. Horace était du nombre de ceuxlà. Il recommandait aux poëtes de consulter Quintilius Varus', parce qu'il l'avait consulté lui-même, et s'en était bien trouvé. Il vantait encore beaucoup le sens et la sagacité d'un certain Spurius Metius Tarpa~, dont l'oreille était très-sensible au défaut d'harmonie, et la franchise apparemment égale à sa délicatesse de critique. Lui-même s'offrait à l'aîné desPisons pour juge de ses essais poétiques~, etlui promettait de faire entendre, toutes les fois qu'il en serait besoin, la phrase favorite de Quintilius Varus « Corrigez ceci et cela. »

L'art, surveillé par de tels critiques, maintenu dans les voies de la raison et du goût par ce commerce sévère entre le poëte et son censeur, pouvait inspirer de beaux vers, même à des poëtes grands seigneurs comme étaient les Pisons. Mais l'amourpropre de cette espèce t'n'tta~e n'y trouvait pas son compte. Du temps même d'Horace, on professait cette maxime commode que la critique n'est bonne qu'à couper les ailes au génie. En portant le nombre des auditeurs d'un à vingt, puis de vingt à cent ou plus, selon l'étendue du local, on espéra étouffer les délicatesses particulières dans le tumulte d'un suffrage confus. On organisa, en conséquence, l'épreuve dérisoire des lectures publiques. i. Horace, Ë/J~re aux Pt'~on~ vers 438.

2. Horace, famine; vers 387.

5. Horace, la n)~m<~ vers 96S.

Corri-e, sodes,

Corrige, sodes,

Hoc, aiebat, et hoc.

Asinius Pollion eut le premier cette idée; il convient de lui en laisser toute la responsabilité. Homme d'esprit, d'ailleurs, et dégoût, d'une vie politique honorable, ancien pompéien et républicain de la vieille Rome, résigné mais non soumis à Auguste, il s'étourdissait sur' la perte des libertés et de la gloire de son pays, en ouvrant des écoles de déclamation, et, ce qui valait mieux, en établissant le premier, à Rome, une bibliothèque publique. Je ne recherche pas si ce fut pour faire entendre ses tragédies qu'il imagina d'avoir chez lui, à grands frais de meubles et de rafraîchissements, un auditoire disposé à payer par des applaudissements cette hospitalité délicate. N'ayant sur ce point aucune donnée, je ne veux point calomnier Asinius Pollion, quelque mal qu'aient fait les lectures publiques. Il y a bien plus lieu de croire que ce fut par amour pour les lettres qu'il ouvrit à la fois une~ école de déclamation, une bibliothèque, et une salle d'auditoire pour les lectures. Mais la postérité ne lui doit de reconnaissance que pour sa bibliothèque; et lui-même put voir de son vivant le mal que devaient faire aux lettres latines les lectures de vers, et ces admirateurs ambulants qui venaient faire sur les banquettes du poëte la digestion de son dîner. Les hommes de goût et de sens ne sont pas gens à se porter en troupe à des lectures publiques qui ont lieu deux ou trois fois la semaine; à plus forte raison les hommes occupés, lesquels ont mieux à faire. Les oisifs et les parasites assistaient presque seuls à ces fêtes, avec les dispositions bienveillantes que donnaient aux uns l'ennui d'avoir un avis, aux

autres, la reconnaissance d'un dîner reçu. Pour les premiers, ce fut un moyen d'honorer leur oisiveté; pour les autres, de payer une dette. Du reste, ce n'était pas la seule espèce de débiteurs qui se libérât par ce moyen. Tout le monde se mêlant de poésie, riches et pauvres, consuls et affranchis, magistrats et peuple, il n'était pas rare que le même homme fût le créancier opulent d'une centaine de débiteurs, et en même temps un poëte fort suivi et fort écouté. Les débiteurs étaient les auditeurs nés des lectures publiques. Ils parvenaient à force d'applaudissements, soit à se faire remettre leur dette, soit à gagner des renouvellements. Il fallait écouter le cou tendu, écouter sans fin, car les lectures duraient quelquefois trois jours. Quand le poëte reprenait haleine, c'était une explosion d'applaudissements; chacun en donnait pour son argent. Les hommes de goût que le poëte était parvenu à traîner malgré eux à sa lecture, protestaient tout bas contre ce'guetapens. Placés sur les bancs les plus rapprochés du lecteur, ils s'enveloppaient de résignation et de silence ils regardaient le poëte, qui évitaitleurs yeux, tourné vers le gros de l'auditoire, comme s'il eût commandé lui-même la manoeuvre triomphale dont il était l'objet.

Auguste avait encouragé ces lectures. Lui-même y assistait, tantôt comme lecteur, tantôt comme auditeur. Devenu vieux, il s'y faisait remplacer par Tibère, lequel y prit sans doute ce dédain pour les lettres et les gens de lettres qui fit de son règne un règne si peu littéraire. Aussi, sous Auguste, le goût des lectures publiques était-il devenu une mode, une

fureur. Tout ce qui'pouvait être un lieu de réunion, servait au besoin à une lecture. Les places publiques, les salles de bain, retentissaient de la déclamation des lecteurs et des applaudissements des auditeurs'. Un poëte venait-il à passer sur la place, son manuscrit dans sa poche, et se sentant pris pour ce manuscrit d'un de ces accès d'admiration que produit le contact du poëte et de son parchemin chéri? il montait sur les degrés d'un temple, et là, ramassant, autour de lui tous les oisifs de la place, il déployait gravement son écrit, et faisait une lecture applaudie presque autant que les bouffonneries d'un baladin grec.

Horace en gémissait, et, avec lui, tous ceux qui prenaient sérieusement intérêt à l'art. Horace sentait bien que les lectures publiques venaient d'enlever l'art à la solitude, à la méditation, et le mettaient à la merci des flatteurs, des badauds et des gens sans goût. Au reste, il n'aimait guère plus la lecture entre amis, en petite réunion, que la lecture en place publique. S'il se résignait à lire, même devant quelques hommes de goût capables de le comprendre, assez francs pour le corriger, c'était à regret\ Poëte sévère et recueilli, il s'en fiait plus à sa propre révision qu'à celle toujours indulgente de ses amis; il craignait même leur franchise, comme pouvant donner peut-être trop de prix à leur suffrage.

Venu plus tard, dans le feu des lectures publiques, Ovide pensait tout autrement qu'Horace. Autant t. Horace, Satires, livre t, )\ vers 75.

Horace, ttt'dem.

l'un fuyait cette publicité décevante, autant l'autre la recherchait. Ovide, exilé chez les Gètes, se plaint de n'avoir personne à qui lire ses vers, ou, s'il les lit, de n'avoir pas qui le comprenne'. Privé d'auditoire, il se sent refroidir et languir; il n'est plus soutenu par ces applaudissements, <mM!pnse ai~M~OM de la ~OM'e~ dit-il. C'est que du temps d'Ovide on n'entend déjà plus la gloire comme du temps d'Horace. Celle d'Ovide, c'est la vogue, qui a pris tous les airs de la gloire, et qui, pour comble d'illusion, fait bien plus de bruit et parle par bien plus de voix. Horace a besoin de solitude, Ovide de publicité, de clameurs, de battements de main. Un abîme sépare déjà ces deux contemporains. Ovide ju stifie bien le titre que je lui ai donné ailleurs' $ de premier poëte de la décadence, lui qui en .admire si naïvement une des causes les plus actives.

Toutefois, sous Auguste, les lectures publiques ne sont encore qu'un usage. Après Tibère, qui ne lit ni ne veut qu'on lise, elles deviendront une institution, une loi de l'État. Désormais, il sera de bonne politique que l'empereur y assiste. Les lectures publiques tiendront lieu des corps littéraires, autre institution d'un autre temps, mais dont le protecteur-né est toujours le prince. Il n'y aura pas jusqu'à Claude, ce pauvre et somnolent empereur, auquel il reste si peu de temps après les querelles de ses affranchis et de ses femmes, et la grave affaire de son dîner, qui ne mette parmi ses obligations

i. Ovide, Pontiques, livre )V, n, 3< Tristes, livre III, XIV, 39. 2. Voyez l'article sur Phèdre, à la fin.

impériales le devoir d'encourager par sa présence les lecteurs, et de venir bâiller à leurs lectures'. Après Claude viendra Néron, le poëte gâté, lequel lira et entendra lire. Il abaissera la majesté de César jusqu'à rendre les applaudissements qu'on lui aura prêtés. Néron sera l'empereur homme de lettres, mais homme de lettres de bonne foi, qui travaillera pour avoir des applaudissements, jusqu'à ce qu'il lui prenne envie d'en avoir sans travailler. Auguste lisait devant un petit cercle d'admirateurs; Néron lira dans son palais et en plein théâtre", devant le peuple assemblé, et ces lectures seront si universellement goûtées, qu'on en remerciera les dieux par des prières publiques, et que ses vers écrits en lettres d'or seront dédiés à Jupiter Capitolin. Après lui, les révolutions militaires qui mettront la légitimité impériale dans le bagage des armées, ne laissant pas le loisir de lire, on ne fera ni poésies ni lectures sous Galba, Othon et Vitellius; mais on lira de plus belle sous Domitien, lequel fit lui-même des lectures de vers qui n'étaient pas de lui, pour feindre le goût de la poésie, et se conformer à cette convenance politique, une des charges de l'empire, depuis Néron\ Le règne de celui-ci peut être considéré comme l'âge d'or des lectures publiques. Toute l'activité intellectuelle de l'époque s'est portée là. Il y avait du temps de Stace un corps de préceptes., et comme un enseignement officiel sur les lectures publiques. Tout y était réglé, la tenue du

t.P)inc)eieunc,)itret,)ettrexm.

9. Suétone, Vies des douze Césars, jVeron; x. 3. Suétone, Vies des douse Césars, Domitien, H.

lecteur, l'attitude de l'auditoire. On recommandait à l'un beaucoup de modestie, à l'autre beaucoup d'indulgence. On ne disait plus, comme au temps d'Horace, « qu'il ne faut pas craindre de reprendre, « dans l'ouvrage d'un ami, des fautes légères, sous « prétexte de ne pas le blesser pour des bagatelles'; )' mais on disait tout au contraire « N'allez pas of« fenser un homme ni vous en faire un ennemi, « pour des scrupules littéraires, quand vous êtes « venu lui prêter amicalement vos oreilles. Que « vous ayez plus de mérite, que vous en ayez moins, « que vous en ayez autant, louez toujours, louez f< invariablement, ou votre inférieur, ou votre maî« tre, ou votre égal x Voilà pour l'auditoire. Quant au lecteur, on lui prescrivait, à son entrée dans la salle, un peu d'embarras, une légère rougeur, pour prévenir l'auditoire en sa faveur, de timides regards levés vers le ciel pour montrer d'où l'inspiration lui était venue, un petit charlatanisme aimable de modestie plutôt que d'orgueil, et pourtant de la confiance moins en soi qu'en ses auditeurs. Après ces premières caresses au public, le lecteur s'asseyait; puis, dans un court préambule improvisé, il disait quelques mots de son dessein, se recommandait lui et son œuvre à la bienveillance de l'assemblée, ou bien il cherchait à la bien disposer par des motifs tirés d'autres circonstances. Par exemple, si le hasard voulait que, le jour même où il devait faire sa lecture, on fat venu le prier à l'improviste de plaider une cause, le matin, il pouvait supplier l'auditoire I. Horace, Epitre aux Pisons, vers 450.

Ptine le jeune, livre Y!, lettre xvn.

de penser a qu'il serait désolé qu'on attribuât à de l'indifférence pour cette séance littéraire le mélange un peu profane qu'il venait de faire, dans le même jour, de la poésie et des affaires mais qu'il était dans ses principes de préférer ses affaires à ses plaisirs, et ses amis à lui-même » Et l'auditoire applaudissait car, quel préambule plus subtil pourrait-on trouver pour recommander des poésies de décadence?

Ces excuses faites d'un ton doux et humble, le lecteur développait son manuscrite et lisait tantôt l'ouvrage tout entier, tantôt des morceaux choisis, selon le degré de patience et les bonnes dispositions qu'il supposait à l'auditoire. Le poëte riche réunissait ses amis dans sa salle à manger; il les faisait asseoir sur des chaises placées devant les lits, afin, apparemment, qu'ils pussent au besoin quitter la chaise pour le lit. Avec cette précaution délicate, on gardait longtemps son auditoire et le poëte qui prenait soin que ses juges fussent bien assis, pouvait ne leur faire grâce de rien il ne lisait pas de fragments, mais des ouvrages entiers. D'autres lisaient dans une vaste salle, ou louée ou à eux les auditeurs étaient assis sur des banquettes; mais, par compensation, la sortie étant plus libre, beaucoup levaient la séance quand ils étaient las de la dureté des sièges.

II y avait des règlès de prononciation, de geste, d'accent, que le lecteur devait observer pour plaire. Généralement, on se trouvait mieux d'une voix I. Pline le jeune, livre YUI, lettre xxi.

2. 7<)f~m.

molle, caressante, que de grands éclats d'un geste tempéré, rare, que de grands bras. On réservait pour les traits une accentuation plus vive et plus pénétrante. La prononciation était d'un si grand poids dans le succès final, que le poëte de peu d'haleine, ou d'un accent ingrat, faisait lire ses vers par un affranchi dressé à ce métier Pendant ce temps-là, placé tout près de la chaire, l'œil fixé sur son remplaçant, il réglait son débit de la main, des yeux, et, au besoin, lui murmurait tout bas le ton, comme fait le souffleur pour les chanteurs. Celui qui savait prononcer avait d'autres précautions à prendre. 11 fallait, non-seulement qu'il eût l'oreille attentive à tout ce qui se disait dans l'auditoire, mais encore qu'il promenât tout autour de lui d'obliques regards, et qu'il devinât par les physionomies, les clins d'yeux, les gestes, les murmures, le silence, quel était le sentiment de chacune et ce qui était suffrage sincère ou pure politesse épreuve délicate où les poëtes se vantaient de ne pas se tromper, parce qu'en effet elle leur était toujours favorable. C'est tout simple les auditeurs pouvant être le lendemain lecteurs, chacun faisait pour les autres ce qu'il voulait qu'on fît pour lui.

Il était aussi de bonne grâce que le lecteur; après les morceaux un peu longs, se fît prier de continuer, en déclarant qu'il voulait cesser. « Je finirai, disaitil, mes amis, si vous le permettez. Non, non, lisez, lisez, criait tout l'auditoire, ceux surtout qui désiraient le plus qu'il se tût3. C'est trop exiger

i. Pline le jeune,livret,lettre xxtv. N.I'line le jeune, livre V, lettre nt,tx. 5.Seneque,ëpitrexcv.

de votre amitié, disait-il encore, en déployant timidement un reste formidable de manuscrit. Continuez, continuez, répétait-on de plus belle, nous vous donnerons demain et après-demain, s'il le faut » Tout cela était formulé d'avance; tout cela faisait partie du code de l'institution.

On comptait en outre diverses manières d'applaudir chacun prenait celle qui allait le mieux à son caractère ou à son zèle. L'un criait « Bien, très-bien, admirablement bien » termes laudatifs sous lesquels on a enterré dans tous les temps bien des réputations de poëtes. L'autre battait des mains à s'y faire des durillons. Un troisième s'élançait de son siège et frappait du pied la terre, un quatrième agitait sa toge, et donnait des signes visibles de transport. C'étaient là les quatre sortes d'admiration les plus usitées. L'histoire n'a pas pris note des inventions particulières que pouvaient suggérer à des personnes plus dévouées, ou d'un tempérament plus vif, soit le désir d'être aperçues du poëte riche, soit le besoin d'obtenir du retour le lendemain, quand elles auraient changé de rôle. Je ne me permettrai pas de les conjecturer, quoique j'aie pu voir de mon temps toutes les variétés du genre.

Au temps de Stace, les lectures publiques ont atteint leur plus haut degré de prospérité. On disait alors de l'année qui venait de s'écouler « Cette année a été prodigieusement fertile en poètes", » comme on aurait pu dire en blés ou en melons.

t.PUnc)eicune,paMt;n.

S.r)inc[ejeune,Uvret,tcttrexnt

« Dans tout le mois d'avril, il n'y a guère eu de jours sans une lecture', disait-on encore, comme on aurait pu dire Il n'y a pas eu un seul jour sans pluie. Régulus l'avocat a lu des compositions familières Sentius Augurinus, des poésies légères; Calpurnius Pison, un poëme; Passienus Paulus, des élégies; un ami de Stace, des vers charmants; un ami de cet ami, un ouvrage accompli; Virginius Romanus, une comédie; Titinius Capiton, des morts d'hommes illustres; d'autres, d'autres ouvrages. J'ai cité les auteurs à la mode d'auteurs qui lisent, il y en a en effet plus que de jours dans le mois. Au milieu de tous ces poëtes, Stace fait école; il a tout autour de lui des imitateurs qui applaudissent ses paroles, qui applaudissent son silence. Ce sont de très-petites intelligences qui tournent autour de l'homme à la mode, comme des satellites autour d'une planète. Stace ne se transporte nulle part sans ce cortége d'amis; il les dirige, il les tempère du geste et de la voix; il va même jusqu'à rougir encore de leurs flatteries, habitude que perdent t vite les poëtes gâtés. Crispinus, que j'ai nommé tout à l'heure2, est le plus ardent de ses amis; il y a, dans son admiration, plus que de l'intolérance. Crispinus ne souffre pas les. amis tièdes, et il est prêt à chercher querelle aux indifférents. Crispinus fait placer les gens aux lectures de Stace; il indique d'avance ce qui sera beau. Quand son voisin s'extasie à quelque chute harmonieuse « Vous n'v êtes pas encore, lui dit-il, attendez. )) Jusqu'à ce 1 Pline te jeune, livre 1, lettre xm.

2. Voyez page 270.

qu'on soit arrivé au passage qui emporte tout, Crispinus s'enfle, il retient son haleine, il s'emplit d'air, il va étouffer. Heureusement Stace est à la fin de son improvisation; alors Crispinus éclate, saute au cou de son maître, baise ses cheveux, chiffonne sa robe si bien arrangée à la grecque; il parcourt l'assemblée, il y échauffe les applaudissements. N'allez pas au moins le contredire dans un tel moment il ferait bientôt siffler à vos oreilles l'épée que vient de lui donner César.

Stace compose pour son auditoire ce n'est pourtant pas faute de penser à la postérité, car il n'y a pas jusqu'à sa pièce sur le platane d'Atédius Mélior à laquelle il ne promette modestement des siècles de durée. Malgré ce désir d'immortalité, Stace écrit pour le présent, pour l'après-midi, comme on écrit dans d'autres siècles pour la soirée. Ce trait-ci est pour le ministre de l'intérieur de César, Abascantius ce trait-là est pour l'affranchi du prince, Glabrion. Voici une petite coquetterie pour Priscilla, femme du ministre de l'intérieur; voilà qui ira droit au cœur de Gallicus, le préfet de Rome, si tant est que Gallicus ait un cœur. Les imitateurs de Stace ont aussi leur part dans ces galanteries; c'est à eux qu'il jette les expressions bizarres, les métaphores ambitieuses, choses qu'ils prisent d'autant plus qu'ils n'imitent guère de leur maître que ses défauts.

Au reste, si vous êtes curieux d'entendre Stace cet après-midi, allez chez Abascantius, quartier de Suburra, dans cette maison à larges portiques dont les clients ont usé le marbre avec leurs pieds. Vous

verrez àl'entrée.un portier épluchant des pois dans .un .plat d'argent; aux deux côtés de la porte, deux .chiens d'attache en peinture, qui ne font pas peur .aux voleurs, mais aux enfants; au-dessus, dans .une cage dorée, suspendue à hauteur d'homme, une ,pie qui salue les passants, soir et matin, de ces mots Ce~?'~eCenM?ï~Me, <)'OM/bMC/eM)e??.< <(~M/i7 Pauvre pie sa reconnaissance pour les bienfaits'de César ne finira qu'avec sa vie. Si quelque affranchi poignarde le Germanique, on étranglera l'oiseau pour lui apprendre à se taire; le maître changera tout simplement de langage, ce que les hommes font plus vite que les pies. Il n'y aura même qu'à ôter le Get'ma/ï~Me, le reste étant de.circonstance en tout temps.

IV. La fête des Saturnales.

Voici à quelle occasion Stace doit se faire enten.dre. Domitien célèbre aujourd'hui ses Saturnales; il a voulu avoir tous les plaisirs en un jour c'est pourquoi il a fait dire à Abascantius qu'il lui serait agréable d'être récréé par une lecture de Stace, à la condition expresse que Stace ne le flatterait point. Il veut des vérités et des vers de saturnales; la coutume était, dans ces fêtes-là, que les esclaves fissent la leçon aux maîtres. Mais n'ayez pas peur, Stace ne sera pas trop hardi; il sait bien que les esclaves se mettent à table avec leurs maîtres aux saturnales, et qu'ils ont le privilége de tout dire; mais il emt aussi qu'on leur.fait payer le lendemain l'intempé-

rance de leur tangue. Stace trouvera donc .moyen de désobéir à l'empereur, et de faire en même.temps ce qui lui plaît. Le pauvre esclave auquel on a permis de se croire maître,un moment s'oublie, parce qu'on l'a gorgé de viandes et de vin Stace n&ffera sa lecture qu'à jeun; c'est d'ailleurs .un flatteur ;hatbile, métier qu'on apprend vite quand il y va,de la tête, ou seulement des quatre veines!

Domitien s'est, dit-on, livré à d'étranges excès ce matin. Il a l'habitude de faire son .premier 'repas avec une pomme ou une ,poire et .un verre~dé diqueur*. C'est même.par respect pour cette habitude auguste que son ministre Abascantius ne mange à déjeuner qu'une pomme ou une poire et ne boit qu'un verre de liqueur de ménage, que lui prépare ;sa femme Priscilla. Tendre épouse, ou flatteur effronté, Priscilla s'est roulée aux pieds de.Domitien, pour le remercier d'avoir fait son mari ministre de l'intérieur, semblable, dit Stace, à la prêtresse de Bacchus qui conduit, le thyrse en main, les choeurs des folles Monades". Aujourd'hui Domitien a déjeuné de.deux ou trois provinces. Ses proconsuls d'Afrique et d'Asie lui ont envoyé, pour présents de saturnales, la substance de plusieurs peuples. Les esclaves ne,pouvaient point se mettre.à la table de Domitien; ce n'eût pas été une nouveauté pour lui, et, sous ce rapport, ses saturnales sont de tous les jours. 11 s'est donc fait esclave de son ventre, il a servi .son ventre comme il eût servi.son esclave de-

t. Suétone.~tMd~dau2tCMar<,Domitien; chapitre xxf. S.Stace,S~<)M,tiyreV,S'<«. t.

venu maître; et puisse le grand Jupiter lui épargner une indigestion comme dirait Martial. Hier, les intendants du palais ont consacré tout le jour à enregistrer les présents offerts à César. C'étaient des oiseaux de mille couleurs, pris à une certaine heure de la mue, qui en fait un manger délicieux des femelles surprises sur les oeufs qu'elles couvaient; des mâles subitement interrompus dans leur sommeil, et jetés en cage, l'émotion rendant, à ce qu'il paraît, leurs foies plus délicats; c'était du frai de poisson qu'on avait détaché du fond des lacs, comme on pêche des perles; c'étaient des poissons de toute rareté envoyés vivants à Rome, avec toute la portion de mer ou de lac où ils avaient été pris. Que sais-je? il y avait des champignons dont il faut épier la naissance durant de longues nuits humides et froides, pour les disputer à certains insectes qui en sont friands, et qui les mangent à peine sortis de terre. Il y avait des fruits embarqués avec l'arbre qui les portait et le jardin où ils étaient cultivés, afin que César pût les cueillir de sa main et eût les prémices de leur parfum et de leur duvet. Pendant ce temps-là, les sujets de César s'envoient humblement, pour cadeaux de saturnales, soitun bon manteau, soit de beaux oignons d'Égypte, débarqués à Ostie, à peu près comme les artichauts de Pantin nous arrivent de Laon; ou bien un panier de dattes, un jambon de Germanie, des ornements de lit, des œufs, de la farine, des saucissons de Lucanie, du boudin de Phalérie, de la vaisselle, etc., etc. Les grands se font de plus riches 1. Stace, Silves, livre ); Silce y).

cadeaux Gallicus, le préfet, a envoyé à Abascantius, le ministre, un cheval espagnol, dont le plus beau mérite est que César a bien voulu en faire compliment à Gallicus. Il y a un descendant des Servilius, riche, mais endetté, qui a offert son testament à César. Je plains les créanciers de Servilius, si César est son légataire!

Je connais un poëte très-distingué, Grosphus, je dis très-distingué, car ses poésies se vendent bien. Un libraire en renom, qui tient boutique aux Esquilies, emploie tous les jours vingt copistes à" transcrire ses vers, et deux lecteurs à leur dicter lentement le manuscrit. C'est ce qu'on peut voir très-facilement en passant dans le quartier. Ce poëte a pour patron un très-riche personnage, auquel Domitien a confié l'intendance des blés et la surveillance des hôtelleries place grasse, car il y a à grappiller sur les approvisionnements d'une ville comme Rome, et ce n'est pas gratuitement que la surveillance d'un intendant est plus ou moins sévère. Par malheur ce patron est vilain. Grosphus comptait tirer de lui un manteau pour cadeau de saturnales. Il n'avait* rien négligé pour y réussir. D'abord il avait loué le port majestueux de son patron sous sa toge d'intendant des blés et de surveillant des hôtelleries; il avait peint l'air d'aisance et de prospérité que donne à un intendant une belle toge, et la peur que cela fait aux abus. Il n'y avait pas à s'y méprendre. Le poëte râpé, qui loue la garde-robe d'un patron, demande un habit. En outre, Grosphus avait joint à ces flatteries peu coûteuses une copie de ses dernières poésies, roulée

autour d'un cylindre d'ivoire et enfermée dans un' étui de pourpre, avec deux couvercles d'argent à chaque bout. La dépense, je crois, montait à dix as! Dix as! c'est ce que coûte le déjeuner ordinaire de'Domilien.

Grospbus est allé ce matin, dès le lever du soleil,. saluer son patron; il.a fait queue une heure à sa porte, couvert d'un vieux manteau qui parlait pour son pauvre maître. Un commis de l'intendant est venu, a reçu tous les saluts, celui de Grosphus avec un sourire particulier de bienveillance, et lui. a remis, quoi? un bouquin rongé des vers, ayant reçu la poussière de cinquante étés, tels que ceux qui servent d'enveloppe aux olives de Libye, au poivre d'Égypteou aux anchoisdeByzance. Et, pour comble, ce bouquin renferme les insipides rêveries de Décimus Brutus, très-bon Romain, mais détestable écrivain, sur la philosophie, l'éloquence et la politique. Que dites-vous de cette façon d'échapper au don d'un manteau par le don d'un méchant bouquin ?

Il y a grande cohue de litières à la porte d'Abascantius. Domitien et Stace doivent y venir; le poëte et l'empereur! deux puissances, dont l'une dépenddu bon plaisir de l'autre. Stace sera bien applaudi ce soir; car il est convenu qu'il ne louera pas beaucoup Domitien. Entrons donc. Oui, bonne pie, gloire et santé au Germanique, ~Y)M fois cft'ut~ et cléme/t</ Je n'ai pas peur qu'aucun de ceux qui viennent chez Abascantius te donne un démenti, prudent oiseau Voici l'esclave qui avertit les personnes d'.entrer du pied droit. On tient à mauvais augure

centrer du pied gauche chez les dieux' et chez lesgrands. Silence! Glabrion, l'affranchi de Cé'sar; vient d'arriver, porté par des esclaves, au son des instruments. Il se nettoie la bouche avec un curedent d'argent, et porte au doigt un énorme anneau'd'or. C'est un personnage beaucoup plus important que le maître de la maison, quoiqu'il ne soit n 'i ministre, ni même intendant. Le voilà tellement entouré qu'on ne distingue plus si ce sont des esclaves ou des hommes libres qui le portent. Place donc à l'ombre de César, à l'affranchi Glabrion!

V. L'histoire de Glabrion.

C'est une singulière histoire que, celle de cet. affranchi. Il a commencé par être employé aux enterrements. Une vestale de la plus haute naissance,: qui' lui trouvait de l'esprit et un certain savoir-faire, 1'a.recommandé à Domitien, l'auteur des lois contre. t'adultère. Glabrion est complaisant. Il n'y a pas de plus sûr moyen de fortune auprès des libertins homteux. On le dit assez bon homme d'ailleurs. Les gens; de sa maison le pillent impunément, et ce sont des. affranchis qui dévorent cet affranchi. Glabrion; est t un de ces fils de la fortune dont les sociétés en ruine sont encombrées. Il est venu de pis que rien, vous le voyez; il s'est arrondi, il s'est accru comme un rayon' de miel. Voilà la troisième fois que ses gens le mangent, et voilà la troisième fois que Domitien l'envoie se refaire dans lesprovinces..Malheur au pays sur lequel s'abat cet. oiseau de proie, avec sa nichée

d'affranchis! Les vols lui profitent si peu qu'il se persuade qu'il ne vole pas. H a autant d'intendants que de doigts dans la main. Ces intendants, échelonnés comme dans une hiérarchie, butinent l'un sur l'autre et par ricochets de là les fréquentes banqueroutes de Glabrion.

César est chauve; Glabrion, que la natureavaitfait chevelu, s'est fait chauve. Les épilateurs ni les onguents ne manquent dans la ville impériale, vous jugez bien. César a de grands yeux, mais il cligne Glabrion a de petits yeux, de sorte qu'il les ferme tout à fait pour cligner. César est de grande taille, Glabrion de très-petite; mais, outre que les empereurs aiment assez peu les grandes tailles autour d'eux, Glabrion est parfaitement dans les convenances de César, qui aime à s'appuyer sur l'épaule de ses favoris et à voir une tête chauve à la hauteur de son coude. César a un gros ventre, et il s'en plaint: Glabrion l'a démesurément petit et creux, et il en pleure, afin que César se console d'avoir en plus ce que Glabrion a en moins. César a les jambes grêles et menues Glabrion les a grosses de tout ce qui manque à son ventre. En somme Glabrion est beaucoup plus laid que César; toute sa fortune est donc dans l'espèce de savoir-faire tant prisé par là vestale. On ne sait pas au juste ce qu'invente le bon Glabrion pour varier les plaisirs de César; mais on le devine, on en cause par la ville, et cela occupe beaucoup ceux qui sont heureux que César s'amuse. Glabrion entre chez Abascantius « Esclave, astu vu de quel pied? Gauche ou droit, le pied d'un affranchi de César est toujours d'un bon au-

gure. » On dépose Glabrion sur de petits coussins. !l a le malheur de ne pas aimer les lettres, et pour d'excellentes raisons. Aussi le patron, qui est prévoyant, lui a-t-il fait préparer ces coussins pour y remplir le plus commodément possible les vues de César, qui n'aime pas plus les lettres que lui, mais qui veut que toute sa maison ait l'air de les encourager.

VI. La Ptéiade romaine.

Les premiers sièges sont occupés par les amis de poésie de Stace. Chacun est jaloux de son voisin; tous sont jaloux de Stace. Bons amis qui se soutiennent dans le public, qui se trahissent dans le privé. C'est de l'histoire universelle.

Voici Régulus l'avocat, celui qui a l'œil louche et humble, et qui salue si bas homme de talent et surtout d'intrigue, riche par toutes sortes de moyens, Régulus est haï, mais craint, parce qu'il a le double crédit d'un homme méchant et d'un homme riche. Régulus se mêle de vers, et on le blesse fort à ne le louer que de son talent d'avocat. Quand il -a bien plaidé, on peut lui dire qu'il fait admirablement les vers; mais quand il a lu des vers, il y a du danger à lui dire qu'il plaide bien. C'est un charlatan qui a'pour dupes ceux même qui ne veulent pas l'être. Les magistrats lui donnent tout haut gain de cause, et, tout bas, critiquent son éloquence, qui est lourde et de mauvais goût; lespoëtes lui donnent, dans l'auditoire, la palme de la poésie, et, hors de

1'auditoh'e, estiment ses vers à rien. C'est ainsi que sa réputation est l'oeuvre de ceux même qui le jugent le plus sérieusement; triomphe unique, mais qu'ob~tiendront toujours et partout ces trois choses réunies, l'Intrigue, la méchanceté et le talent. Le rôle politique de Régulus a été peu honorable, et c'est encore pour cela qu'on le craint; sous le dernier César il paraissait bouder, quoique secrètement il fût au mieux avec lui; sous le successeur, il s'est donné comme un chaud ami, quoiqu'il soit tout bas mécontent. Il a deux rôles, l'un pour le monde, l'autre pour lui; ceux qui se lient à lui sur l'étiquette du premier sont très-souvent victimes du second. Régulus n'est sûr et franc que pour Régulus. Voulez-vous connaître un de ses moyens de fortune? Régulus donnerait au Tirésias d'Horace des leçons dans l'art de capter les testaments; mais,. comme tous les fripons trop habiles, ses ruses échouent; il s'en mord les doigts, et recommence. Par exemple, il va voir une veuve qui se meurt; il lui demande le jour, l'heure de sa naissance. La. veuve lui dit l'un et l'autre. Alors il compte mystérieusement sur ses doigts, et d'un air fatidique «Vous guérirez, lui dit-il; mais, pour plus de sû« reté, je vais consulter un sacrificateur infaillible.)) Il part, fait un sacrifice et revient, et jure que les victimes et les astres sont d'accord. La veuve reconnaissante lui assure un legs. Peu de jours après,. le mal redouble, et la pauvre femme meurt, après l'avoir rayé de son testament.

'Cela ne le décourage pas. Il apprend qu'un richeconsulaire, en danger de mort, veut, ajouter un

codicille à son testament. Il y court; il voit les médecins, il les supplie de conserver une tête si chère-: le consulaire, touché, l'inscrit dans ce codicille. Régulus alors gourmande les médecins de ce qu'ils prolongent par des remèdes la vie du mourant.. Le brui,t en revient au consulaire, qui lui retire son legs. Trompé dans ses ruses, Régulus change de manière ne pouvant se glisser dans les.testaments, il y veut entrer de forcer Une dame de grand mérite allait sceller son testament; elle s'était parée de ses plus riches habits. c( Léguez-moi' ces vêtements, » demande effrontément'Régulus. La dame cède, sans:doute pour la nouveauté du fait; elle institue Régulus légataire de sa garde-robe. Mais comme elle ne meurt pas, Régulus n'hérite pas.

Régulus est superstitieux, comme tous les gens dont l'audace est de tête et non de cœur. Avant de plaider, il se couvre d'un enduit l'œil droit, si son client est défendeur; l'œil gauche s'il est demandeur. Il consulte les aruspices, il met un. bandeau blanc sur l'un de ses sourcils; il n'a pas foi en son droit, mais en sa divination les lois sont des dé& avec lesquels il joue; la chance décide du gain. Régulus avait émancipé son fils,. pour le rendre apte à hériter de sa mère. Ce fils étant mort, il a étalé la. plus bruyante douleur. L'enfant avait de petits chevaux de main, des attelages, des chiens de toute taille, des rossignols, des perroquets, des merles; Régulus a fait égorger les bêtes et brûler les joujoux sur le bûcher. Tout le monde est allé le voir, ses ennemis tout les premiers; il a reçu leurs condoléances dans ses magnifiques jardins d'au-de-

là du Tibre, dont le rivage est couvert de ses statues. Il a commandé des bustes de son fils de toutes les grandeurs; il veut parer de son deuil les immenses portiques de ses palais.

Régulus est le type du savoir-faire audacieux et méchant, dans la Rome impériale. Un mélange si monstrueux de talent, d'esprit, de superstition, de manque de foi, de mensonge, de friponnerie vulgaire, de faste insolent, n'est possible que dans une telle société. Ailleurs, le portrait de Régulus paraîtrait une charge'.

Tout près de Régulus est assis le plus doux des poëtes de la pléiade romaine, Sentius Augurinus, celui qui fait des poésies légères. Augurinus est fils d'un Gaulois, homme considérable. Il a été consul, et a brillé dans le barreau. Mais depuis quelque temps l'amour des vers a pris le dessus, des vers hendécasyllabiques particulièrement. Sentius fait de petites poésies sur de petits sujets. Il y en a de délicates, de simples, de nobles, de galantes, de tendres, de douces, de piquantes. C'est un poëte de petite taille, doux, modeste, autant que Régulus est insolent; il a l'œil voilé, la voix faible, la démarche négligée, incertaine, comme un vers hendécasyllabique il lit tout doucement, et a peur des grands auditoires, dont son faible filet n'atteint pas les banquettes supérieures. Aussi s'en tient-il aux petites réunions. Ses amis se mettent sous la chaire, et là, les yeux et les oreilles en l'air, ils recueillent chaque mot qui tombe comme une rosée bienfaiVoir, dans tes lettres de Pline le jeune, tes passages relatifs à Régulus.

santé, et s'en vont toujours édifiés, sans avoir ni ri ni pleuré tout à fait, mais non sans avoir beaucoup applaudi. Il y a peu de poëtes qui croient plus à la poésie qu'Augurinus. De tous ceux qui sont venus pour entendre Stace, il n'y en a pas un qui soit plus convaincu qu'il remplit un devoir sérieux, dont les muses le récompenseront en lui envoyant des inspirations heureuses. Il a, de la race gauloise, outre les cheveux blonds, la franchise et la naïveté. A le voir se serrer contre Régulus, on dirait qu'il lui demande sa protection pour conjurer sa haine. Verginius Romanus, le poëte dramatique, est moins timide qu'Augurinus; il fait des vers sans trop y croire, et seulement parce que le métier n'est pas plus mauvais qu'un autre. Avant de s'essayer dans la comédie imitée de Plaute et de Térence, il a composé des mM/Mmm~M. Ce sont des scènes détachées dont les personnages sont de la populace, et que des mimes jouent sur le théâtre, avec licence d'y ajouter des farces de leur cru. On vantait les mimïambes de Romanus. 11 a voulu s'élever plus haut, et s'est mis à imiter l'ancienne comédie. On dit qu'il y réussit; ses amis ont marqué son rang entre Térence et Plaute; on ne sait pas si la postérité lui gardera ce rang. Comme caractère, Romanus est le plus fade complimenteur qui se puisse voir en public il exalte le talent de ses amis, en proportion de ce qu'il le dénigre chez lui; et, au contraire, il parle humblement du sien, en proportion du cas qu'il en fait. Stace lui tend la main, quoiqu'il l'estime peu; Romanus serre tendrement cette main, quoiqu'il déteste Stace.

Romanus est le poète homme d'affaires. Nul ~e sait mieux organiser un succès que lui; ses lectures sont toujours très-bruyantes, et si l'on mesure la gloire au nombre des battements de mains et des trépignements de pieds, Romanus aurait plus de gloire que Stace. Le tout est de savoir choisir ses gens or le faiseur de MMmMt~e~ qui a fait pendant longtemps parler des crocheteurs et des poissardes, ne dédaigne pas les suffrages des gens de cette espèce, et, au besoin, les achète, dit-on. On en cite un fait tout récent. Deux des no~enc/a~M~' 1 d'une personne de marque ont été arrêtés en pleine rue par l'affranchi recruteur de Romanus, et engagés au prix de trois deniers pour applaudir tout un après-midi*. C'est.encore trop cher pour des succès dont le secret est éventé dès le lendemain. Stace a un ami sincère dans Passiénus Paulus, chevalier romain distingué et fort savant, du pays de Properce et de sa famille, dit-on, qui fait des vers élégiaques, seulement pour prouver sa naissance. Passiénus est sans prétention. Auditeur fort scrupuleux et fort exact, il n'y a pas de dettes qu'il acquitte plus ndèlement.'Passiénus est l'admirateur de fondation de tous les poëtes de ce temps; il est le centre de toutes les réunions; on compte sur lui; on dispose de son temps comme d'une propriété publique. Passiénus n'a jamais d'affaire plus pressante que d'aller écouter ou applaudir; ses oreilles et ses'mains font partie intégrante du mobilier d'un t. Oj]Appe)ai[-oomenctoio)'<t tes csctaves .charges.de nommer les personne,qui se présentaient chez le maitre, ou qui l'abordaient dans la rue. 2. Trois deniers environ vingt-quatre, sous de notM monnaie. 3. Lettres de Pline le jeune.

,auditoire.Du reste, il se .contente tde peu 'en fait .d'éloges; il ne demande qu'à n'être pas découragé; .pourtant il y a.des jours où il se croit. plutôt encore l'émule que.le.descendant de Properce, et il s'asseoit .toujours <auprès de Verginius Romanus, parce que cet. effronté complimenteur le lui a dit. Quel poète .n'a .de ces jours-là et de ces reconnaissances-là ?

Le plus aimable, le plus.obligeant, le plus dévoué, le plus .louangeur, le plus empressé, le plus obséquieux, de plus utile, le plus nécessaire, celui qui se multiplie le plus, qui a le plus de mains, le plus.de pieds, le plus d'oreilles au service de ses amis littéraires., c!est Titinius Capiton. Il .ne faut pas le chercher à la lecture de Stace;;il y est dès le matin, il y était.dès la veille. ~ll loue, il console, ,il encourage, il rassure, il aide tous les poëtes, la plupart de ses conseils, quelques-uns.de son argent. Tout poëte a son,lit dans .la salle à. manger de .Capiton à ceux .qui ne peuvent louer un auditoire il prête sa,maison, ses nomenclateurs, ses rafraîchissements. Il fait volontiers les frais d'inauguration de .toutes les gloires.nouvelles.

C'est un homme dont la physionomie est singulière. Il a les yeux vifs et bienveillants, et tout le reste du visage immobile et froid comme marbre il rit par les yeux, il s'attendrit par les yeux, il s'enthousiasme par les yeux; ses autres traits ne bougent pas; vous diriez un masque froid qui n'est percé qu'à l'endroit des yeux, et derrière lequel est la vraie figure. Ceux qui sont un peu loin de lui et qui n'aperçoivent pas la sincérité de son regard,

voyant cet enthousiasme sans expression, et cette admiration de pierre, insinuent que Capiton n'est pas dupe des sentiments qu'il affecte, mais qu'ayant un très-mince talent; toléré plutôt que goûté, il a senti le besoin de s'entourer de protecteurs et de patrons, et que, pour cela, il s'est résigné à admirer tout le monde sans le consentement de son visage. J'ai peur que ce ne soit une calomnie. Capiton a tout simplement peu de souplesse dans les muscles du visage; c'est d'ailleurs le meilleur des hommes on dit de lui comme de la Providence « Il n'a « manqué à personne. » NenM?M<M!'<.

La plupart des personnes qui doivent entendre Stace, et particulièrement Régulus et Romanus, ont été invitées par un libelle ou codicille', billet de faire part du temps. Quant à Passiénus et à Capiton, qui flairent de si loin une lecture publique, ils savent d'ordinaire le jour, l'heure, le lieu de la réunion, sans qu'on le leur dise. Ils n'ont donc reçu de Stace aucun billet; c'est, à leurs yeux, une manière délicate de leur prouver qu'il compte sur eux. On dit des premiers, « qu'on les a appelés'; » des seconds, « qu'on les em~o~. » C'est la différence d'un service domestique à une complaisance d'ami.

1. [nvitari auditores solebant per libellos et eodicihos (t'Une le jeune.) 9. Advocari. fM<m)

r.. '< Adhtheri. n (Mtm)

VII. Les préliminaires de la lecture. La lecture.

Avant l'arrivée de Glabrion, Stace a échangé quelques paroles amicales avec ces différents personnages, et d'autres dont les noms m'échappent. Il a été au-devant de Régulus et de Romanus; il a fait un sourire à Capiton, un hochement de tête à Paulus; à chacun selon ses exigences. Il a salué les autres en masse. Le voilà qui se prosterne maintenant devant Glabrion. L'affranchi complimente le poëte de la grâce que lui a faite César. Le poëte remercie l'affranchi, comme s'il la lui devait. A la cour de l'empereur, il peut être quelquefois prudent de remercier le dernier des esclaves des faveurs du maître. Stace sourit à chaque instant n'est-ce pas une preuve qu'il est triste? Ce sourire n'est qu'une contraction des lèvres; c'est la grimace habituelle du masque; l'homme qui est dessous a le cœur brisé. J'ai dit beaucoup de mal du pauvre Stace; j'en ai regret à présent, à le voir sourire si à contre-cœur il ce visage d'affranchi, tout luisant de parfums et tout riant de suffisance; car il y a de l'imagination et quelque noblesse dans cet enfant de Naples, que l'air de la cour impériale a gâté. Il n'est pas donné à tous d'avoir un grand œil noir, ombragé d'un épais sourcil, qui regarde au ciel naturellement, quoiqu'il s'abaisse devant l'œil terne et clignotant de César. Il n'est pas donné à tous de tirer d'une lyre dont la tyrannie a brisé les plus belles

cordes, des sons qui,font rêver encore à la poésie absente, ni de faire croire qu'avec la liberté ces inspirations. bâtardes et ces éians: comprimés auraient pu être du génie.

Il faut bien le dire, Stace est las de Rome et des Romains; il v&ut revoir son pays, ses foyers paternels il sent que la vie lui échappe, il veut vivre à Naples- ce qui lui en' reste encore. Stace est un Homme de mœurs et de vie-domestiques. Après une jeunesse' orageuse, il a pris, par la faveur de Vénus, une femme selon son cœur. Claudia prodigue à son mari les. soins les plus tendres; elle comprend ses vers, elle en a les premières confidences~, elle partage toute l'anxiété et toute l'ivresse de ses succès. Claudia était aux derniers jeux d'A'Ibe,- quand le héraut y a proclamé le nom de Stace, trois fois vainqueur dans le combat de poésie. C'est là que César; qui présidait à ces- jeux, en sandales. grecques, vêtu d'une robe de pourpre et couvert d'une large couronne d'or où étaient grav.ées les images de Jupiter, Junon et Minerve, a fait: approcher Stace, et lui a mis sur la tête, aux acclamations du peuple, un cercle d'or. Claudia assistait à ce triomphe; elle s'est élancée sur son glorieux époux, elle a couvert sa tête de baisers passionnés. Cette femme, que les lois de la cité ont placée dans une classe intermédiaire entre l'esclave et l'homme libre, et qui n'est ni tout à fait' libre ni tout à fait esclave, cette femme s'est émancipée par l'affection et par l'intelligence; elle s'est assise près du mari, sur un siège de même hauteur, avant que la grande révolution religieuse qui cou-

vait sourdement sous cet amas de ruines devînt la' loi souveraine dans la société régénérée. Comme elle a.les joies du triomphe, Claudia aies. poignantes douleurs de la défaite. Aux jeux Gapitolins, Stace ayant été vaincu, la triste épouse a accusé Jupiter d'ingratitude pour avoir trahi sonpoëte. Stace est heureux par Claudia il se console auprès d'elle des ennuis de la réputation et des mauvais, jours d'un talent capricieux comme tous les talens d'improvisation. Stace aime la vie~ intérieure. C'est quelquefois l'effet des grandes corruptions universelles, de faire rechercher le calme et- l'obscurité de la famille, et de ramener les hommes par le besoin, de solitude aux vertus du foyer domestique.

D'ailleurs.Stace a une fille à.marier. Ce n'est pas son enfant; les. dieux ne lui ont pas accordé la faveur d'en avoir c'est l'enfant d'un premier mari de Claudia mais. Stace a pour cette 611e d'adoption toute la tendresse d'un père. Tous deux souffrent de voir tant de jeunesse et de grâces se consumer sur une couche solitaire, dans un stérile abandon. La; pauvre fille est belle, belle à faire injure àVénus, qui ne lui a pas encore trouvé un époux. Son front est petit, non comme celui de Priscilla, qui se met un bandeau pour diminuer le.sien., mais' comme celui de la Lycoris d'Horace. On y voit les racines de ses cheveux, qu'elle relève sur sa jolie' tête. Tantôt la jeune fille promène ses doigts sur le' luth, tantôt elle fait dés vers ou récite ceux de sonpère adoptif, tantôt elle déploie ses bras arrondis dans une danse animée. Stace a bien des fois relirô-

ché à la reine de Cythère et aux volages amours de laisser languir dans l'oubli une si gracieuse fleur. 11 désespère de marier sa fille à Rome, la ville des riches héritières et des mariages sans amour, la ville prostituée aux pieds des courtisanes, la ville où l'on marchande les fiancées, la ville des avortemens impurs et des libertinages impuissans. Stace veut chercher à Naples un mari pour sa fille'. C'est à Naples qu'il espère retrouver tout ce qu'il la perdu à Rome, repos, plaisirs de cœur, santé, solitude, silence. Il a l'amour de la patrie comme le sauvage exilé qui se dessèche au pied de l'arbre qui lui rappelle son pays. A mesure que Rome s'est répandue sur le monde, les petits coins de terre lointains, les petites patries, ont augmenté de prix. La patrie de Stace, c'est Naples, la ville aimée de Vénus, dont une colombe, envoyée par la déesse, fixa jadis l'emplacement sur les bords d'une mer amoureuse. C'est à Naples que Stace retrouvera la paix, la paix sans alarmes; c'est à Naples qu'il jouira d'un doux loisir; c'est au murmure du golfe qui baigne ses murailles, qu'il pourra dormir enfin d'un vrai sommeil. '< Allons à Naples, » dit-il à Claudia, « nous y marierons notre fille; ce n'est <f pas à Rome seulement que se forme le nœud « conjugal, et que s'allume le joyeux flambeau; « ma patrie aussi est fertile en mariages!. » Claudia résiste, parce qu'elle est femme, parce qu'elle aime la grande ville, le bruit des applaudissements, les couronnes aux jeux Pythiens, parce qu'elle jouit

i.Stace,tieM,)ivrc)n,i)<eev. 2. Ibidem.

d'autant plus vivement de la gloire de son mari, qu'on dit dans le monde qu'elle n'y est pas étrangère.

Stace a donc la tristesse dans le cœur; mais si Domitien a désiré qu'il fût gai, il faudra bien que Stace soit gai.

Que va-t-il lire? se demande-t-on à voix basse. Nul ne le sait, si ce n'est Claudia sa femme, et Abascantius le ministre, qui a revu la pièce, de son double droit de censeur officieux et officiel. Est-ce un chant de l'Achilléide? Est-ce une Mre? ,Quelques-uns veulent sonder, à ce sujet, Crispinus, l'appariteur de Stace; il sourit en homme discret, quoiqu'il n'en sache pas plus que les autres. Mais tout le monde se promet du plaisir, excepté Romanus, lequel pourtant applaudira le plus. On attend César. Les entretiens sont languissans; on ne parle haut qu'autour de Glabrion, qu'on félicite de la dernière victoire de César. Il s'agit de l'expulsion des philosophes qu'il a récemment chassés de Rome, parce qu'il s'en est trouvé deux ou trois qui avaient plus de barbe que de prudence. Stace se tient à l'écart Crispinus l'environne, veille sur lui, dispose eu cercle les sièges d'ivoire, dit un. mot à l'oreille du chef de l'orchestre, un autre à Abascantius, un autre à Stace. Bon Crispinus, comme il s'agite pour la gloire de son maître! soins d'autant plus touchants qu'il en ennuie tout le monde, et qu'il n'y a rien de plus ridicule que le maître des cérémonies d'un poëte qui fait des lectures publiques Abascantius sort à chaque instant de la salle, et va épier, sous le vestibule, l'arrivée

de César, qui a promis de venir sans suite et sans licteurs, peut-être.pour qu'on ne l'en reçoive qu'avec plus de pompe. Abascantius s'en est douté; il sait qu'il ne ,faut jamais prendre au mot un empe:reur qui veut qu'on le traite sans façon il a donc fait mettre sur pied tout son monde, jusqu'à la .pauvre pie, qu'on a affamée pour qu'elle parlât un peu plus.

Cependant, une litière modeste s'arrête à la porte c'est celle dont se sert l'empereur chauve, quand il veut garder l'wco~!t<o. Domitien en descend, et entre dans la salle, sans couronne ni cercle d'or, mais en simple toge, vêtu comme Martial quand ses riches amis l'ont rhabillé à neuf. L'assemblée se lève et salue César le Germanique, cent fois clément et .divin. Abascantius remercie l'assemblée au nom de César, lequel n'aime pas à prendre la parole et se résignerait encore plus aisément à écrire qu'à parler en public. César sourit obliquement à Stace, se glisse sur le siège qu'on lui a réservé près de la chaire, et indique qu'on fasse silence. L'assemblée s'assied tous les yeux sont tournés sur l'auguste assistant; le poëte est oublié pour l'empereur. Stace profite de cette distraction pour se remettre; il tire de dessous sa toge un petit étui orné de la main de Claudia, déroule le manuscrit qu'il contenait, puis, d'une voix douce et voi'lée, s'adressant à l'auditoire

« Ce sont des vers, dit-il en rougissant, sur la mort du lion apprivoisé de l'empereur. » L'assemblée accueillit, par un long murmure ,d'approbation, l'à-propos de cette flatterie. Domitien

sourit :Abascan.tius et<Glabrion -baissèr.ent,la .tête;, et-.donnèrent des signes .de .douleur.-car .César avait beaucoup regretté :son ilion.

jOui., Je beau lion de César .es~mor.b; ce lion .qui avait .une cage.àtpart, quijmangeait.dans la main., gui jouait avec un bélier ~et -un tliè~re ,ce Jion qui avait ,pris .ta place d'un autre jlion;, condamné .à mort par César pour avoir mordu :son :gardien.. 'César en a eu tant de chagrin, qu'il s'en est peu faHu, dans .i~exces'de sa sensibilité, qu'il ne fît mett~en croix le chef de la mén.Tgerie impériale .et l'esclave qui lui avait apporté .la fatale nouvelle. Il faut avouer ~que~ce.lion était sans égal..D'abord il avait étéipris à.la.glu,.preuve qu'il était né avec.un,bon naturel, .et-que ce sauvage .aspirait.à la civilisation. .César avait été si touché.denses belles manières, .de sa..douceur, qu'il avait ordonné qu'on l'apprivoisât pour'lui., ~dnt son éducation .coûter Ja vie à:ses premiers maîtres. L'excellente bête vivait en bonne in:telligence.avec tout leimonde; un lièvre,:qui a peur .de;ses oreilles, n'avait pas rpeur de :ce lion. Hélas! .c'est cette facilité de .mœurs :qui l'a perdu! Un tigre,,nouveau venu d'Afrique, ra étranglé. Le :sé~nat, convoqué extcaordinairement, s~est.empressé, :sur .la proposition d'Abascantius, de décréter des .regrets solennels à.César.

Heureux Stace, .de n'avoir,pas à affecter .une fausse joie, quand son cœur est plein de tristesse ~Voilà qui va bien à l'état de ton âme, pauvre exilé tdeNaples! le lion de César à.pleurer, etNaples'à 'voir .encore! 'De quel poids cette nouvelle soulage Crispinus, .qui s'inquiétait .du ~succès de.ta'.lecture,

en te voyant si sombre un jour de saturnales! Pour qui vit, comme toi, par l'empereur et pour l'empereur, ces deux tristesses s'accordent à merveille la mort du lion favori de César et une patrie absente Lis donc, heureux poëte, quelque Silve lamentable, sur un événement qui a fait une place vide dans la ménagerie de Domitien; et~ puisque César ne veut pas que tu le flattes, eh bien flatte son lion.

Crispinus fit faire une dernière fois silence, et Stace lut l'élégie qui suit'

« Que t'a servi de rompre tes habitudes féroces, « de renoncer au meurtre, d'abjurer ton instinct « homicide, pour te façonner à l'obéissance et subir « la loi d'un maître que tu pouvais vaincre? En « vain tu avais appris à quitter et à regagner libre« ment ta demeure, à épargner ta proie déjà saisie, « à laisser échapper sans blessure la main qu'on « avait plongée dans ta gueule.

« Tu meurs, habile destructeur des monstres les

« plus redoutables; tu meurs, non pas assiégé par « la foule des chasseurs massyliens, entouré de « leurs toiles, déchiré par l'épieu qu'on oppose à « tes bonds redoutés, ou précipité dans la fosse « qu'un art perfide dérobait à tes yeux; tu meurs « vaincu sous la dent d'un fugitif. Ta-loge infortu« née reste ouverte, et de tous côtés les lions trem-

i. Je suis heureux de pouvoir donner au lecteur, au lieu d'une traduction de ma façon, l'excellente traduction de M. Rinn, longtemps professeur éminent, aujourd'hui proviseur d'un des collèges de Paris, homme d'un savoir solide et d'un rare talent. Quant à cette lugubre oraison funèbre du lion de César, Stace y est presque plus triste que dans la Silve où il pleure son père, ou dans celle qu'il adresse aux mânes de son enfant adoptif, et ne plaisante pas plus dans l'une que dans les autres. 11 y a d'ailleurs beaucoup d'esprit et de poésie inutiles dans cette petite pièce.

'< blent derrière leurs grilles, effrayés qu'un tel '( crime ait pu être commis tous laissent triste« ment retomber leurs crinières; honteux de voir « passer les restes de leur frère, ils abaissent sur « leurs yeux toutes les rides de leurs fronts. « Mais s'il faut subir l'affront nouveau d'une dé« faite, tu n'es pas écrasé dès le premier choc, ton '< courage est demeuré ferme; tu tombes, mais ta « fierté se réveille au sein de la mort, et le même « coup n'a pas emporté toutes tes menaces. Comme « un soldat qui sent sa blessure profonde, marche « à l'ennemi, lève le bras et menace encore du fer '< qui lui échappe; tel ce lion dont les pas fléchis'< sent, dont la majesté s'est effacée, ranime ses '< yeux mourants, et, la gueule béante, cherche un « reste de vie et redemande son ennemi. « Mais, dans cette mort imprévue, de grandes '< consolations ont accompagné ta défaite. Le peuple « et le sénat, gémissant de ta mort, semblaient « regretter un gladiateur fameux tombant sur l'arène '< funèbre. Et les yeux même du grand César, parmi «tant d'animaux que la Scythie, l'Afrique, les « bords du Rhin et les peuples du Phare envoient '< mourir par milliers dans le cirque, la mort d'un '< seul lion leur a coûté des larmes. »

Quid tibi constrata mansuescere profuit.ira? Quid scelus humanasque anime dediscere cœdes, Imperiumquepati, et domino parere minori? Quid, quod abire domo, rursusque in daustra reverti Snet,us, et a capta jam sponte recedere prseda, Insertasque manus laxo dimittere morsu?

Occidis, altarum vastator docte ferarum,

Non grège Massylo, curvaque indagine clausus, Non formidato supra venabula aaltu

.Incitus, aut cseco foveoe deceptus hiatu,

Sed victus'fugiente fera. Stat cardine aperto InfeHx cavea, et, clausis circum undique portis Hoc licuisse nefas pavidi timuere leones. Tum cunctis cecidere jubae, puduitq!ie relatum Aspicere, et totas duxere in lumina frontes. At'te non primo fusum nov~s obruit ictu .Ille pudor mansereanimi, virtusque cadenti A media jam morte redit née proUnus omnes Terga dedere minas. Sicutsibi conscius alti Vulneris, adversum moriens itntites in hostem, AttoUitque manum, et ferro labente minalur; Sic piger ille gradu, solitoque erectus honore, Firmat'hians ocu!os,animamque hostemque-requirit. Magna tamen subiti tecum so)~tia tethi,

Victe, feres, quod temœsti populusque patresque, Ceu notns caderes tristi gladiator arena,

Ingemuere mori mngni quod Cœsarisora Inter totScythieas, Libycasque, et littore Rheni, Et Pharia de gente feras, quas perdere vile est, Unius amissi tetigitjactura leonis. (Silves, I!, v.)

Stace descend de la chaire, au milieu d'applaudissements dont l'empereur a donné le signal. Il ;faut avouer que Stace est un habile courtisan. On l'avait prié ~de ne point flatter; or, il trouve moyen .d'obéir.à ce vœu,'et pourtant de flatter deux fois au lieu d'une. 'D'abord, s'il ne loue pas l'empereur, il .loue son lion flatterie indirecte, qui n'en va que mieux au but. Ensuite, il sait que César n'est qu'un auditeur de pompe et de complaisance; il ne lit donc qu'une pièce très-courte, ménageant ainsi sa patience, si facilement mise à bout, et son temps si précieux à l'État. Aussi, Domitien l'en paiera généreusement, dans sa monnaie toutefois; il lui donnera son genou à baiser, et l'invitera .à son souper de saturnales. Ce sont là les plus grosses faveurs du Germanique si l'on veut obtenir plus, il faut le

demander, comme Martial, jusqu'.au scandale; il faut étaler, -sur 'le passage de César, les coutures blanches .de sa toge râpée, et crier famine devant sa litière, comme le ~même Martial.

-Domitien quitte la'salle Abascantius'et'Glabrion le'suivent, 'le ministre à pied,, l'affranchi sur ses coussins. La 'partie d'apparat de l'assemblée s'en est allée. 'Reste l'auditoire ordinaire, qui murmure divers .jugements sur le chef-d'œuvre de Stace. Vous entendez !Crispinus faire valoir,.à'voix haute, ces /)'oM<s des lions qui descende~ tout ot~ers 'sur leurs yeux.

  • Et totas duxere in lumina frontes.

Tous ces admirateurs, vrais ou faux, .se mettent à ronger ce petit os. « II meurt (le lion) -comme .un soldat d'Homère, » dit Capiton avec sa voix claire et sa figure immobile. '< Oui, répond Verginius Romanus mais ce qui n'est pas dans Homère, ce sont toutes ces menaces qui n'ont pas encore tourné le dos. » Née protinus omnes

Terga dedereminse.

Compliment qui .peut s'entendre de deux manières, pense tout bas Stace. Passiénus Paulus admire beaucoup la hardiesse de ce tour illais cette honte nouvelle Me.<'ecrasspas dup?'6HM'e)' coMp. At:te non primo fusum novus obruit ictu

me'pudor.

« Tant .d'autres auraient mis ~là une longue périphrase, » ajoute le bon Capiton. Les -auditeurs de moindre marque, qui généralement jugent peu, étouffent Stace de baisers et d'épithètes.

« C'est homérique, dit l'un;

Homère a moins d'esprit, dit l'autre; PM~c/ife, ~e~e~ )'ec~e, » dit un troisième. On n'assemble pas un auditoire pour trente vers, même quand ces trente vers sont de Stace. Qui donc occupera la chaire qu'il vient de quitter? qui osera lire après lui? Verginius Romanus, quoique plein de mépris pour le talent de Stace et pour son lion apprivoisé, ne s'expose jamais à lire dans une séance où Stace a lu. Capiton n'est point prêt; il produit peu, et fait plus volontiers son service de poëte en tenant l'auditoire, qu'en lisant des vers. Régulus n'est poëte que par boutade, quand il a entendu vanter un succès qui efface son dernier plaidoyer, et qu'il veut ramener vers lui la renommée, en lisant des vers qu'on louera, puisqu'on n'osera pas les critiquer. Crispmus a bien quelques essais en manuscrit, qu'il vante, mais qu'il ne lit pas; essais qui n'ont pas fait de lui, jusqu'à présent, un poëte accrédité, pas plus que l'épée de César n'en a fait un soldat. Ce sera donc Passiénus Paulus, lui qui ne veut pas que, de son vivant, les auditoires manquent d'auditeurs, ni les lectures de lecteurs, et qui a toujours sous sa toge une petite pièce d'attente, qu'il glisse volontiers entre deux lectures des poëtes favorisés, Stace et Verginius. Crispinus a aperçu le petit bout de manuscrit sous la toge; il dénonce Paulus à l'assemblée, il le pousse vers la chaire, l'y installe, commande le silence; et Paulus, après quelques excuses, lit: f( Priscus, vous ordonnez. »

« Moi, je n'ordonne rien, » s'écrie un certain Ja-

volénus Priscus, ami de Paulus, homme de peu de tête, dit-on, quoiqu'il en ait fait preuve cette fois en se défendant de toute complicité dans la lecture de Passiénus Paulus'.

L'assemblée éclate de rire. Tous ces comédiens se soulagent Régulus se dilate, car l'effet de la séance est perdu; ce qui en restera, ce n'est pas le succès de Stace, mais la déconvenue de Paulus. Javolénus n'est après tout qu'un sot; mais ce sot aura tué les lectures publiques tant il est vrai que le bien se fait par les mains qui s'y entendent le moins. Pauvre Paulus! est-ce donc là le prix de trente ans de bons offices littéraires, et d'une assiduité aux lectures qu'on ne pouvait comparer qu'à celle d'un vieux et fidèle client aux salutations de chaque matin Cet innocent Javolénus aurait-il trahi, sans le vouloir, l'ennui qui commence à gagner ce qu'il y a de public sensé à Rome? Grand Jupiter! par quelle main vient de périr une institution que soutenait, aujourd'hui encore, de tout le poids de sa majesté illettrée et de sa maussade présence, ton second sur cette terre, César le Germanique

VIH. Décadence des lectures publiques.

Stace a vu les derniers beaux jours des lectures publiques, et s'est enivré de leurs dernières fumées. Après lui, l'institution languit; le public sensé l'abandonne; on a déjà changé le nom de lectures t L'anecdote est <raie. Voyez Pline le jeune, livre Yt, lettre xv.

publiques en un nom qui signifie ~'ad'es~' on ne dit plus ~ec~OHM, mais o.~e/~a~'oncs, mot que les moins latinistes peuvent entendre. En vain les petits poëtes, qui voient la gloire leur échapper, cette gloire facile, petit composé de bruits de pieds et de mains, de baisers, de complaisances, font toutes sortes d'efforts pour retenir l'institution qui tombe; en vain les docteurs prétendent que la crainte d'un auditoire est salutaire au génie, que c'est le meilleur et le plus sévère des censeurs' qu'on se corrige rien qu'à entrer dans une salle de lectures; qu'il y a profit certain à pâlir, a frissonner, à regarder tout autour de soi de tous ses yeux\ Les hommes. de sens voient bien le secret de ces maximes ff Vanité de poëte, disent-ils, vanité de lecteur; on n'a vu personne, de mémoire d'auditeur, pâlir. de la peur des critiques; mais on a pu voir des poëtes rougir des louanges excessives de leurs amis. » Aussi la défection commence; ce n'est plus un devoir d'ami ou de client d'assister à une lecture, c'est une corvée; et chacun s'en dispense comme il peut, ou nela fait qu'à moitié quand il la faut faire.

L'empereur a beau venir au secours des lectures et des lecteurs; l'empereur, qui peut tout, ne peut pas forcer les gens à s'ennuyer. La servitude est devenue trop dure; tout le monde s'enfuit; c'est un sauve ~M! ~CM< général. Juvénal estime qu'il n'y a pas dé désert qui ne soit plus supportable que Rome dans le mois des lectures". Trajan honore de sa i. Pline le jeune, livre Vit, lettre xy[).

S. Ibidem. ·

5. Juvénal, satire ni, vers 9.

présence impérialc'ies lectures de Pline le jeune; il lui témoigne toute la sollicitude d'un'ami. Quand~ Pline élève' trop la voix, Trajan~ détache' vers sa. chaire un! affranchi, lequel tire Pline par le bout de sa toge, pour lui rappeler qu'il est homme, et' qu'il a la poitrine délicate; et Pline baisse le ton. L'empereur appris le rôle de Crispinus; il fait comme le joueur'de flûte de L'ancien'théâtre, qui donnait la note juste'à' l'acteur; il règle l'accentuation de son ami:; il retranche de ses gestes.; il' lé met dans tous ses'avantages;' il vient au secours d'es lectures publiques- comme empereur et comme homme de lettres. Mais rien n'y fait; la majesté impériale se brise contre l'ennui et- le dégoût publics; et c'est' Pline lui-même, si soutenu, si gâté, que ses amis viennent entendre pendant trois jours, par le plus' mauvais temps', parce qu'il est l'ami de Trajan; c'est Pline dont l'empereur soigne si paternellement la poitrine, qui se lamente tout le premier sur la décadence des lectures publiques.

Le silence de l'auditoire n'est plus le même que du temps de Stace. Alors, c'était un silence profond, avide, et, comme on disait, acre", silence plus flatteur que les cris, plus doux à l'oreille que ces explosions d'applaudissements, où l'on ne distingue pas ceux qui admirent de ceux qui bâillent tout haut silence si délicatement analysé par Pline le jeune, l'ami de Trajan, parce que son auditoire l'en honorait, principalement aux jours où Trajan honorait l'auditoire de sa personne; hélus! non; c'est un si-

).P)ine)e jeune,livre t)),lettrexv~!i. S.'tSncntiumacre." »

lence morose et froid. Vous diriez des sourdsmuets' pas un geste, pas un mouvement de lèvres, pas un regard; bien plus, pendant une heure de lecture, ils ne se lèvent pas même une fois, ne fûtce que par fatigue d'être assis, et pour se détendre les membres. Les gens semblent pétrifies le poëte dit que c'est orgueil et paresse; non, c'est ennui. Ces ennuyés sont polis, après tout. Que diriezvous donc de ceux qui, au lieu de se résigner, protestent, qui font la contre-partie des applaudissements, et, comme on pourrait dire de nos jours, qui opposent le charivari à l'ovation? Ils' crient si souvent au lecteur Co~nue~ c<Mi<Mi~e;s/ que le lecteur est forcé d'interrompre; ils profitent du moindre bruit, de l'aboiement d'un chien dans la rue, du bourdonnement d'une mouche, du coup de marteau d'un ouvrier qui travaille à l'extérieur de la salle, du craquement d'une chaise, pour éclater en rires fous, ou pour chucbotter longuement, à peu près comme ces spectateurs qui, voulant arrêter une pièce ennuyeuse, font faire incessamment silence au public qui se tait. La mésaventure de Passénius Paulus a été d'un bien mauvais exemple. Beaucoup font des imitations de cet accident naturel. On cite des gens d'esprit qui feignent d'être aussi simples que Priscus Javolénus, cet inoffensif destructeur des lectures publiques. Tout dernièrement, comme on lisait chez Capiton, un des assistants, homme très-corpulent, ayant cassé sous lui une des banquettes, de formidables éclats de rire ont forcé le

i.rUne)cjcunp,Uvre)V,lettre xyn.

lecteur de descendre de la chaire, et Capiton de remettre la séance au lendemain. Pour comble, l'homme obèse s'était endormi; on l'a relevé se frottant les yeux, ébranlé par cette chute, mais fort heureusement sans blessure. Le pauvre homme, ami intime du lecteur, a voulu nier qu'il dormît; nouveaux éclats de rire le poëte s'est échappé au milieu du tumulte; on le croit guéri de la fantaisie de lire'.

On a imaginé plusieurs moyens de rendre service à ses amis littéraires, avec le moindre dommage pour soi. La peur de l'ennui rend presque aussi inventif que le désir de s'amuser. Quelques personnages envoient leurs affranchis à leur place, comme ils enverraient leun litière à un enterrement; mais ~l'affranchi, en l'absence du maître, est un auditeur mou, qui arrive tard et s'en va tôt, qui acquitte la dette de son maître par quelques applaudissements donnés tout de travers, et qui se sauve à la taverne pour s'y dérider avec d'autres affranchis envoyés pour le même office. Ceux qui restent sont inintelligents, et par là j'entends dire qu'ils applaudissent peu; ou, ce qui est bien pis, ils sont tapageurs; il n'y a pas d'oreilles plus fines pour entendre les bruits qui peuvent donner à rire s'ils sont Grecs surtout, je plains le poëte. Beaucoup de ces affranchis sont excellents mimes; aux plus beaux endroits de la lecture, quand le poëte a le geste précipité et la voix retentissante, en voici un qui fait sa charge, ouvre la bouche et gesticule; et l'assemblée de pouft. Lettres dePline le jeune.

fer de rire l'appariteur, qui se tient près de la chaire, dit au poëte qu'on rit d'aise, et le poëte continue.

Ceux qui n'ont pas d'affranchis, et qui n'aiment pas plus à s'ennuyer que ceux qui en ont, se servent d'un moyen plus discret et moins compromettant. A l'heure de la lecture, ils se tiennent sur une place publique proche du lieu de la séance et de temps en temps envoient un esclave s'informer où en est la lecture. Vers la fin, vous les voyez venir lentement un à un, et, pour peu que l'esclave les ait mal informés et que le poëte soit moins avancé dans sa lecture, ils gagnent la porte, ceux-ci furtivement en baissant le dos, ceux-là d'un pas bruyant et la tête levée.

L'invention a pris, et, comme il arrive, on l'a bientôtperfectionnée. Sans doute, on s'ennuie moins à prendre l'air sur une place publique qu'à bâiller à une lecture; mais on s'ennuie encore trop pourtant. D'ailleurs, il y peut faire ou trop chaud ou trop froid; les gens prudens y ont pourvu. Ils se tiennent dans un lieu couvert, soit'dans des bains, soit à un jeu de paume. C'est de là qu'ils envoient leur esclave en vedette. Quand la lecture a lieu chez Capiton, rien n'est si commode. La magnifique maison de Capiton est presque contiguë à un jeu de paume. Pendant donc que les fidèles se rendent à la lecture, 'les tièdes se rendent au jeu de .paume. Ils dépêchent une première fois l'esclave spéculateur'. Le poëte est-il entré? -:Pas encore. On eni. Qui va en reconnaissance, <pfcu!a(of M.

gage les parties.'Peu après, l'esclave retourne. Où'en~estle.poëte? –~Iln'estpas encore en chaire; sesamis le'iouentde ce qu'il va lire. Le jeu:continue. Une heure se passe. L'esclave va de nouveau passer sa tête par la porte entr'ouverte. –Que lit le poëte? Un mimïambe. Bon! disent les joueurs. C'est qu'il importe de savoir avec précision quelle est la pièce lue, afin de n'arriver ni trop tôt:ni trop tard. Si c'est un ~mimïambe on a deux heures devant soi. Le mimïambe est long il vous laisse le temps d'une partie de paume ou d'un bain.

L'esclave sort une dernière fois. –Le poète.en est-il.à la fin? II lisait'très-vite un dialogue.trèsanimé cela sent le dénoûment. 'L'auditoire paraît se ranimer, .comme s'il'sepréparait à vider la salle. Les banquettes craquent; on entend un petit bruit confus qui pourrait se traduire par EM/ Les joueurs quittent leurs baignoires de marbre.; Fesclave les essuie .à loisir, et ils entrent enfin,dans la salle, au moment des derniers coups, avec tous les signes .dépens désappointés, auxquels-le libelle ou codicille d'invitation a indiqué une heure pour une autre.

Il faut entendre le désolé Capiton se plaindre de ce refroidissement. :I1 a pour cela deux 'raisons .la .première, .ce sont quelques .pièces renfermées dans l'étui., qui y attendront leur jour, Jupiter sait combien de temps; la seconde, c'est un amour sincère mais peu éclairé de l'art, dont il voit les destinées attachées à celles des lectures publiques..11 faut l'entendre rappeler le bon temps, ce 'temps où l'em-

pereur Claude, se promenant dans son palais et entendant un grand bruit d'applaudissements, demanda qui causait ce bruit, et, comme on lui dit que Servilius Noniantis' lisait publiquement un de ses ouvrages, quitta brusquement son cortége de courtisans, et vint s'asseoir parmi les auditeurs de Nonianus~. Alors tout allait bien, la prose était aussi florissante que la poésie; alors l'auditoire était garni, et c'était une industrie lucrative que la location des salles et des banquettes destinées aux lectures; alors la foule se pressait aux portes, et plus d'un payait de sa toge le plaisir d'entendre un auteur goûté. A peine remarquait-on la magnanimité de ces jeunes gens qui restaient dans la salle, tant que durait la séance, avec un vêtement en lambeaux. Le style du lecteur avait une agréable Variété, «tantôt s'élevant, tantôt s'abaissant, mêlé de noblesse et de simplicité, de légèreté et de grandeur, de sévérité et d'agrément » ( style des partisans des lectures ). Lui-même rougissait en lisant sa préface, et l'on voyait sur son visage cette crainte qui recommande si bien un lecteur; '< car la timidité a, dans l'homme de lettres, je ne sais quelle grâce que n'a pas la confiance M (même style). Dans ce temps-là, pourtant, Sénèque traitait de fou l'écrivain qui sortait joyeux d'un auditoire où il venait d'être applaudie Il est vrai que Sénèque pouvait se passer de la gloire qu'on décerne dans les lectures publiques.

t. Historien fort vanté de Quintilien.

2. Pline le jeune, )i"ret,)eMex~t.

5. Sénèque, teMrem.

Il faut entendre là-dessus les petites indignations aigre-douces (t'M~?a~'M?!CM~) de Pline le jeune, quand il voit la partie la plus bruyante de sa gloire lui échapper avec les lecteurs. 11 est choqué du dédain de ces hommes qui, bien qu'inoccupés, bien que priés et suppliés de venir, ne viennent pas; ou, s'ils viennent, ne se cachent pas pour dire qu'ils ont perdu leur journée*. Quel orgueil, s'écrie-t-il, et quelle méchanceté! quelle inhumanité de blesser ainsi les gens qui vous demandent un si petit service Quant à lui, il a la conscience nette à ce sujet. Il a assisté à presque toutes les lectures, et tous ceux qui aiment les lettres sont assurés de son suffrage entendez bien ceux qui aiment les lettres,. non ceux qui y réussissent. Sa main est à qui la demande; ses louanges à qui en veut. Celui-là est /e?'oce, dit-il en prose, et a sucé le lait d'une tigresse d'Hyrcanie, dirait-il en vers, qui n'aime p~s les lettres jusqu'à applaudir de parti délibéré le premier venu qui les déshonore. Pline le jeune est un de ces écrivains qui ont besoin de tout le monde. Il a peur de la critique et, pour n'en être pas atteint, il se couvre du plastron d'une bienveillance universelle. Pline le jeune a beau faire; c'est lui qui mènera le deuil des lectures publiques. La chose est dure, j'en conviens quand cette petite association qui liait étroitement tous les &m~' des ~fes~ comme parlePline, fut rompue, il fallut bien que chacun cherchât ou son dédommagement ou sa force en soi, triste ressource à l'époque 1. Pline le jeune, livre t, lettre xnt.

de Pline le jeune. La poésie n'était plus' alors qu'une convention, laquelle reposait sur une confrérie assez fortement organisée, puisqu'elle subsista deux siècles. La confrérie étant dissoute, la. convention qu'elle soutenait disparut. Les poëtes, forcés de s'isoler, se turent; et, comme à cette. époque-là on ne connaissait pas encore l'invention des poésies individuelles, lesquelles se contentent du plus petit auditoire, n'y ayant plus de poésie publique, il n'y eut plus de poëte que le versificateur de la cour, chargé des épitbalames et des panégyriques, des naissances et des morts, personnage d'étiquette, entretenu et conservé pour qu'il. y ait toujours des vers, même quand il n'y a plus de poésie.

MARTIAL

ou

LA VIE DU POETE

I. Vie de Martial.

H. L'empereur et le poète. Pourquoi les poëtes anciens ne parlent-ils jamais de leurs premières années?

IH. Martial flatte pour avoir du pain.

IV. Le poëte de l'empire a des honneurs, de la réputation, et point d'argent.

V. Martial et Domitien.

VI. Martial homme candide et bon.

VII. Des impuretés de Martial.

VIII. Martial etStace poëtes rivaux.

IX. Quelques personnages des épigrammes de Martial et leurs analogues de ce temps-ci.

X. Les avocats, les architectes et les crieurs publics.

XI. Les dernières années de Martial.

MÀRTÏAL

ou

LA VIE DU POETE.

Avant d'avoir lu à fond Martial, j'avais beaucoup de préjugés sur ce poëte. Préjugés d'écolier de l'université, préjugés d'enfant d'un pays libre, préjugés personnels ou d'imitation, c'est avec cette sorte de parti pris que j'ai abordé la lecture de Martial, lecture ardue où le livre m'est souvent tombé des mains. Aujourd'hui j'ai meilleure opinion de lui. Je regrette les duretés peu réfléchies qui me sont échappées à son sujet; je me suis senti parfois de la sympathie pour lui, et même un peu de la tendresse des commentateurs, lesquels appellent leur auteur noster, se font un point d'honneur de le trouver parfait, et l'aiment en proportion de ce qu'il leur en a coûté pour l'entendre..

Peut-être aussi ai-je cédé, à mon insu, au goût de notre époque pour le paradoxe. Voilà si longtemps que ce pauvre Martial est maltraité par les critiques qui ne le lisent pas Voilà si longtemps qu'il court dans les académies et dans les universités des phrases oflicielles sur ce vil flatteur, qui prodigua l'encens à Domitien vivant et l'outrage à Domitien mort, ce qui n'est

pas exact, comme on le verra! Voilà si longtemps qu'on l'excommunie du haut des chaires de rhétorique Calmez-vous, messieurs les docteurs, il n'y a rien de plus beau que les mœurs, si ce n'est peutêtre la vérité. Pour mon compte, je ne veux point dire du mal de Martial; il me peint Rome si au vif, si ordurière, si grande, il me la fait voir si corrompue au milieu de cette race abâtardie dont les vices seuls sont imposants, il m'a tant amusé de ses pointes sur les mœurs des chevaliers, des sénateurs et des valets, que je lui pardonne volontiers d'emphatiques éloges qui lui ont été fort mal payés.

Je n'ai pas la prétention de faire casser l'arrêt qui condamne Martial. Je suis de ceux qui pensent que l'opinion, cette reine du monde, ne se trompe jamais sur le gros des choses; mais sur le détail elle peut errer. Il y a une morale publique qui réprime le cynisme du poëte de BHbilis je ne regarde pas si ceux qui ont crié le plus haut contre lui étaient eux-mêmes des anges. La morale publique existe indépendamment de la moralité des temps et des hommes c'est un jugement sans appel, qui se conserve à travers les siècles, et qui domine toutes les morales particulières, sans doute parce que le premier qui l'a rendu était ou un ange ou un dieu. Mais pour le spéculatif qui tient compte de la faiblesse humaine, qui est plus jaloux d'expliquer les choses que de les juger, et qui ne veut pas accabler ceux qui ont faibli, de l'honnêteté ou de la modération qu'il a plu à la Providence de lui donner, il y a, dans la plupart des jugements sur les personnes,

des circonstances atténuantes qui n'infirment pas l'arrêt de la morale publique.

Encore une considération. La postérité n'admet guère, en général., que des jugements absolus sur le caractère moral des événements et des hommes c'est tout mal ou tout bien. Elle s'inquiète assez peu des détails, et elle fait bien, dans l'intérêt de la leçon que l'avenir doit en tirer. Elle a une balance qui ne fait jamais équilibre, un plateau emporte toujours l'autre. De cette sorte, il n'y a pas d'indécision ni de doute, partant point de demi-morale possible. Une fois donc qu'une dizaine de siècles ont dit la même chose du même homme ou du même fait, il n'y a plus lieu de contredire; et, en tout cas, ce n'est pas un écrivain. sans autorité qui peut donner utilement un démenti à dix siècles. Et pourtant, il n'y a rien qui soit tout à fait mal, ni tout à fait bien, ou plutôt il n'y a rien de mal qui ne soit mêlé de quelque bien et cela peut être bon à remarquer, moins au détriment de la morale publique qu'au profit de la tolérance.

Je ne parle ici que de la réputation de Martial. considéré comme homme comme poëte il n'a presque jamais été jugé, quoiqu'il ait été fort com-.menté. De respectables jésuites allemands se sont. donné beaucoup de peine pour l'éclaircir; leurs travaux ont servi à m'en épargner. C'est là quelquefois toute la gloire de ces infatigables débrouilleurs, d'énigmes; faciliter à un oisif la lecture d'un livre, lui fournir les motifs d'un jugement téméraire; le, prix n'en vaut pas la peine. Rollin a parlé avec beaucoup de convenance de Martial. Je ne ferai pas

le même éloge de ce qu'en a écrit La Harpe, si souvent coupable d'avoir jugé ce qu'il n'avait pas lu. Voici son jugement sur Martial e « Martial, chez les Latins, a aiguisé l'épigramme beaucoup plus que chez les Grecs. Il cherche toujours à la rendre piquante; mais il s'en faut bien qu'il y réussisse toujours. Son plus grand défaut est d'en avoir fait beaucoup trop. Son recueil est composé de douze livres, cela fait environ douze cents épigrammes c'est beaucoup'. Aussi en pourrait-on retrancher les trois quarts sans en rien regretter. Lui-même s'accuse en plus d'un endroit de cette profusion; mais cet aveu ne diminue rien de l'importance qu'il a attachée à ces bagatelles. Elles nous sont parvenues dans le plus bel ordre, telles qu'il les avait rangées, et même avec les dédicaces à la tête de chaque livre. Cela est fort consolant sans doute, mais pas assez pour nous dédommager de la perte de tant d'ouvrages de Tite-Live, de Tacite et de Salluste, que le temps n'a pas respectés autant que le recueil de Martial. Le premier livre est tout à la louange de Domitien la postérité lui saurait plus de gré d'une bonne épigramme contre ce tyran. Au reste, ces louanges roulent toutes sur le même sujet il n'est question que des spectacles que Domitien donnait au peuple, et Martial répète de cent manières qu'ils sont beaucoup plus merveilleux que ceux qu'on donnait auparavant. Cela fait voir quelle importance les Romains attachaient à cette espèce de magnificence, t. Le compte de La Harpe n'est pas exact: il y a quatorze livres et près dx quinze cents épigrammes. La différence est d'environ trois cents.

et en même temps combien il était peu difficile de flatter l'amour-propre de Domitien.

« Martial est aussi ordurier que notre Rousseau dans le choix de ses sujets; mais il y a l'inûni entre eux pour le mérite de l'exécution poétique. Rousseau a excellé dans ses épigrammes licencieuses, au point d'en obtenir le pardon, si l'on pouvait pardonner ce qui est contraire aux bonnes mœurs; Martial, pour être obscène, n'en est pas meilleur, et, condamnable en morale, il ne peut être absous en poésie autant valait, ce me semble, être honnête. Il dit quelque part qu'un poëte doit être pur dans sa conduite, mais qu'il n'est pas nécessaire que ses vers soient chastes. On peut lui répondre qu'au moins il ne faut pas qu'ils soient licencieux. Le petit nombre d'épigrammes qu'on a retenues de lui est heureusement de celles qu'on peut citer partout. J'en ai traduit une qui peut servir de leçon à Paris comme à Rome, et qui ne corrigera pas plus l'un que l'autre; elle est adressée à un avocat

On m'a volé j'en demande raison

A mon voisin, et je l'ai mis en cause

Pour trois chevreaux, et non pour autre chose. !t ne s'agit de fer ni de poison

Et toi, tu viens, d'une voix emphatique, Parler ici de la guerre punique,

Et d'Annibal, et de nos vieux héros;

Des triumvirg, de leurs combats funestes. Eh! !ai'se là les grands mots, tes grands gestes: Ami, de grâce, un mot de mes chevreaux. Non de vi, neque csede, nec veneno,

Sed lis est mihi de tribus capellis.

Vicini queror bas abesse furto.

Hoc judex sibi postulat probari

Tu Cannas, Mithridaticumque bellum,

Jam dic, Postume, de tribus capettis.(Liv.VI,ép. 19.) Puisque j'ai touché à l'ignorance de La Harpe, d'ailleurs si judicieux en tout ce qu'il sait bien, c'est le lieu de noter une autre erreur de ce critique, à propos du même Martial. Parlant de la réputation dont Stace a joui pendant sa vie « Martial, dit-il, « nous apprend que toute la ville de Rome était en « mouvement pour aller l'entendre, quand il devait « réciter ses vers en public, suivant l'usage de ces « temps-là, et que la lecture de la Thébaïde était une « fête pour les Romains. M Or, ce détail n'est point de Martial, mais de Juvénal'. On doit excuser d'autant moins la méprise de La Harpe, que le silence absolu de Martial au sujet de Stace, son contemporain, est un fait qui a exercé la sagacité des commentateurs, et qui a reçu différentes interprétations. Il n'y a pas de poète de cette époque, si petit que fût son mérite, qui n'ait été vanté par Martial, et lié avec lui. Stace seul n'a pas même été nommé dans son Recueil. Il est vrai que l'auteur des Silves le lui a bien rendu. J'essaierai d'expliquer ce silence réciproque de deux poëtes qui occupaient à peu près au même degré l'attention des Romains. C'est un fait curieux de biographie en même temps que de critique.

t. Voici tes vers de Juvénal, satire vn, vers 82

Et perjuria Punici furoris,

Et Syllas, Mariosque Mueiosque

Magna voce sonas, manuque tota.

Curritur ad voccm jucundam et carmen amicae.

T/tttMfdo!, tœtarn fecit cum Statius Urbem

Promisitque diem.

I.Viede'Martia).

Martial (Marcus Valerius Martialis) naquit la première année du règne de Claude, à Bilbilis, ville d'Espagne, dans la province de Tarragone. Qu'est devenue Bilbilis? Les commentateurs.l'ont cherchée avec soin, et ont cru l'avoir trouvée dans une petite bourgade du pays de Catalayud, appelée Banbola ou Bambola à quoi un Espagnol a objecté que le Catalayud 'étant un pays plat, 'et Bilbilis une ville élevée', 'il fallait se résigner ignorer à tout jamais le lieu de naissance de Martial. Quoi qu'il en soit, Bilbilis n'était pas une ville sans importance.; on y fabriquait d'excellentes armes, d'une trempe estimée; le fer y'était fourbi dans les eaux du Salone, fleuve qui coulait sous les murs de la ville. Martial vante souvent -Bilbilis; il l'appelle la noble ville, la ville ûère de son or et de son argent, la ville célèbre par ses eaux et ses armes f< Ma Bilbilis., » dit-il quelque part2. A Rome, il regrette Bilbilis; il est vrai qu~à Bilbilis il regrette Rome; inconséquence fort habituelle aux poètes.

Martial vint à Rome à l'âge de vingt et un -ans, Néron'étant empereur, 'Il y passa trente-cinq ans; il en sortit à cinquante-sept. 11 ne'dit rien de sajeu-

1. Videbis altam, Liciniane, Bitbitim.'ft.ivre 1, ép. 50 ) biunicipes, Augusta mihi quos Bilbilis acri

Monte créât.().ivre X, ép. tôt.)

S. Aeccpitmëa,'rusticumque'fe'cit

Auro BHbitis'et superba ferro.'(Lhïe X! ~p. t9;)

nesse, qui ne fut pas, comme celle de Stace, couronnée de palmes olympiques; il ne dit rien de ses parents, ( sinon qu'ils ont été bien fous de lui avoir enseigné les lettres. »

At me litterulas stulti docuere parentes.

(Livre IX, ép. 74.)

Cette boutade, assez peu filiale, est provoquée par l'aventure d'un cordonnier devenu possesseur des biens de son patron, qui buvait du falerne, et entretenait un Ganymède dans sa maison de Préneste. S'il faut en croire Martial, ce cordonnier serait parvenu à capter cet héritage par d'indignes moyens. Cette circonstance gâte un peu la belle indignation du poëte. Si le cordonnier était devenu riche en faisant des souliers, et, comme dit Martial, en alongeant de vieilles peaux avec les dents, je concevrais que le poète reprochât à ses parents de lui avoir laissé une pauvreté lettrée au lieu d'un métier à argent. Mais si l'honnête artisan était de plus un fripon, volant l'héritage des gens qu'il avait chaussés, la plainte de Martial n'est plus si morale car autant valait dire Que ne m'avez-vous appris à capter des testaments ?

Dans le siècle dernier, Gilbert se plaignait aussi de ses parents; mais quelle différence entre ses plaintes et celles de Martial L'un s'irritait de n'être pas assez riche, l'autre de manquer de pain. Le désespoir a inspiré Gilbert

Père aveugle et barbare, impitoyable mère

Pauvres, vous fallait-il mettre au jour un enfant

Qui n'héritât de vous qu'une affreuse indigence!

Encor, si vous m'eussiez laissé votre ignorance.

J'aurais vécu paisible en cultivant mon champ.

Mais vous avez nourri les feux de mon génie.

Aux époques où le poëte ne peut pas se plaindre sur ce ton, il flatte. Mais, plainte ou flatterie, il y a toujours de la pauvreté au bout seulement les circonstances et le caractère la font digne ou indigne.

il. L'empereur et te poëte. Pourquoi les poëtes anciens parlent fort peu de leurs premières années.

Jusqu'au règne de Domitien, époque où Martial commence à écrire, et où il est inscrit comme poëte officiel sur le registre des libéralités impériales, il ne nous dit rien de sa vie. Que faisait-il sous Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, les uns empereurs de quelques semaines, les autres de quelques jours, au milieu de cette ivresse de révolte et de sédition, qui mit quatre empereurs en dix mois dans la maison des Césars, K y faisans les « soudards entrer l'un, et en sortir l'autre, ne plus « ne moins que s'ils eussent joué quelque mystère « sur un eschaffault'? » Que faisait-il sous Néron? 7 Il y a dans son immense recueil deux ou trois allusions aux cruautés de cet empereur. « Vous me de« mandez, dit-il à Sévère, comment il se peut que « le pire des hommes, Charinus, ait fait une bonne <( chose. Je vais vous répondre, et sur-le-champ

i. Plutarque, F'< de Galba traduction d'Amyot.

« Quoi de pis que Néron? quoi de meilleur que les « Thermes de Néron'? M Ailleurs, il reproche à Néron la mort de Lucain « Cruel Néron, dit-il, hélas! « aucune ombre ne t'a rendu plus odieux ce « crime-là du moins n'aurait pas dû t'être permise )' Le reproche est court, et en termes assez modérés. Nous qui nous croyons tenus de témoigner une décente indignation au nom seul de cet homme, et qui serions tancés comme partisans du despotisme si nous nous permettions, pour le simple plaisir du paradoxe, de le trouver moins méchant qu'on ne l'a fait, nous pourrions en vouloir à Martial d'en si peu dire contre Néron. Prenons-y garde. Les secousses de ces règnes d'un jour, escaladés à main armée; cette succession de maîtres, dont les uns avaient des vices monstrueux, qui se satisfaisaient à la hâte, dans l'incertitude du lendemain, les autres des vertus intempestives, lesquelles sont aussi nuisibles que les vices; pour tout dire, en un mot, le despotisme militaire, la pire des tyrannies, parce qu'elle tue les passions qui sont la vie des sociétés; toutes ces choses faisaient qu'on ne songeait plus guère, au temps de Domitien, à s'indigner contre Néron.

D'ailleurs, depuis Auguste, la politique s'était retirée du forum au palais des Césars, où elle se traitait comme une intrigue. Peu de gens y prei. Quo possit fieri modo, Sevcre,

Heu Kero crudelis, nullaque invisior umbra,

Ut vir pessimus omnium Charinus

Unam rem benc fecerit, requiris.

Dicam, scd cito quid Kerone pcjus?

Quid thermis mctius neronianis? (Uvre VU, ép. 34.)

Debuit hoc saHem non licuisse tibi. (Livre VII, ép. 21'.)

liaient un intérêt réel et de passion. Entre l'empereur, d'une part, possesseur inquiet et non viager, la plupart du temps, de la puissance absolue, intriguant au fond du palais avec des affranchis et des délateurs, espèce de grand parvenu sans passé et sans racine, empereur de hasard, auquel se rattachaient pour un temps quelques enfants de fortune et quelques intérêts privés; et, d'autre part, des lieutenants d'armée, auxquels l'envie de régner à leur tour pouvait tourner la tête, s'il arrivait que la fortune les trouvât de taille à porter au front le cercle d'or, ou qu'un hardi centurion, pour devenir lieutenant, leur jetât un manteau de pourpre sur les épaules; entre le compétiteur couronné et le compétiteur voulant l'être, le débat se. vidait au milieu de l'indifférence universelle. Peu de personnages notables se mettaient entre ces deux légitimités de fortune, de peur de ne pas quitter assez tôt l'ancienne, ou de venir trop tôt au-devant de la nouvelle. Pour le gros du peuple, pour tout ce que j'appellerais volontiers du nom moderne de classe moyenne, nom qui représente assez bien ceux qui, dans toute nation, ne sont ni riches ni pauvres, les lettrés surtout et les poëtes, qui ne sont pas dignes apparemment d'être riches, les vices et les vertus des empereurs, de ceux surtout qui étaient morts,, ne donnaient matière ni à d'ardents ressentiments ni à de vives sympathies.

Pour cette masse d'indifférents, Néron mort était un empereur comme un autre, un personnage chronologique, placé entre Claude et Galba, une statue dont les débris en avaient été rejoindre

d'autres. Ceux qui aimaient le bain, et le nombre en était grand, chacun pouvant s'en passer la fantaisie pour la quatrième partie d'un as, ceux-là disaient, comme Martial, en se faisant oindre les cheveux de parfums par l'esclave favori « Quoi de pis « que Néron? quoi de meilleur que ses Thermes? » Petite critique, où il y a presque plus de reconnaissance pour les bains que de haine pour leur fondateur. Outre qu'il déplaisait peut-être à Domitien que ses poëtes le flattassent trop aux dépens de Néron, parce qu'il est un point où la critique d'un méchant prince mort n'est pas à l'éloge d'un méchant prince vivant.

Le silence de Martial sur ses premières années, sur sa jeunesse, est aussi un sujet de réflexions; réflexions qui ne s'appliquent pas seulement à Martial, mais à presque tous les poëtes, tant romains que grecs, tant de son époque que des époques antérieures. Pourquoi ce silence? Pourquoi ce contraste si frappant avec les poëtes de notre temps, par exemple, qui parlent si complaisamment de leurs premières années, de leur ~aîue enfance? Notre littérature s'enrichit tous les jours de ces sortes de détails, si c'est une richesse toutefois, pour une littérature, que de s'appauvrir du côté des grandes pensées et de s'enrichir du côté des petites. Maintenant nous savons comment vagit un'petit poëte au berceau et au sein de sa nourrice, de quelle couleur sont ses cheveux; nous savons quelle espèce de pédagogue de province lui a donné de la férule sur les doigts, la joie de ses parents en le voyant revenir d'une distribution de prix, avec une cou-

ronne et une Mor~e en ~c<MM sous le bras, les discours de l'aïeule au coin du feu, car un petit poëte a toujours une aïeule, ce personnage étant pittoresque; plus tard, les premières amours avec une paysanne aux mains blanches, quoiqu'au village on les ait plus que brunes; et puis, les courses à travers champs, les demoiselles qui remontent la rivière, poursuivies, attrapées, relâchées; enfin, mille autres détails de ce genre, qu'on peut bien appeler des enfantillages sans leur faire injure, puisqu'il s'agit d'amours et de jeux d'enfant. Dans les poëtes anciens, nous ne voyons rien de pareil. A peine y trouve-t-on cà et là quelques traces des souvenirs de la première jeunesse; encore ces souvenirs se rattachent-ils toujours à un ordre de pensées viriles et philosophiques. Quelle est la principale raison de cette différence? C'est que la vie, pour les anciens, ne commençait que du jour où elle devenait publique. Jusque-là c'était du temps dépensé à se nourrir et à se fortifier, c'était de la vie physique. Une fois ce temps passé et cette vie devenue assez forte pour n'être pas brisée par les épreuves du forum, le poëte n'y revenait plus; c'était une page fermée pour lui comme pour ceux de son pays.

Regardez le poëte romain. Pour lui point de vie de famille, point de foyer domestique; des dieux lares qui ne lui disent rien; un père vivant peu chez lui;'une mère traitée comme une esclave, et quelquefois plus mal; point d'intimité de père à fils, point d'aïeule en cheveux blancs, assise au foyer, honorée, pouvant imposer silence au père de

famille, et faire prévaloir l'autorité de ses cheveux blancs sur les droits que donne à celui-ci la loi civile et religieuse; lui, dès ses plus tendres années, allant aux écoles pendant que son père est au forum, aux comices, aux armées; ne se sentant point réellement libre, parce que s'il l'est par rapport à l'homme-chose qui laboure le champ paternel, il ne l'est point par rapport au droit de fer, au droit de vie et de mort que son père a sur lui; dès-lors, soupirant après l'émancipation, après la robe prétexte, après le temps où sa première barbe sera coupée; rêvant les orageuses libertés de la vie publique; faisant peu de retours sur sa jeunesse qui passe, qui se traîne à ce qu'il lui semble; n'ayant point de souvenirs parce qu'il n'a pas eu de liberté. Mais voilà le poëte père de famille à son tour..A quoi sa vie se passe-t-elle? Dès le matin, visites de client au patron, et s'il est patron pour quelqu'un, visites à recevoir des uns après en avoir fait aux autres. Déjà la première et la deuxième heure sont perdues': à quoi? à user des souliers, dit Martial, a salir sa toge, à essuyer les baisers des allants et des venants, baisers de bienvenue, baisers d'heureuse'rencontre, baisers pour ses vers, car c'est une civilité dont on est prodigue à Rome. De la septième à la huitième heure% c'est le temps de la méridienne. Il se repose de ses fatigues de client, il essuie son front, il dort. De la huitième à la neuvième", les jeux du champ de Mars, auxquels,il t. Chez nous, de sept à huit heures du matin.

D'une heure à deux heures de l'après midi.

S.. De de~ïA t~~s heures,

assiste comme curieux ou comme acteur; ensuite le bain, le repas toujours en public. Que dis-je? liegardez sa maison quel lieu lui parle de ses premières années? c'est le foyer qui fait penser à l'enfance or, le foyer, c'est un cercle autour du feu de gens égaux et libres, et non pas l'autel élevé au fond de la maison, où le père de famille, prêtre et sacrificateur, officie au nom de je ne sais quels dieux sourds, poupées d'or ou de bois, pénates d'Asie, lares d'Italie, auxquels on rend justice d'ailleurs enles enfermant dansla même armoire que la coupe de la première barbe. Le vrai foyer manque au poëte enfant, manque au poëte père de famille. La muse des souvenirs de jeunesse, des premières amours enfantines à laquelle siérait si bien l'anneau d'or au doigt, et une longue et pure prétexte, n'est pas romaine; c'est une fille moderne du septentrion.

III. Martial pauvre, et flatteur pour avoir du pain. Martial n'était pas riche; il fit comme Stace, il se tourna vers la cour, source des grâces et des honneurs. Il demanda sous toutes les formes et dans tous les styles, tantôt des honneurs, tantôt de l'argent, tantôt simplement la faveur d'être lu de Domitien. Si l'on recherche de quelle nature étaient ses besoins, et pourquoi il mettait tant d'ardeur et de persévérance dans ses demandes, loin de lui en vouloir, on désire qu'il réussisse. Quels sont les vœux de notre poëte? Cultiver un petit champ à lui', i. Martial, livre 1, êpigratnme 46.

avoir du loisir dans sa médiocrité, ne point hanter les grands, ni colporter eà et là ses salutations matinales vivre de sa chasse; pêcher à la ligne; couper ses ruches; avoir une grosse fermière qui dresse sa table et la couvre de mets simples; se chauffer avec du bois qui ne lui coûte rien (le bois coûtait horriblement cher à Rome), et faire cuire ses œufs à son feu voilà tout ce qu'il désire. Et plus tard', s'il souhaite encore d'être riche, ce n'est pas pour couvrir d'esclaves les campagnes d'Étrurie, ni pour manger à des tables d'ivoire, ni pour boire du falerne glacé dans des coupes de cristal, ni pour marcher au milieu d'un cortège de clients, ni pour qu'une mule crottée salisse son habit de pourpre; c'est pour donner et pour bâtir. Pour bâtir? Pouquoi donc se moque-t-il de Gellius qui avait aussi la manie de bâtir, qui toujours posait des serrures, détruisait, refesait, et donnait pour toute réponse à ceux qui lui demandaient de l'argent « Je bâtis. » Ne seraitce pas une petite flatterie à Domitien qui faisait prodigieusement bâtir? Martial n'est pas suspect on peut croire qu'il flatte, même là où il n'en a pas l'air.

Martial est un mendiant intéressant qui s'adresse a la bourse des gens; il y met peu de pudeur et beaucoup d'esprit. Il varie à l'infini la forme des suppliques mais le fonds en est si clair qu'il n'y a pas à s'y méprendre. Il vous pousse au pied du mur, il vous impose la générosité, bon gré mal gré; et en même temps ses besoins sont si pressants, que la 1. Martial, livre !X, épigramme 23.

'j. ~tartiat. U~re IX, épigramme 47.

honte est pour celui qui refuse et non pour celui qui demande. Ses prières à Domitien font plus de tort à ce prince qu'à lui.

« Comme je demandais naguère à Jupiter quelques

f< milliers de sesterces « Celui-là te les donnera, dit « le dieu, qui m'a donné des temples. » Oui, il a « donné des temples à Jupiter; mais de milliers de '( sesterces il ne m'en a pas donné un. Aussi bien je f< dois avoir honte de demander si peu. Et pourtant, « de quel air gracieux, de quel front pur de tout « nuage, avec quelle sérénité il avait lu mes prières I '< Tel il est, quand il permet aux Daces suppliants « d'avoir des rois, ou quand il monte ou descend « le chemin du Capitole. Dis-moi, Pallas, toi qui '< connais la pensée de notre Jupiter, s'il a ce vi« sage quand il refuse, de quel air accorde-t-il? « Ainsi je parlais. Pallas, déposant sa Gorgone, « me fit cette courte réponse Insensé, ce qu'on

« ne t'a pas encore donné, crois-tu donc qu'on te f< le refuse ? »

Pauca Jovem nuper quum millia forte rogarem,

Ille dabit, dixit, qui mihi templa dedit.

Templa quidem dedit ille Jovi sed millia nobis Nulla dedit; pudeat pauca rogasse Jovem.

At quam non tetricus, quam nulla nubilus ira,

Quam placido nostras tegerut ore preces

Talis supplicibus tribuit diademata Dacis

Et capitolinas itque reditque vias.

Dic, precor, o nostri, die, conscia virgo Tonantis, Si negat hoc vultu, quo solet ergo dare?

Sic ego sic breviter posita mihi Gorgone Pa))as Quœnondumdatasunt,stu)to,negataputas?(Liv.V[,6p.10.)

I! y a dans cette épigramme deux Jupiter. Martial traite mieux le second il l'appelle noster ToM~s.

Le Jupiter de l'Olympe n'est guère là que pour mémoire. Ailleurs, il en use encore plus cavalièrement avec lui « Vénérable souverain du palais « Tarpéïen, lui dit-il, toi que nous reconnaissons « pour le Dieu tonnant au soin que tu prends du « salut de notre maître, quand chacun te fatigue « de ses voeux et te demande tout ce que les dieux a peuvent donner, ne t'irrite point contre moi si « je ne te demande rien, et .n'impute point mon « silence à orgueil. Je te prie pour César, tu« piter; je prie ensuite César pour moi. »

Voici qui va jusqu'à l'impertinence « Si j'étais f( invité, dit-il, d'une part au nom de Jupiter, f< d'autre part au nom de César, et que chacun d'eux '< m'appelât dans son Olympe, quoique le ciel fût « plus près et le palais impérial plus loin, je répon« drais aux dieux Cherchez qui aime mieux être le « convive de votre Jupiter le mien me retient sur '< la terre, j'y reste. »

Ainsi Martial payait un dîner chez Domitien, par

Tarpeiae venerande rector a'))ae,

Quem salvo duce credimus Tonantem,

Quumvotissibiquisquetef~t.iget,

Et poscat dare, quae Dei potestis;

Ki)promen)ihi,Jupit.er,petenH

Ne succensueris velut superbo

Te pro Caesare debeo rogure

Pro me debeo Csesarem rogare. (Livre ép. 60.)

Ad cœnam si me diversa vocaret in astra

Hincin\'itatorCaesaris,indeJovis,

Astra licet propius, Pallatia longius essent,

Re-poosa ad superos haec referenda darem

Quachte, qui ma)i), fieri conviva Tonantis

Me meus in Lerris Jupiter ecce tenet. (Liv. IX, ép. 9&.)

un mauvais compliment à Jupiter. Pauvre religion .que celle où le souverain Dieu était sacrifié sans façon au souverain pontife, et où un poëte habitué à mal dîner se donnait le ton de mépriser les dîners de Jupiter!

Il faut croire que la munificence de Domitien n'était pas grande, puisque Martial lui demandait sans cesse, et qu'il n'en était pas plus riche pour cela. Les refus ne lassaient pas le pauvre poëte « Si tu me refuses, dit-il à l'empereur, permets-moi « du moins de t'adresser des demandes. Ce ne sont '< pas les statues d'or ou de marbre qui font les « dieux, c'est ce qu'on leur demande'.)' Il avait une petite maison de ville qui était sans eau; il prie Domitien d'y faire venir de la fontaine voisine un petit filet d'eau qui sera pour lui la fontaine Castalie ou la pluie de Jupiter~. Domitien ne lui accorda pas cette faveur. En général, je trouve dans Martial maintes requêtes à Domitien, mais je n'y trouve pas un seul remercîment, si ce n'est toutefois pour des titres, pour des priviléges honorifiques, qui obligeaient notre poëte à tenir un certain rang, sans lui donner les moyens d'y pourvoir.

Cela nous blesse aujourd'hui de voir un poëte, qui demande l'aumône et qui ne l'obtient pas toujours, enregistrer complaisamment les pétitions qu'il fait et les refus qu'il éprouve. Tant de bassesse ou tant de. candeur n'est plus possible dans nos mœurs modernes, et c'est tant mieux. Mais, du temps de Martial, ce rôle du poëte n'avait rien de honteux. Il

t. Martial, livre VIII, épigramme 24. Martial, livre IX, épigramme 98.

fallait vivre, et vivre comme un homme de goût et de bon ton, chez qui l'exercice de l'esprit et l'habitude des hautes amitiés développaient des besoins délicats, coûteux à satisfaire, sans proportion avec les ressources qu'il pouvait tirer de son talent. Hors de la cour impériale, il n'y avait pas de réputation possible; il fallait être poëte de cour, hanter les hommes puissants, suivre la litière d'un eunuque, ou bien mourir de faim. Un poëte ne pouvait pas penser à se créer un public en dehors des personnages privilégiés; ce public n'existait pas; il n'y avait de lecteurs que parmi les grands. Quand Martial se vante, à bon droit, d'être lu chez les Gètes, c'est par un centurion, c'est par un lieutenant qui tient sa commission de César, ou qui gouverne la province en son nom.

Ajoutez que ce public même, public d'élite, peunombreux comme il arrive, ne pouvait pas acheter assez d'exemplaires de Martial pour le faire vivre de sa plume. Ces exemplaires étaient rares, se copiaient lentement, coûtaient fort cher de parchemin et de reliure; un livre ne faisait pas vivre son auteur. Il fallait donc végéter sous les combles d'une maison, en porter la clé sur soi, user sa tunique jusqu'à la corde'; il fallait aller dès le matin, sa sportule sous le bras% recevoir de l'intendant d'un patron quelques pièces de monnaie, et, pour une si misérable paie, lui faire cortége tout le jour comme à un empereur; il fallait vivre d'aumônes, aller i. Martia), livre VI, épigramme as.

2. Espèce de corbeille dans laquelle les c)iens recevaient les largesses de. pa'.rons.

manger en cachette, dans quelque coin du marché, des poissons rances et des légumes crus, et pourtant savoir qu'on était lu et admiré jusqu'aux confins du monde romain; ou bien il fallait s'adresser à César et comment s'adresser à César sans le flatter ?

Sur quoi disputons-nous donc? Sur le plus ou le moins d'habileté dans la flatterie, sur le plus ou le moins de sobrieté et de choix dans les éloges! Misère que cela. Quelle différence faites-vous entre flatter un peu et flatter beaucoup, entre louer finement'et louer grossièrement, entre distiller gracieusement l'encens au nez du prince et le lui jeter au visage? Quintilien n'a loué Domitien que dans deux ou trois phrases; mais ces trois phrases en disent tout autant que Martial en cent épigrammes. II n'y avait que cette alternative se faire avocat, savetier, architecte, crieur public, et, à ce prix, rester indépendant ou bienresterpoëte et flatter César. Horrible alternative! Mais qui aurait le courage de blâmer Martial, homme d'esprit et de talent, doué d'un caractère mou, facile, avide de loisir, n'ayant ni assez de cupidité pour entreprendre un état lucratif, ni assez de tenue pour y persévérer, d'être resté poëte, au prix même de uatteries à Domitien.! tV. Le poëte de l'empire a des honneurs, de la réputation, et point d'argent..

En vérité, je me prends de pitié pour Martial, pour Stace, pour tous les écrivains de la Rome im-

périale:, enfants de leurs œuvres, venus à Rome du fond de leur province, la tête couronnée de lauriers poétiques, et vivant misérablement des bienfaits de la cour, dans la société des grands qui les écrasent de leur luxe et de leur vanité, maîtres par l'esprit, esclaves par l'habit, montrés au doigt pour leur talent et pour leur toge râpée', je me prends, dis-je, de pitié pour eux, quand je vois quelle belle part fait notre siècle aux hommes de talent, combien richement il les loge, les habille et les voiture; quand je vois que tout homme qui sait tenir une plume en peut vivre; qu'un critique peut garder sa conscience, son franc-parler, et cependant subsister honnêtement; qu'il y a dans ce temps-ci un grand protecteur de tous les talents, auquel on n'a pas besoin de faire la cour, qui donne sans qu'on lui demande, qui renouvelle à temps l'habit du poète, qui fait venir l'eau chez lui, sans qu'il faille comparer cette eau à la fontaine Castalie, ni celui qui la lui donne au grand Jupiter; qui n'est ni la cour, ni les grands, ni le roi, ni la république, ni la liste civile, ni le budget, mais tout le monde. En vérité, je n'ai pas le courage d'accuser Martial pour ses flatteries, quoiqu'ilen ait écrit de bien indignes, quoiqu'il ait dit que Janus, pour voir passer le Germanique (Domitien), se plaignait de n'avoir que deux visages'; que si l'étoile du matin, le jour de l'arrivée de César, mettait quelque lenteur à se lever, César pouvait en tenir lieu~; quoiqu'il ait dit

i. 'Martia), livre Vt, <ipigramme 82. Martial livre VIII, épigramme 2. 5. 'Martial, livre VU), épigramme 21.

à Jupiter f< Venez dîner chez César, si vous avez «tant envie de le voir'; » quoiqu'il ait appelé ~rMcc -pM~Me un homme qui mettait dans son lit sa nièce mariée à un autre, et qui lui élevait des statues où elle était représentée un ceste à la main, ce qui signifiait qu'il lui rendait les armes; quoiqu'il ait fait dix épigrammes insipides sur le lièvre et le lion apprivoisé de Domitien, lion qui. prête sa gueule au lièvre pour y jouer, lièvre qui n'a pas d'autre refuge contre la dent des chiens que la gueule du lion

Martial se plaint sans cesse de sa pauvreté, quelquefois en des termes touchants, quelquefois avec toute l'amertume d'un cœur blessé par le sentiment de son infériorité sociale, et aigri par des besoins réels. Il avait été pauvre avec quelques amis, clients comme lui des mêmes patrons, comme lui faisant cortége aux riches; alors on se promettait que le premier enrichi partagerait avec les autres. Demandez à Postume comment il a tenu parole. 'Martial ~t Postume étaient amis de trente ans*. Postume devient riche et puissant, Martial reste pauvre la fortune a brouillé les amis. Notre poëte fait souvent allusion à ces promesses de pauvre qu'on élude étant riche, à cette communauté que la fortune brise, parce qu'en même temps qu'elle donne la richesse à Postume, elle lui met dans le .cœur l'égoïsme et l'orgueil.

Ceci est un vice de tous les temps, surtout, des

1. Martial, livre YtH, epigrMOme 39.

2. Martial, livrc [X, épi~ranmie 7.

X.Martia),ntref,epiHr.t~nmesT,<5,23, <9,'5'6t,'<<?,??. blartial, livre tV, épigramme 40.

sociétés vieilles et corrompues. On fait un pacte entre amis, on promet ce qu'on n'a pas encore, on est généreux de ses espérances un héritage vient, le pacte est rompu. Postume est Français aussi bien que Romain. Je connais Postume; avant d'être riche, il avait le cœur large et la bouche pleine de promesses, il me mettait de l'or plein les mains, il me bâtissait des maisons de campagne, il me menait en Italie. Me voyant orphelin, inquiet de l'avenir, il me rassurait.-Mon vieil oncle ne peut pas me manquer, me disait-il; patiente, tu seras riche. Oui, l'oncle est mort, Postume se ruine avec des courtisanes et je reste pauvre. Postume m'a pourtant invité deux ou trois fois à venir dîner avec le chien de sa maîtresse; j'ai prétexté un mal de dents pour ne pas voir Postume, et pour ne pas m'asseoir sur son canapé, à côté du chien de sa maîtresse.

Vous ne savez pas ce que coûte à Martial son amour pour les vers. Presque toujours il est sans argent; il en emprunte et ne le rend pas. Il a des présents à faire aux Saturnales; il est d'un rang où les amis comptent sur de riches cadeaux. Que peut donner un pauvre poëte? des vers'. Martial offre donc des vers, présent de peu d'usage pour la plupart des amis. Un autre jour, Martial n'a pas un as chez lui. Que faire? Il lui reste les présents de son ami Régulus, homme puissant et riche; il va les vendre, et il prie Régulus de les acheter~.

t. Martial, livre V, épigramme t6.

2. Martial, livre VU, épigramme t6.

Domitien lui a donné, je crois, une petite maison de campagne avec un bout de terre planté de sapins. Mais ce n'est pas de sa campagne qu'il tire les poulets, les chevreaux et les olives dont il fait présent à ce même Régulus; il les achète au marché de Suburra'.

Cette petite maison faisait eau par le toit. Stella, qui -l'apprend, lui envoie des tuiles pour la faire recouvrir. «Stella, lui écrit-il, voici décembre arrivé tu couvres la petite ferme, mais tu ne couvres pas le fermier »

Parthénianus lui avait donné une très-belle toge. Martial, dans sa joie, l'avait chantée sur un ton épique. « De quelle laine veux-tu être? disait-il à cette toge; à peu près comme Virgile disait à Auguste Quel dieu veux-tu être?'–deTarente? de Calabre? d'Espagne? choisis". Il trouvait sa toge plus blanche que le lis, que l'ivoire blanchi par le ciel de Tibur, que les cygnes de l'Eurotas, que les colombes de Paphos, d'un tissu plus fin que les belles tapisseries de Babylone. Il craignait tant de la déparer, d'être indigne d'elle, qu'il avait demandé à Parthénianus d'y ajouter un vêtement de dessus, pour que le reste de son costume fût en harmonie avec sa toge. Hélas les pluies l'ont jaunie; c'est à peine si le citoyen grelottant d'une tribu la voudrait porter. Cette toge n'est plus la toge de Parthénianus, c'est celle de Martial. Il s'en plaint à son ami\ Toujours la pauvreté, le besoin, toujours le

t. Martial, livre VI),<pigrammc 3t. Martial, livre VII, épigramme 36. 5. Martial, livre V!U, épigramme 28. 4. Martial, livre IX, épigramme 50.

poëte qui mendie ou des habits ou de l'argent. Blâmez donc celui qui va se trouver demain à la pluie, sous son propre toit, ou sans habit, si Stella ne lui envoiepas de tuiles, ou si Parthénianus fait la sourde oreille au panégyrique de la toge.

Ce qu'il y a de pis, c'est que Martial, outre le rang que lui donnait sa renommée, était tribun honoraire, chevalier honoraire, et jouissait du droit de trois enfants. Sa place de tribun n'exigeait pas qu'il eût vu les camps; sa place de chevalier n'exigeait pas qu'il payât le cens; son droit de trois enfants n'exigeait pas qu'il fût père. C'étaient des titres que lui avait conférés Domitien, plus prodigue, à ce qu'il paraît, d'honneurs que d'argent. Par celui de tribun, Martial jouissait de tous les droits et priviléges attachés à la place, sauf les appointements; par celui de chevalier, il avait une place d'honneur au théâtre; il pouvait s'asseoir sur les quatorze gradins réservés aux grands; par son droit de trois enfants, il était exempté de certaines charges, et avait quelques priviléges; s'il briguait les honneurs il obtenait des exemptions d'âge. Ce droit de trois enfants était fort recherché des Romains. Il n'était même pas besoin d'être père pour l'obtenir. Quand Domitien l'eut donné à Martial, notre poète écrivit à sa femme « Le présent de mon maître ne doit pas être inutile M Ne craignait-il donc plus d'être père, depuis qu'il avait obtenu la prime de César"?

t. Martial, livre II, épigramme 82.

2. C'est ainsi que Pline le jeune, remerciant Trajan du même privilége, lui dit .< Cela redoublera mon désir d'avoir des enfants, désir dont font foi deux mariages, hélas! où mes espérances de paternité ont été déçues. '< ( Livre X, lettre n. )

Puisque je viens de parler dela femme de Martial, notre poëte a-t-il. été marié trois fois ou une seule? Dans son recueil, il y a trois femmes, toutes trois portant le titre d'M~or~ celle d'abord à qui est écrit ce billet, une autre qu'il souille par les sales vers qu'il lui adresse, une troisième, Marcella', charmante Espagnole dont il dit le plus grand bien, et qu'il paraît avoir épousée à son retour à Bilbilis. Il vante la maison de Marcella, ses jardins, ses rivières où nagent des poissons apprivoisés, son bois de palmiers, sa fontaine, son colombier, « petits royaumes, dit-il, que je tiens de Marcella' » Je veux penser que la première est la même que la troisième, et que la seconde n'est qu'une courtisane pour laquelle Martial prostitue le noble titre d'~a;(M'.

Maintenant que vous connaissez Martial, dites s'il est si fort à blâmer d'avoir flatté Domitien. Représentez-vous un homme d'un talent distingué, un poëte à la mode, qui était lu dans tout l'empire, jusque chez les Gètes, jusque sous la tente du centurion qui commandait en Bretagne popularité stérile pour lui,' et dont sa bourse s'apercevait fort peu*, un poëte qui avait des statues, qui envoyait aux gens des épigraphes pour mettre au bas de ses portraits qui pouvait se vanter que dès les premiers mots tout homme de goût reconnaissait Martiale qui s'asseyait sur les gradins des sénai Martial, iivreX!t,ëpigrammes2),3f..

S Martial livre XH,épigramme 31.

S Martia) livre XI, épigramme 3.

76t~?n

S Martial livre IX, épigramme 1.

6 Martial, livre XII, épigramme 3,

teurs et des chevaliers, qui dînait chez Domitien, qui faisait donner le droit de cité à qui il voulait', qui tenait un haut rang et avait de puissants amis; représentez-vous ce poëte, pauvre, humilié, obligé de faire le brave en tendant la main comme les mendiants qui chantent des chansons gaies; se moquant de sa pauvreté, pour n'en pas paraître trop souffrir; n'ayant pas l'air de demander trop sérieusement, pour se donner le droit de n'être pas trop humilié des refus; représentez-vous cette position fausse, souffrante, d'un homme condamné par son instinct à la poésie, et préférant son art ingrat aux professions lucratives, ayant des priviléges et pas d'argent, des statues et des dettes, glorieux et nécessiteux; après quoi, jetez-lui la première pierre, si vous en avez le courage. IL a ilatté Domitien! Sans doute. Mais que pouvait-il faire? De l'opposition ? Au profit de qui et de quoi? Rome ne pouvait pas rebrousser vers la république, et l'empereur régnant n'était guère pis que celui qui pouvait lui succéder. Conspirer était devenu chose peu tentante, depuis les destinées de Lucain et de Pétrone, hommes de naissance d'ailleurs, qui semblaient y avoir un intérêt de caste, tandis que Martial, pauvre et né de pauvres, étranger, n'avait à Rome ni intérêts de famille, ni intérêts de caste, et était venu d'Espagne pour chercher fortune, non pour conspirer. Comment pouvait-il lui prendre fantaisie d'imiter les Brutus et les Caton et d'aller rejoindre leurs

1. Mariât, livre IH, ëpigramme 95.

grandes ombres sur les rives du Styx auxquelles il croyait peu, pour la gloire de la vertu à laquelle il ne croyait guère ? Se taire, en était-il maître? Le silence d'un homme d'esprit dans ce temps-là pouvait tenter un délateur. Entre se taire et parler, qu'y avait-il à faire? louer.

Martial loua beaucoup les choses louables; les crimes, jamais. Il exalta la sagesse des rescripts où Domitien défendait qu'on fît des eunuques et qu'on prostituât les enfants; il s'extasia sur son goût pour bâtir, sur les temples qu'il élevait à Jupiter, sur les spectacles qu'il donnait au peuple. Il loua trop ce qui était à louer, il vanta démesurément ce qui valait à peine d'être mentionné; il changea les escarmouches en batailles, les petits avantages en triomphes, les bons calculs en vertus; il grossit, il exagéra d'autant plus les mérites qu'ils étaient rares, et que Domitien donnait peu matière à la louange méritée; il se répéta faute d'avoir du nouveau à dire; il aima mieux courir le risque qu'on lui fermât la bouche pour trop parler que pour parler trop peu; il fut immodéré parce qu'il y'aurait eu péril pour lui à être sobre.

V. Martial et Domitien.

Ce qu'on lui reproche le plus amèrement, c'est moins encore d'avoir flatté Domitien de son vivant que de l'avoir déchiré après sa mort. Je cherche .dans son recueil les injures qu'il adresse à Domitien je trouve une ou deux choses qui pourraient s'ap-

peler des critiques assez décentes et assez nobles, mais qui ne sont point des injures. Il dit à Nerva r « Les craintes ont cessé. Toi, sous un prince « dur, et dans de mauvais temps, tu as osé être« bon'. » « Aujourd'hui, dit-il ailleurs, nous « sommes tous heureux avec Jupiter. Mais naguère, «hélas! j'ai honte de l'avouer, nous étions tous « pauvres avec Jupiter~. » Il fait ainsi sa cour à Trajan « En vain vous venez à moi, flatteries à « la lèvre usée par le mensonge. Je n'ai plus à « chanter ni un maître, ni un dieu. Désormais il « n'y a plus de place pour vous dans Rome. Allez, « honteuses et suppliantes, allez chez les Parthes « coiffés en esclaves, baiser les sandales de leurs « rois chamarrés~. » « Loin d'ici, s'écrie-t-il ail<f leurs, loin, pâles inquiétudes disons tout ce qui « nous vient à l'esprit, et chassons les sombres « pensées~ M

C'est à peu près tout ce que Martial a écrit contre Domitien. On serait bien sévère d'y voir de lâches outrages. Ce n'est pas un esclave auquel on a délié la langue pour le jour des Saturnales, et qui se

i.Sedtu,subprincipeduro

Temporibusque malis, ausus es esse bonus. (Livre Xt, ép. 6.) N. Omnes cum Jove nunc sumus beaU

At nuper, pudet, ah! pudet fateri,

Omnes cum Jove pauperes eramus. (Livre XII, ép. t5.)

5. Frustra, Nanditiœ,venitis ad me

Attritismiserabiles labellis;

Dicturus dominum deumque non snm

Jam non est locus hac in urbe vobis.

Ad Parthos procul ite pileatos,

Et turpes, humilesque, supplicesque

Pictorum sola basiate regum. (Livre X, ép. 72.)

..a. Pallentes procul bine abite curm,

Quidquid venerit obvium loquamur

Morosa sine cogitatione. (Livre XI, ép. 6.)

dédommage d'une année de dépendance et de mauvais traitements. C'est un poëte qui a peu gagné au métier de flatteur,. qui l'a porté comme un joug, et qui conserve une certaine mesure en se retournant contre la mémoire de son maître, parce qu'il sent bien qu'entre celui qui impose le joug et celui qui le porte, la honte est de, moitié. Martial n'outrage pas Domitien; il le juge en homme qui a perdu le droit d'être très-sévère, et qui le sait.

Mais si les flatteries adressées au successeur d'un prince sont des outrages pour ce prince, Martial est bien coupable envers Domitien, car il fait de grands éloges de Trajan. Heureusement qu'il y avait là à louer sans bassesse. Pline le jeune n'a pas perdu sa réputation d'homme de bien, pour avoir fait un panégyrique exagéré de Trajan. Après les mauvais jours de Domitien, on conçoit que les belles qualités de son successeur dussent inspirer de l'enthousiasme, même non doté ni pensionné, comme était celui de Pline. Le hasard avait bien servi Martial en conduisant la main du vieux Nerva. Ses flatteries pouvaient n'être pas des insultes à Domitien.

VI. Martial homme candide et bon.

Toute cette justification de Martial peut paraître un paradoxé. Je vais pourtant le pousser plus loin. On lit dans une lettre de Pline le jeune ce jugement sur Martial « C'était un homme spirituel, piquant, vif, qui a mis dans ses écrits beaucoup de sel et de mordant e( non moins de can-

d~Mt' )) Candeur vous étonne à propos de Martial. Attendez, cette qualification va s'expliquer par plusieurs passages de son recueil. Martial était bon ami ses plus jolies épigrammes sont inspirées par des sentiments doux, délicats, principalement pour ses amis. Il professait quelques maximes générales sur l'amitié, qui devaient paraître du bel esprit dans ce temps d'égoïsme furieux et déhonté. '< Ce « qu'on donne à ses amis, disait-il, est le seul bien « qu'on soustrait à la fortune. »

Extra fortunam est quidquid donatur amicis.

(Livre V, ép. 42.)

Ht quoiqu'il ait été pauvre, et plus prêt à recevoir qu'à donner, sa maxime n'en est pas plus suspecte; car il donnait ce qu'il n'avait pas. J'aime tes « calendes d'avril, dit-il à Q. Ovidius, autant que « mes calendes de mars jours également heureux dont l'un m'a donné la vie, et l'autre un « ami; mais tes calendes, ô Quintus m'ont donné '< plus. »

Plus dant, Quinte, mihituœ katendae.

Ce vers est charmant comme le précédent, parce que ce n'est pas un trait d'esprit, mais de sentiment. Dans un poëte du caractère dont parle Pline le jeune, spirituel, jot~Ma/ vif, habitué à tourner tout à la satire, et n'ayant même pour exprimer ses sentiments doux qu'une forme qui les exclut, l'épigramme, quelques vers simples et touchants sont des preuves certaines de bon naturel. Martial comptait parmi ses amis le célèbre Ant. Pline le jeune, livre Ht, lettre xxt.

tonius Primus, chef du parti flavien, auquel Vespasien dut l'empire. Il avait chez lui un portrait de cet homme illustre qu'il couronnait de violettes et de roses. « Oh disait-il, si l'art pouvait rendre le « caractère et les mœurs comme il rend les traits « du visage, il n'y aurait pas dans le monde de « plus beau portrait que celui d'Antonius* Voici une pensée qui ne peut venir qu'à un bon naturel « L'homme de bien double le temps de sa vie c'est vivre deux fois que de pouvoir jouir de son passé. Il Ampliataetatis spatium sibi vir bonus hoc est

Vivere bis, vita posse priore frui.

La pièce suivante est pleine d'une philosophie douce et honnête, et d'une morale 'aimable. Le poëte définit le bonheur à Julius Martialis, un de ses plus chers amis

« Voici, aimable Martialis, ce qui rend la vie heu'< reuse une fortune non acquise, mais laissée en « héritage; un champ qui ne trompe pas les espé« rances; les besoins de la vie assurés pour tou« jours; jamais de procès; peu d'usage de la toge 2; « un esprit tranquille; des forces naturelles; un « corps sain; une simplicité qui n'exclut pas la « prudence'; des amis qui soient nos égaux; des repas sans appareil; une table sans art; des « nuits sobres et sans inquiétudes; une couche qui « ne soit pas maussade et qui pourtant soif chaste; '( un sommeil qui abrége la longueur des ténèbres; 1 t)artia),tiv)'eX,epigrammeM.

C'cst-a-dire j~cu de corvées de cticnt les dients accompagnaient en toge ia litière dn patron.

5. C'est la maxime de l'Evangile Soyez prudents comme les serpents, simples comme les colombes. Ea<o<e prudentes sieut tcrpef)<«, «mpit'ctt «cm cotum6œ.

« être content de son sort, et ne lui préférer pas « celui d'autrui; attendre le dernier jour sans le « craindre, sans le désirer. »

J'ai toujours eu cette idée, vraie ou fausse, mais assurément bien innocente, qu'il n'y a que les bonnes gens qui aiment la campagne et qui sachent en parler avec accent. Or, je trouve cet amour dans Martial, et c'est une preuve de plus de ce caractère candide dont le loue Pline le jeune. Les plus jolis morceaux peut-être du poëte bilbilitain ont été inspirés par la campagne. Il y a autant de sentiment que d'esprit dans ces vers où il applaudit au projet de départ de son ami Domitius pour le joli pays de Vercelles'

« Que je meure, Domitius, si je ne te laisse pas « volontiers partir, quoiqu'il n'y ait pas pour moi « de jours agréables sans toi, tant je partage ton « désir ardent de soulager, même pendant une « seule moisson, ton cou fatigué du joug de, la « ville! Va donc, je t'en prie, et laisse-toi pénétrer i. Aujourd'hui t~rceiH, ville de la Romagne.

Vitam quœ faciunt beatiorem,

JueundissimeMartialis, haecsunt:

Res non parta labore, sed relicta;

Non ingratus ager; focus perennis;

Lis nunquam; toga rara; mens quieta;

Vires ingenuae; salubre corpus

Prudens simplicitas; pares amici;

Convictus facilis; sine arte mensa;

Nox non ebria, sed soluta curis;

Non tristis torus, et tamen pudicus,

Somnus qui faciat breves tenebras;

Quod sis esse velis, nihilque malis;

Summum nec metuas diem, nec optes. (Livre X, ép. 47.)

« tout entier des rayons du soleil. Que tu seras « beau, Domitius, lorsque tu seras devenu étran'<gerfM »

Ne vivam, nisi te, Domiti, permitto libenter,

Grata licet sine te sit mihi nulla dies

Sed desiderium tanti est, ut messe vel una

Urbano releves colla perustajugo.

1, precor, et totos avida cute combibe soles.

QL)amformosuserisquumperegrinuserist(.Liv.X,ép. 43.) Je demande pardon pour ma traduction qui ne rend ni colla pents~ ni avida cute, ni combibe totos soles. Qui est-ce qui oserait écrire en français Bois le soleil tout entier par tes pores avides ? Mais ce qui ne se traduit pas est ce qui se sent le mieux. C'est pitié de voir comme ce pauvre Martial était las lui-même de ce joug que Domitius allait secouer pendant un été. «Grâce, ô Rome, s'écrie-t-il, « grâce pour un complimenteur épuisé; grâce pour « un client qui succombe à la fatigue'!)) Et ailleurs: « 0 Gallus, si mes tribulations de client ajoutent « quelque peu à ton bien-être, oui, dès le matin, f< dès le milieu de la nuit, je passerai ma toge, je (f braverai le souffle glacé de l'aquilon, je recevrai « la pluie et la neige; mais si tu n'en es pas plus « heureux d'un quart d'as, eh bien Gallus, je t'en « conjure par ces gémissements que je pousse, par « ces croix que j'endure, épargne un client extéK nué; fais-lui grâce de fatigues inutiles, puis« qu'elles ne te font pas de bien, Gallus, et qu'elles « lui font du mal »

i. Jam parce lasso, Borna, gratulatori,

Lasso clienti. (Livre X, ép. T4.)

2. Si quid nostra tuis adicit vexatio rébus,

Mane, vel a media nocte togatus ero

Voici des vers délicieux sur la maison de campagne d'Apollinaris à Formies

« C'est I:\ qu'un doux zéphyr ride la surface de la

« mer. L'eau n'est point languissante; mais son '< repos est animé. Une brise légère y fait glisser la « barque peinte, pareille au vent frais que ta jeune « fille fait avec sa robe de pourpre pour se rafraî« chir des ardeurs de l'été. 0 portiers, ô heureux « fermiers ce sont vos maîtres qui achètent ces

merveiiïes, c'est vous qui en jouissez

Hicsumma leni stringitur Thetis vento, Nec )aos:uet aequor, viva sed quies ponti Pictam phaseton adjuvante fert aura; Sicut puonsB non amantis aestatem

Mota salubre purpura venit frigus.

0 janitores, vitticiquefe)ices! ·

Dominis parantur ista, serviunt vobis. (Livre.

X, ép. 30.)

Dans des vers comme ceux-ci, le plus grand charme est la nuance même de l'expression que la traduction ne peut reproduire. Portier est un mot ridicule dans un morceau littéraire; il gâte l'exclamation de la fin, qui est pleine de sentiment et de naïveté. J<MM<ore~ est noble en latin. La poésie de Martial, qui est rarement profonde, et où la pensée, dépouillée de l'expression, est assez souvent commune, résiste moins que toute autre poésie aux désenchantements de la traduction. Il n'y a que la langue qui puisse rendre supportable un recueil

Stridentesque fcram uatus aquilonis iniqui,

Et patiar nimbos, excipiamque nives.

Scd si non lias quadrante beatior uno,

Pcr gemitus nostt'os ingenuasque cruccs,

Parce precor lasso, vanusque rcmittc lahorcs

Qui tibi non prosunt, et mihi, Galle, nocent. (Livre X, ép. 82 )

de traits d'esprit/où les idées mêmes de sentiment ont quelque chose d'aiguisé et d'épigrammatique, 7 par l'habitude du poëte de tourner en pointe tout ce qu'il écrit

VII. Des impuretés de Martial.

Maintenant, comment concilier ce caractère de candeur avec les impuretés qui salissent le recueil de Martial? J'ai honte de dire que j'ai lu une à une toutes les épigrammes libertines, infâmes quelquefois, presque toujours spirituelles, du poëte de Bilbilis. L'ennui que cette lecture m'a causé, la monotonie de ce langage cynique, les nausées que donnent à un lecteur honnête, ce libertinage de sangfroid, ce cynisme d'un qbservateur qui se ravale jusqu'à noter curieusement tout ce qui se fait entre quatre murs dans une société pourrie et puante, le dégoût profond qui vous reste de cette espèce de morale effrontée, qui se fait plus sale que les vices qu'elle accuse; toutes ces choses sont peu propres à enflammer les sens, et je ne comprends guère, pour mon compte, la peur qu'on a de Martial, ni l'espèce d'indignation que son immoralité inspire à ceux qui ne l'ont pas lu. Vous avez peut-être visité ce cabinet anatomique où sont étalées en cire toutes les maladies du libertinage, où l'on fait saigner et suinter les plaies les plus hideuses que le scalpel du chirurgien ait jamais fouillées; eh bien! 1 plus d'un père de famille y a conduit son fils, pour le préserver de la débauche en lui en donnant

l'horreur et la crainte. La lecture de Martial aurait cet effet sur bon nombre d'imaginations; son recueil n'est-il pas une espèce de galerie assez semblable au cabinet dont je parle, où sont consignées et étiquetées toutes les inventions en ce genre d'une société qui n'avait plus guère qu'un génie, le génie de la débauche? Cependant je ne conseillerais pas de donner Martial à lire aux jeunes gens; il y a quelque chose qui vaut mieux encore que le dégoût, c'est l'ignorance; et fort heureusement Martial est assez obscur pour que peu de jeunes gens aient la tentation d'y aller chercher la science du libertinage au prix des difucultés de la lecture. Je ne veux point justifier les impuretés de Martial, à quoi bon ? Je veux seulement les expliquer par quelques remarques atténuantes.

D'abord, il y a tout lieu de croire que beaucoup d'expressions, dont la malhonnêteté nous choque, n'avaient pas la même portée chez les contemporains, et n'étaient pas si brutales. Martial dit quelque part que les jeunes filles peuvent le lire sans danger. Admettons que ce propos soit une fanfaronnade bilbilitaine, et réduisons l'innocence de son recueil à ce qu'elle est en réalité; encore est-il vrai qu'on ne se cachait pas pour le lire, que les gens de bon ton, comme on dirait chez nous, gens qui ont d'autant plus de pruderie de paroles qu'ils sont plus libres dans la conduite, avouaient publiquement leur admiration pour Martial. Notre poëte parle d'ailleurs très-souvent, et avec une honnête franchise, de son respect pour les convenances il excuse la liberté de son langage par la

retenue de ses intentions « Ma page n'est pas toujours chaste, dit-il, mais ma vie est probe'. » Comment se serait-il vanté de garder une certaine mesure, au risque de recevoir un démenti universel, si en effet il n'y avait pas eu dans ses épigrammes beaucoup de choses plus hardies qu'impures, plus égrillardes qu'immondes?

J'ai sans doute bien mauvaise idée de la Rome impériale, et je crois peu à la chasteté d'une ville où des statues nues de Priape souillaient les palais, les temples, les places publiques, les carrefours; où, dans les fêtes de Flore, on voyait courir sur le soir à travers les rues de Rome, non pas des prostituées, mais des dames romaines échevelées et nues; où les femmes se baignaient pêle-mêle avec les hommes où les comédiennes se déshabillaient quand on leur avait crié du parterre « Déshabillez-vous! » Mais j'ai peine à croire qu'on pût s'y vanter ouvertement de faire ses délices de Martial, si Martial y eût été aussi impur qu'il nous le paraît aujourd'hui. J'imagine donc que, sauf un certain nombre de gros mots, que la société la plus licencieuse devrait avoir honte de lire, la plupart de ses épigrammes sur certains vices n'offensaient pas le peu qui restait de pudeur publique. Ce qui nous semble des ordures coupables pouvait bien n'y être que des licences permises. Quand les vices sont des habitudes dans un pays, les impuretés n'y sont plus que des peintures de mœurs.

En second lieu, presque toutes les épigrammes

1. Lasciva est nobis pagina, vita proba est. (Livre ép. 5.)

érotiques de Martial ne sont en réalité que des satires au petit pied. Notre poëte recueillait les mauvais propos, et, comme on dit, les cancans de la bonne et de la mauvaise compagnie. Or, les cancans sont une espèce de satire, qui a peu d'autorité, j'en conviens, mais qui est la seule possible dans certains temps. Martial aiguise en épigrammes tout ce qui se disait çà et là des débauchés, hommes et femmes, qui avaient attiré l'attention publique, précisément par la maladresse de leurs précautions pour l'éviter, ou par l'éclat de leur infamie. Toutes ses épigrammes érotiques ont pu être des propos libres tenus par des hommes d'esprit du temps, gens qui savaient se cacher, et qui médisaient de ceux qui se laissaient voir. Martial en recueillait sans doute un bon nombre, imaginait le reste, et s'appropriait le tout par le style. Puis il lançait de temps en temps ces cancans dans le monde, ce qui n'y changeait rien, et n'empêchait pas les vices d'aller leur train; d'autant plus que personne n'y était nommé de son nom.

Toutefois, Martial n'en jouait pas moins le rôle de censeur, censeur suspect, je l'avoue, et qui parlait trop en connaisseur des vices qu'il critiquait, mais qui trouvait de temps en temps des accents honnêtes, et un certain dégoût digne de la haute satire. Il y a de l'indignation dans plus d'une de ses épigrammes, et l'on dirait qu'il va prendre au sérieux les turpitudes de ses contemporains mais cette indignation finit par une pointe la colère du poëte expire dans un jeu de mots. On sent que Martial a trop de tolérance

pour faire. de.la satire; il a quelquefois du mépris, du dégoût, jamais de la haine. Il est presque reconnaissant envers les débauches monstrueuses dont il parle, pour les traits heureux qu'il en tire, et il songe bien plus à faire rire que réfléchir son lecteur. Cette espèce d'insouciance nous blesse, il est vrai; nous ne concevons pas qu'on ne trouve qu'à rire de ce qui fait horreur; mais telle était la corruption des mœurs, au temps de Martial, que les grands vices pour lesquels la satire se réserve, et qui, dans tout autre temps, marquent d'une certaine célébrité d'ignominie le très-petit nombre de ceux qui en sont atteints, étaient communs à presque tous les Romains, et tombaient par là dans le domaine de l'épigramme, du cancan, petites armes qui ne s'emploient d'ordinaire que contre les manies, les préjugés et les travers d'aune époque. Tout ce qu'on pouvait exiger de Martial, vivant au milieu de ces vices, dans leur intimité et peut-être dans leur confidence, c'est que ne pouvant pas être leur ennemi ouvert, il ne fût pas leur flatteur, et qu'il eût assez de courage pour faire rire de ceux qu'il n'avait pas le pouvoir de déshonorer. Or, il a rempli cette tâche, quelquefois avec vigueur, quelquefois avec un sentiment qui n'a pas dû sortir d'une âme dépravée.

Reste une dernière remarque sur la partie des épigrammes libres qui regardent personnellement Martial. Ici la justification de notre poëte est trèsdifficile. Il y a deux ou trois pièces infâmes, ou il est question d'un libertinage raffiné, qui donne une triste idée de celui oui s'y livre, et surtout

qui s'en vante. D'après une de ces pièces, la plus abominable de toutes, il paraît que Martial, pour réveiller ses sens usés, frappait à coups redoublés son esclave, afin d'imprimer une sorte d'agitation convulsive à ce triste et apathique instrument de ses dégoûtants plaisirs'.

Se peut-il que de telles choses aient été publiées, et qu'il n'y ait pas eu dans Rome une censure officielle qui les fît lacérer par la main d'un esclave au pied de quelque vieille statue de Caton? A l'exception de cette épigramme et de deux ou trois autres que je ne veux point indiquer ni traduire, toutes les fois que Martial est en scène, il est moins coupable par ce qu'il fait que par ce qu'il dit. C'est de la franchise fort grossière et fort déplacée. Des hommes de son temps, qui faisaient pis que lui, étaient cependant plus honnêtes, parce qu'en se cachant, ils ne gâtaient personne par leur exemple. J'ai entendu beaucoup de déclamations contre l'immoralité de Rousseau. La première faute, sans doute, c'est d'être immoral; mais la plus grande faute, c'est de s'en vanter. Rousseau se déshonora par orgueil; il crut racheter ses fautes en les vantant il se fit des ennemis pour avoir des confidents. L'immoralité de Rousseau aurait été qualifiée simplement d'irrégularité fâcheuse dans un homme qui aurait tu sa vie.

Il y a deux sortes de morale, l'une particulière, l'autre publique tel qui blesse la première et ménage la seconde, est, à faute égale, moins nuisible aux mœurs que celui qui les blesse toutes i. Martial, livre V, épigramme 46.

deux, en faisant le mal et en le disant. Martial, à coup sûr, valait mieux que certains de ses amis, hommes impurs, mais cachés, qui riaient entre eux de ce pauvre caractère frivole et vaniteux, ne pouvant garder aucun secret, et se mettant tout nu pour attirer les yeux. Rousseau-, tout bourru que je me le figure, tout aigre et inégal qu'il fût pour tous ses amis, avait plus d'honnêteté au fond du cœur, et peut-être dans sa conduite, que la plupart des philosophes beaux-esprits qui cachaient, sous un certain dégoût assez raisonnable de l'orgueilleux étalage qu'il faisait de ses fautes, l'envie cuisante et implacable que leur inspirait son talent. Si je dis cela, ce n'est pas pour faire en morale des catégories toujours dangereuses c'est parce qu'il arrive bien souvent que de très-grosses turpitudes dissimulées avec habileté, et qui ne sortent pas du secret de la c/MMK~n~, comme dit Dante, pèsent moins dans la balance des jugements humains que de simples faiblesses, étalées par je rie sais quel besoin malheureux d'occuper le monde de soi à tout prix. De la part de Martial, ces indiscrétions m'étonnent d'autant moins qu'il avait beaucoup de vanité. Cette vanité éclate à chaque instant, leplus souventsous les formes de la modestie, comme c'estl'usage ordinaire des poëtes. Quelquefois Martial n'y met aucune précaution. Un poëte de son temps entremêlait ses fades poésies de quelques vers volés à Martial « Pourquoi « cherches-tu, lui dit-il, à faire ressembler des « lions et des renards, des aigles et des hiboux'? ))

i. Martia), livre X, épigramme 100.

Il y avait un certain Fidentinus, plagiaire, qui tantôt donnait comme siennes des épigrammes impudemment dérobées à Martial, et les débitait d'un ton détestable tantôt glissait une page de sa façon dans le recueil de notre poète « Cette page au milieu de mes vers, disait Martial, c'est un corbeau parmi des cygnes, une pie criarde parmi des rossignols, une marmite de brique au milieu de vases de cristal, la bure d'un laboureur gaulois parmi des toges de pourpre. » Notre poëte se met sans façon au-dessus des poëtes épiques « qu'on admire fort, dit-il, mais qu'on ne lit pas'. Peu rassuré sur le bon gont de Domitien, qu'il croyait médiocre connaisseur, il priait ses protecteurs de lui glisser à l'oreille qu'il faisait grand honneur à son règne, et qu'il n'était inférieur ni à Marsus ni à Catulle' Il promet quelque part~ à ses vers qu'ils vivront plus longtemps que les peintures d'Apelle, ce qui n'est arrivé qu'à trop de vers qui sont loin de valoir les siens.

YHL Martial et Stace poëtes rivaux.

On a cherché les raisons pour lesquelles Martial qui, selon La Harpe, parle des succès de Stace, ri'a jamais dit un mot de ce poëte, ni même prononcé une seule fois son nom. ~'était-ce pas tout simple-

i.Martia),)i\'reY,cpigrammeM. 2. Martial, livre 1, épigramme 54. 5.Martial, livre IV, épigramme 46. Martial livre VII, épigramme 99. S. Martial, livre VII, épigramme 84.

ment affaire-de rivalité? Stace et Martial étaient les deux .poètes accrédités auprès de Domitien; tous deux étaient pensionnés, tous deux tenaient de la cour leur aisance besogneuse, ou plutôt leur demimisère. Mais Stace, improvisateur distingué, n'avait .besoin que d'une'màtinéepour faire un panégyrique eh règle; et il est fort croyable'que .Martial qui limait ses pointes comme Virgile ses Ceor~Me~ se voyant souvent devancé par son concurrent, en avait conçu contre lui un de ces dépits d'auteur qui se changent vite en inimitié. Qu'on se.figurenos deux poëtes faisant assaut de promptitude et d-'àprop.os pour un prince qui n'aimait point les lettres, et. n'avait à coup sûr aucune préférence littéraire pour l'un ni pour l'autre; qu'on se figure entre deux hommes d'esprit et de talent, cette concurrence pénible d'obséquiosité et de flagornerie, ce défi misérable à qui natterait le mieux et le plus à temps, et pour quel prix, hélas! pour obtenir quelques miettes de la table impériale, pour attraper, dans les distrihutions d'emplois et d'honneurs que faisait César aux Saturnales ou au jour de sa naissance, quelques priviléges honorifiques qui aggravaient leur pauvreté, en la forçant à faire certaine figure; que sais-je? pour avoir une mule à eux, et peut-être un bout de champ qui ne pouvait pas nourrir son maître, ou une maison qui ne pouvait pas le couvrir; et cependant, pour si peu, deux poëtes qui devaient s'estimer et s'aimer, et se partager amicalement le poids de la flatterie, afin de le rendre moins lourd, deux hommes d'un rare ~talent, qui auraient pu se dédommager, dans de

libres et doctes épanchements, des déboires de la flatterie, se jalousaient l'un l'autre, et peut-être amusaient, par le ridicule de leurs rivalités, l'eunuque ou l'affranchi chargé de leur remettre en main les dons de César! Et comme César était avare, et qu'il aimait mieux dépenser la fortune des Romains à bâtir des temples à Jupiter, ou à élever des statues à sa nièce, qu'à réparer les torts de la fortune envers deux poëtes pauvres, Martial et Stace ressemblaient à deux mendiants qui se regardent de travers et se prennent d'injures, si le passant auquel ils tendent la main ne veut faire l'aumône qu'à l'un d'eux. Il n'y a pas d'expressions trop fortes pour s'apitoyer sur le sort de ces deux poëtes, à la fois pauvres et vains, que la même nécessité condamnait à vivre des grâces d'un tyran, et, ce qui est bien plus horrible, à disputer à qui les mériterait le plus!

Martial et Stace ont traité deux fois le même sujet. L'extrême différence de leur manière, et la supériorité des deux morceaux de Stace sur ceux de Martial, ont dû, j'imagine, être soigneusement exploités par cette bonne espèce d'amis qui trouve du plaisir à brouiller des hommes faits pour s'estimer. Je crois faire plaisir au lecteur en donnant quelques extraits des pièces de ce concours entre deux flatteurs qui ont également besoin de réussir, et qui se disputent, non pas un laurier, mais une caresse de prince illettré, et un couvert de temps en temps à la table d'un opulent patron.

Le premier de ces sujets est la chevelure d'Earinus, eunuque très-aimé de Domitien, qui avait fait couper ses beaux cheveux en reconnaissance et les

avait consacrés à Esculape avec le miroir qui servait à sa toilette. Sujet galant, s'il en fut, et parfaitement dans la convenance de nos deux génies. Le second est une petite statue d'Hercule, en bronze, d'un trèsbeau travail, qui se voyait chez Nonius Vindex, riche romain, lequel aimait les arts et les lettres, et qui en eût été le Mécène, si Domitien en avaitvoulu être l'Auguste. Parlons d'abord du premier. Martial a fait six épigrammes, tant sur Earinus que sur sa chevelure. Ces petites pièces forment un tout auquel je comparerai plus aisément la silve de Stace, qui est assez longue, et qui contient toute une histoire.

Dans la première de ces épigrammes Martial joue sur le nom d'Earinus « Beau nom, dit-il, « né avec les viol ettes et les roses, et dont on nomme « la meilleure partie de l'année, nom qui sent <( l'Hybla, et les fleurs,de l'Attique, et le nid par« fumé du phénix, nom plus doux que le nectar; « nom que voudraient porter Atys et le bel enfant « qui sert d'échanson à Jupiter; nom auquel ré« pondent les Grâces et les Amours, quand on le « prononce dans le palais des Césars; nom noble, « doux, délicat, que je voulais chanter en vers « harmonieux mais toi, ~syllabe opiniâtre~ tu refuses « d'entrer dans la mesure »

Nomen cum violis rosisque natum, Quo pars optima nuncupatur anni, Hyblam quod sapit, atticosque flores, Quod nidos olet alitis superbae

Nomen nectare dulcius beato,

Quo mallet Cybeles puer vocari, Et qui temperat pocula Tonanti;

Quod,.siParrhasiaspnesinau)a,

Respqndent/Veneres cupidinesquë

'Nomennobi)e,.mot~de)icaLum, Versudtcërenuhrudivotebam:

Sed tu, sytiaba conLumax,' répugnas. (Livre IX, ëp. 13.) Unpeùptustoih, Martial/revenant sur ce même

nom, appelle encore a son secours d'autres comparaisons mythologiques et continue « Tu portés Kun.nôm, ô Earinus qui est celui de la saison « riante où les abeilles de Cécrops picorent la fleur « dont la vie est si courté, un nom qui méritait « d'être écrit avec la flèche de Cupidon ou l'ai« guille de Cythéree, un nom que les grues trace« raient en volant au haut des cieux, un nom qui « ne peut être prononcé convenablement que dans « le palais des Césars. M

Nomen habes, teneri quod.tempera nuncupat anni,

Quum breve Cecropise ver poputantur apes;

Nomen Acidalia meruit quod arundine pingi,

Quod Cytherea sua scribere gaudet acu;

Quod penna scribente grues ad sidera toHant;

Quod decet in sola Caesaris esse domo. (Livre IX, ép. <4.) Après cet agréable jeu d'esprit sur le nom, notre poëte en vient aux cheveux. Il les offre à Esculape « Vénérable petit-fils de Latone, qui désarmes les « Parques par des simples adoucissants, l'enfant de « Pergame, où tu as un temple, t'envoie ses che« veux admirés de son maître. Il y joint un miroir « transparent qui reproduisait avec fidélité son heu'< reux et beau visage. Conserve-lui l'éclat de la « jeunesse, et fais qu'il ne soit pas moins beau, « quoiqu'il ait les cheveux plus courts. » Latonœ venerande nepos, qui mitibus herbis

Parcarum exoras pensa, brevesque colos,

Ho.sstbi)audatos. domino, sua vota',capiHos

!~etuus)aLiantigitab tube puer.

Addiditetnitidum sacraMs crinibus orbë'm Quofe!ixfaciesjudiceto[afuit. y .'TujUveni)e.decu3serva,neputdtriorij!e<' · In[bngafueritq.uàm.bf:eviQre.'coma..(LivretX, ép. H.) Je vous épargne une dernière pièce,, dans laquelle Jupiter s'entretient. avec Ganymède d'Earinus et des autres esclaves de Domitien. Ganymède demande à Jupiter la permission .de lui ôS'rir ses cheveux, à l'exemple d'Earinus, à quoi Jupiter répond gravement « Ce n'est pas moi qui te refuse, enfant « chéri c'est la-nécessité. Notre César a dans sa «cour mille esclaves qui te ressemblent; à peine « son immense palais contient-il cette troupe cé« leste si tes cheveux coupés font de toi un homme,

« qui trouverai-je à ta place pour me verser le '<nectar?M »

Puer o dulcissime, dixit,

Non ego quod poscis, res negat ipsa tibi.

Cœsarhabetnostersimites tibi mille ministros

Tantaque sidereos vix capit aula mares;

At tibi si dederit vultus coma tonsa viriles,

Quis mihi, qui nectar misceat, alter erit?

(Livre IX, ép. 37.)

Toutes ces allégories sont si puériles, je devrais

même dire si sottes, que c'est presque un honneur pour Martial d'avoir été si mal inspiré pour de si pauvres choses. Il faut lui rendre cette justice, que s'il ne trouve que des flatteries sans délicatesse et sans sel pour César lui-même, il est encore plus malheureux pour les eunuques et les valets de César.

Stace fait plus de frais d'invention que Martial.

C'est même une bonne fortune pour Stace que d'avoir à traiter un très-petit sujet. Sa grande réputation vient surtout de ce qu'il sait tirer quelque chose de rieO. Pour un poëte qui trouve à faire des vers par centaines sur un arbre, sur des bains, sur les larmes d'un ami, une chevelure d'eunuque pouvait être la matière d'une épopée. La pièce de Stace sur les cheveux d'Earinus est un poëme complet. Ce poëme est plein de grâce et d'esprit; mais c'est de la grâce où il n'y a pas de sentiment, et de l'esprit où il n'y a pas de raison. Il faut moins y chercher des pensées que d'agréables effets de style, des vers harmonieux, une poésie d'images et de rhythme plutôt que d'idées; de l'improvisation italienne étincelante; un jeu de la mémoire, dans une tête vive.

La pièce commence par une apostrophe à la chevelure qui traverse les mers, enfermée dans une boîte d'or. Le poëte lui assure la faveur de Vénus et le silence des vents. « Peut-être même, dit-il, la « déesse t'enlèvera du navire qui te transporte aux « rivages de Troie, et te placera sur sa conque di« vine. » Après cette première invocation, le poëte en adresse une seconde à Esculape, où il le prie de recevoir les cheveux du favori de César, et de les montrer à Apollon, qui n'a jamais vu tomber les siens sous le ciseau; puis une troisième à Pergame qui a donné le jour au bel Earinus, et qui en a fait don à la ville éternelle; après quoi commence le récit.

« Vénus était descendue des sommets de l'Éryx, « et allait visiter les bois sacrés d'Idalie, sur un char

« traîné par des cygnes amoureux. On dit que, s'ar« rêtant à Pergame, elle entra dans le temple où « réside le dieu qui guérit les maladies, et qui sus« pend sur la tête des mortels la marche rapide des « destins; dieu bienfaisant dont l'autel repose sur '< un serpent, symbole de la santé. Là, Vénus aperçut « un enfant d'une beauté céleste, qui jouait au pied « de l'autel; et d'abord, un peu trompée par le « charme de sa figure, elle croit voirun des amours « de. sa suite mais il lui manquait un arc, et « des ailes n'ombrageaient point ses épaules éblouis(c santes. »

Dicitur ldalios Erycis de vertice lucos Dum petit, et molles agitât Venus aurea cycnos, Pergameas intrasse domos, ubi maximus aegris Auxiliator adest, et festinantia sistens Fata salutifero mitis deus incubat angui. Hic puerum egregiae proeclarum sidere formae Ipsius ante Dei ludentem conspicit aram, Ac primum, subita paulum decepta figura, Natorum de plebe putat sed non erat i)H Arcus, etexhumerisnuHsefuIgentibus umbrae.

Vénus contemple cet enfant, ses cheveux, son gracieux visage; elle ne veutpas qu'il aille en Italie pour servir, sous un toit rustique, un maître vulgaire. Elle lui propose de monter dans son char; elle le transportera à travers les cieux dans le palais des Césars. Là, du moins, au lieu d'être soumis au caprice d'un plébéien grossier, il fera les délices du maître du monde. A cela elle ajoute les compliments les plus flatteurs Earinus est plus beau qu'Atys et Endymion, plus digne que Narcisse de mourir d'amour pour sa figure. La naïade aurait quitté volontiers Hylas pour lui. Earinus est plus beau que

tous les amours ensemble, « il rie le cède en beauté qu'à celui auquel Vénus le destine »

Tu,'puef,ante omnes; sotus formosior itte

Cui daberis.

Earinus est placé sur le char de la déesse, et'les cygnes légers l'enlèvent dans les airs. Ils arrivent à.Rome. Vén.us apprête' elle-même.-la toilette de son favori; elle hésite entre différentes formes à donner à sa chevelure; elle choisit lés pierreries qui doivent parer, ses .doigts, et le collier. qui doit faire valoir la blancheur/de son cou. Elle noue ellemême les cheveux d~Earinus, et elle répand sur.loi les rayons de sa grâce divine. Earinus fait son entrée à la cour de César à son aspect disparaissent les anciens favoris; il devient le Ganymède du Jupiter de Martial. Là-dessus, Stace s'écrie « Cher enfant, choisi pour goûter le premier le « nectar réservé aux dieux, toi qui touches tant de « fois la main puissante que le Géte, l'Arménien, « l'Indien, le Persan, brûlent de connaître et de « toucher! oh! quel astre favorable a présidé à ta f< naissance, et de quelles faveurs les cieux t'ont « comblé! Un jour, le dieu de ta patrie, Esculape, « craignant que le premier duvet, en se répandant « sur tes joues, n'altérât les grâces de ta jolie figure, « quitta Pergame, franchit les mers, et ne voulant « confier à personne le soin de changer ton état, te « fit sortir, sans blessure, de ton sexe, par un se« cret de l'art mystérieux qu'il tient d'Apollon. « Pendant ce temps-là, Vénus était inquiète pour « son favori, et s'effrayait de ses douleurs.

« La magnanime.clémence de César n'avaitpas encore préservé les enfants de cette mutilation. Au«jourd'hui, c'est un crime .d'attenter à la virilité et « de changer le sexe d'un homme la nature se ré« jouit de voir ses enfants tels qu'elle les a formés, « et les mères esclaves, affranchies d'un usage bar« bare, ne 'craignent plus pour le dépôt qu'elles « portent dans leur sein. M

Care puer, Superis qui prœlibareverendum Nectar, et ingentem toties contingere dextram Electus, quam nosse Getae, quam tangere Persa: Armeniique Indique petunt! 0 sidere dextro Edite, multa tibi divum indulgentia favit! Olim etiam, ne prima genas lanugo nitentes Spargeret, et putcbraefuscaret gratia formae, Ipse deus patri<B, celsam trans sequora liquit Pergamon haud ulli puerum mollire potestas Credita sed tacita juvenis Phœbeius arte Leniter, haud ullo concussum vulnere corpus Desexu transire jubet. Tamen anxia curis Mordetur, puerique timet Cytherea dolores. Nondum pulchra ducis clementia coeperat ortu Inlactos servare mares; nuncfrangere sexum Atque hominem mutare nefas; gavisaque solos Quosgenuit natura videt; nec lege sinistra Ferre timent famu)se natorum pondera maires.

Stace remarque fort judicieusement que si le pauvre Earinus était venu au monde un peu plus tard, il aurait pu oGrir tout à la fois à Esculape et sa barbe et ses cheveux. Les cheveux iront seuls à Pergame, tout parfumés d'essence par Vénus, et peignés depuis longtemps par les trois Grâces. Ces cheveux, qui ressemblaient tout à l'heure à ceux de Bacchus, surpassent maintenant en beauté les cheveux d'or de Nisus, et la chevelure que le bouillant Achille consacrait au fleuve Sperchius. Stace n'ou-

blie, comme on voit, aucunes des chevelures mythologiques c'est de l'érudition de coiffeur. Je reprends le récit. Sitôt qu'on a résolu de dépouiller les épaules d'Earinus de leur plus bel ornement, la nichée des Amours arrive, couvre le jeune homme d'un peignoir de soie, coupe les cheveux avec le fer croisé de plusieurs flèches, et les place dans une boîte enrichie de pierreries. Vénus les a reçus au moment de leur chute, et les a arrosés une seconde fois de ses mystérieux parfums. L'opération terminée, un des Amours qui tenait un miroir tout étincelant de diamants propose à sa mère d'envoyer le miroir en même temps que la chevelure à Esculape seulement il la prie d'y laisser tomber un de ses regards, et d'ordonner que le miroir conservera toujours l'empreinte de ses traits. Vénus y consent.

La pièce se termine par une prière d'Earinus à Esculape pour la santé et la prospérité de Domitien. il souhaite à son maître la vieillesse fabuleuse des Priam et des Nestor'. 1.

Le plus grand mérite de cette silve est le style. Encore y trouverait-on beaucoup à redire. J'y cherche en vain la propriété d'expression, le tour naturel des poëtes du siècle d'Auguste, même de ceux chez qui ce tour est mêlé d'un peu de manière. On sent que la corruption des idées a infecté le langage, et que là où l'inspiration manque, il n'y a plus de netteté dans la langue ni de justesse dans les images. Cette différence ne vient

t.Stace,S)h;M,UvrcI!I.sih'e'i. 4.

pas uniquement comme l'ont dit quelques critiques, d'un mépris systématique pour les écrivains du siècle d'Auguste, ni de l'espèce d'épuisement qui se fait sentir dans une langue, après que les plus grands écrivains en ont donné les préceptes et fixé irrévocablement le génie. Les poëtes romains du second âge reconnaissaient pour maîtres et pour modèles les poëtes contemporains d'Auguste. Ils en font souvent l'aveu dans les termes les moins équivoques. Martial en particulier est l'admirateur déclaré des grands poëtes qui l'ont précédé, et il met sa gloire à les suivre de loin. Il n'a pas non plus la prétention assez ridicule de vouloir rajeunir la langue avec de vieux mots, ni de remettre en circulation des locutions qui ont péri par la désuétude; prétention assez ordinaire aux poëtes qui, impuissants pour ajouter aux richesses indigènes d'une langue, tantôt lui imposent des tours étrangers, tantôt exhument des formes mortes que les hommes de génie eux-mêmes n'ont pu sauver des caprices de la mode et de l'oubli du public. Martial ne croit pas que l'obscurité et l'archaïsme donnent de l'originalité au style; il ne veut pas que ses écrits mettent en défaut la patiente sagacité des Modestus et des Clarinus, pas plus que Boileau ne veut préparer des tortures aux Saumaises futurs. Il se moque de Sextus, qui préférait Cinna à Virgile, parce que Cinna était obscur et inconnu, et parce que c'est assez l'usage des poètes médiocres d'affecter des admirations bizarres pour les auteurs qu'on ne lit pas. Que Sextus trouve ces poésies fort à sou gré, parce qu'il est le seul qui les entend; qu'il aime

mieux écrire pour les contemporains de Cinna qui ne peuvent plus le lire, que pour les hommes de son temps qui ne le lisent pas, Martial s'en soucie peu « Je veux, dit-il quelque part, que mes vers plaisent aux grammairiens et sans le secours des grammairiens. »

On n'écrivait donc pas mal par plaisir et parti pris,.comme.cela s'est vu dans d'autres temps; on écrivait mal, parce qu'on pensait mal. H ne pouvait y avoir de pensée libre que celle qui savait se taire celle qui osait se produire n'était jamais d'inspiration. Habillée de ménagements de toute espèce, elle n'affrontait la publicité que sous un déguisement qui la rendait obscure, pour qu'elle fût innocente. Martial et Stace, quoique doués d'imagination et d'esprit, sentant le beau et voulant y atteindre, écrivains habiles et ingénieux, écrivent mal quand ils n'osent ou ne peuvent penser bien. Ils trompent la langue, et faussent son génie pour la forcer à mentir.

Le second sujet où Stace et Martial ont concouru pour le prix de poésie, est l'histoire d'une statue de bronze représentant Hercule, et la nomenclature des différents possesseurs de cette statue. H y a deux petites pièces de Martial, et une seulement de Stace, qui cette fois encore a l'avantage. Voici d'abord la com~o~'oM de Martial. Je me sers de ce mot à dessein, parce qu'il s'agit d'une amplification d'école, et d'une joute de bel esprit entre deux grands écoliers.

« Ce dieu que vous voyez si grand dans un bloc « d'airain si petit, qui s'assied sur un rocher que

« rend moins dur la peau d'un lion ce dieu, dont la « face contemple le ciel qu'il a porté sur ses épaules, '< dont la main gauche est armée d'une massue, et la « main droite d'une coupe pleine de vin; ce dieu « n'est point une merveille de l'art moderne, ni une gloire de nos statuaires nationaux vous « voyez là tout à la fois un ouvrage et un présent « de l'illustre Lysippe. Cette divinité décora la table « d'Alexandre, qui mourut après avoir dompté ((l'univers en courant. C'est à elle qu'Hannibal, « enfant, adressa son célèbre vœu devant les autels f< africains; c'est par son influence que le farouche « Sylla déposa sa terrible autorité. Fatigué d'être « témoin des fastueuses tyrannies de ces différentes « cours, le dieu se réjouit maintenant d'habiter le '< foyer d'un homme privé. Et tel il fut jadis le con« vive du tranquille Molorchus, tel il a voulu être « le dieu du savant Vindex. »

Hic,quidurasedensporrectosaxa(eone

Mitigatexiguo magnus in sere Deus,

Quseque tulil, spectat resupino sidera vultu,

Cujus laeva calet robore, dextra mero;

Nonestfama recens, npcnostrig)oriacœ)i,

Nobile Lysippi munus opusque vides.

Hoc habuit numen l'allaei mensa tyranni,

Qui cito perdomito victor in orbe jacet.

Hune puer ad Libycasjuraverat Hannibal aras; Jusserat hic Syllam ponere régna trucem.

Offensus varia; tumidis terroribus autte,

Privatos gaudet nunchabitare Lares.

Atque fuit quondam placidi conviva Motorchi, Sic votuitdoct.iVindicis esse deus.

(Liv.IX,ep.i.i.)

La seconde pièce n'est que de six vers. « Je demandais nasuère à l'Hercule de Vindex de

« quel heureux statuaire il était le travail et 1& « chef-d'œuvre. Le dieu sourit (car c'est sa cou« tume), et me faisant un léger signe de tête « 0 « poëte, me dit-il, est-ce que tu ne sais pas le grec? « L'inscription gravée sur le piédestal indique « son nom. Lysippe ai-je lu. Je pensais lire

« Phidias. ')

Alcidem modo Vindicis rogabam,

Esset cujus opus laborque felix.

Risit,(namso!ethoc-),)eviquenutu,

Graece numquid, ait, poeta, nescis?

Inscripta est basis, indicatque nomen.

AuT~ncu lego, Phidiseput.avi. (Liv. !X, ép. ~8.)

Stace a fait la même description et le même

historique avec plus de développement. Et d'abord, avant de parler de la statue, il raconte, en vers très-spirituels, un dîner chez Vindex sou ami. Il paraît qu'à ce dîner, au lieu de se charger l'estomac de mets recherchés et de vins vieux, au lieu de disserter sur l'espèce d'oie qui a le foie le plus large, et de s'inquiéter si la chair d'un sanglier toscan a plus de saveur que celle d'un sanglier d'Ombrie, on avait parlé de littérature et d'art pendant toute la nuit; « si bien, dit Stace, que la fille de Tithon nous trouva attablés le matin, et sourit de notre petite débauche. » Vindex était un amateur d'objets d'art il savait distinguer la manière des anciens artistes, et mettre le nom de l'auteur au bas de l'ouvrage. Sa maison était un riche musée d'antiques, où des figures d'airain et d'ivoirè, et des modèles en cire, d'une exécution admirable, donnaient matière à de savantes discussions sur leur antiquité..

Que pouvait-on faire de plus amusant et de plus inoffensif sous Domitien?

Après avoir loué le dîner et le bon goût de son hôte, Stace commence l'histoire et la description de l'Hercule

« Cependant le génie et le protecteur de notre « table frugale était un Hercule que mes yeux ne « pouvaient se lasser de contempler ni mon esprit « d'admirer, tant le travail en était parfait, tant il « y avait de majesté dans si peu de matière! « C'est « un dieu, m'écriai-je, oui, c'est un dieu! Le voilà « tel qu'il se laissa voir à tes yeux, ô Lysippe, « lorsqu'il te permit de le représenter petit et de le « concevoir grand. Et, quoique ce chef-d'ceuvre « tienne dans la mesure d'un pied de haut, si l'on a porte ses regards sur ses membres, on est tenté « de s'écrier C'est contre cette poitrine qu'il « étouffa le lion de Némée, ces bras nerveux por« tèrent la fatale massue et brisèrent les rames des « Argonautes.

« La physionomie du dieu n'est ni farouche ni « ennemie de la joie des festins. Il se présente à « nous tel que l'admira le frugal Molorchus; tel « que le vit, dans les bois sacrés d'Aléa, la prê« tresse de Tégée;.tel qu'il était, lorsque, du bû« cher de l'OEta, emporté vers les astres, il buvait « joyeusement le nectar à la face de Junon encore « irritée. Son visage est si doux qu'il semble du « fond du cœur inviter les convives à lajoie. D'une « main, il tient la coupe voluptueuse de son frère; « l'autre porte la massue qu'il n'a pas oubliée. H

(( est assis sur un rocher sauvage que couvre la « peau du lion de Némée.

« Ce bel ouvrage eut un destin digne de lui. « Alexandre en faisait la divinité protectrice de ses « joyeux festins, l'emportait avec lui du couchant f< à l'aurore, et le prenait de la même main qui '< donnait ou enlevait des trônes et qui renversait « les cités puissantes. C'est à lui qu'il demandait toujours des inspirations pour les combats du !( lendemain; c'est à lui qu'il racontait ses magniu« ques triomphes, soit qu'il eût soustrait les Indiens « au sceptre de Bacchus, et brisé de sa grande « lance les portes de Babylone, ou bien écrasé « l'empire de Pélops, et anéanti la liberté des Grecs.

« Bientôt ce merveilleux ouvrage fut possédé par « Hannibal, et cet homme parjure, dont la main « était si terrible, offrit des libations à ce dieu fort; f( mais Hercule le haïssait pour s'être couvert du « sang latin, et pour avoir porté l'incendie jusque « sous les murs de Rome; il repoussait les offrandes « d'Hannibal, et ne suivait qu'à regret ses étendarts « criminels, surtout lorsque ce chef lança des flam« mes sacriléges sur la ville d'Hercule, profana les « temples et les demeures de l'innocente Sagonte, « et poussa les habitants à de nobles fureurs. »

Haecinter, castae Genius tutelaque mensœ Amphitryoniades, mutt.o mea cepit amore Pectora, nec longo saliavit lumina visu: Tantus honos operi finesque inclusa per arctos Majestas! deus, ille, deus; seseque videndum Indutsit, Lysippe, tibi, pm-vusque videri Sendrique ingens! et quum mirabilis intra

Stetmensura pedem, tamen exclamare libebit, Si visus per membra feras « Hoc pectore pressus Vastator Nemees haec exitiale ferebant

Robur, et Argoos frangebant brachia remos. M Nec torva effigies, epulisque aliena remissis; Sed qualem parci domus admirata Molorchi, Au). A!ese )ucis vidit Tegea sacerdos

Qu:dis ab Œtajis emissus in astra favillis

Nectar adhuc torva taetus Junone bibebat.

Sic mitis vuttHS, veluti de pectore gaudens Ho) tetur mensas tenet haec marcentia fratris Pocula, at haec clavae mcminit manus aspera sedes Sustinet, occultum Nemeo tegmino saxum.

Digna operi fortuna sacro PeUaeus habebat Regnator ltetis numen venerabile mensis,

Et comitem Occasus secum portabatét Ortus; Prensabatque libens modo qua diademata dextra Abstuteratdederntque, et magnas verterat urbes. Semper ab hoc animos in crastina bella petebat; Huic acies victor semper narrabat opimas,

Sive catenatos Bromio detraxerat Indos,

Seu clausam magna Babylona refregerat hasta, Seu Pelopis terras, tibertatemque Pelasgam Obruerat bei)o.

Mox Nasamoniaco decus admirabile regi

Possessum; fortique deo tibavit honores

Semper atrox dextra, perjuroquc (;nse superbus Hannibal. !ta!icaeperfusum sanguine gentis, 1 Diraque Romuleis portantem incendia tectis Oderat, et quum epulas, et quum Lenaea dicaret Dona, deus castris mœrens comes isse nef.mdis; Praecipue cum sacrilega face miscuit arces

Ipsius, immeritaeque domos ac tempta Sagunti Polluit, et populi furias immisit honestas.

(S~f., liv. IV, 6.)

Après la mort d'HannibaI, notre Hercule orna la table de Sylla; il passa ensuite à d'autres maîtres, tous de grande maison, jusqu'à ce qu'il se fixât désormais dans la maison de Vindex. C'est là qu'il goûte enfin les douceurs du repos. Il voit, au lieu

de la guerre et des combats, une lyre, des bandelettes, et le laurier ami des vers. Stace lui promet en finissant un poëme épique que Vindex composera tout exprès pour chanter ses exploits, honneur que n'ont pu lui faire ni Alexandre, ni Hannibal, ni Sylla.

Il y a dans le morceau de Stace, de l'esprit, du mouvement, du style. Donnez à Stace un sujet plus sérieux, plus philosophique; faites reculer d'un siècle cette brillante faculté d'élever et d'ennoblir de petits détails; transportez le poëte à une époque où, sous la condition de dire quelques flatteries prudentes à César, on pouvait aborder les plus hauts sujets de poésie, et parler innocemment des temps de liberté et de dignité républicaine; donnez à ce poëte pour protecteur auprès de César, un homme délicat et suffisamment lettré, qui sache que la liberté du poëte console les époques civilisées de la perte des libertés politiques, et non pas un chambellan capricieux, sans lettres, ni un maître d'hôtel épiant le moment où César est égayé par le vin, pour introduire auprès de lui ce qu'il appelle insolemment son poëte; donnez à Stace un maître qui sache entendre des vers à jeun, et non pas un tyran qui n'ait d'oreille pour le poëte que quand il est ivre, et Stace se placera tout près d'Ovide qu'il imite, tout en se piquant de suivre Virgile. La comparaison de ces deux pièces n'en dit-elle pas plus que toutes les conjonctures sur la rivalité de Stace et de Martial?

IX. Quelques personnages des épigrammes de Martial et leurs analogues de ce temps-ci.

J'ai cru devoir m'étendre plus haut sur la partie du recueil de Martial qui fait allusion au libertinage monstrueux de ses contemporains, parce que son esprit satirique s'est surtout exercé sur ce sale sujet. Les ridicules l'occupaient assez peu, soit que les vices fussent les seuls ridicules de l'époque, soit qu'on ne pût dérider les fronts de la bonne compagnie qu'avec ce qui aurait dû les faire rougir. 11 y a pourtant, à côté des visages pâles et tirés qu'il nous dépeint, de ces corps affaissés par la débauche, de ces libertins cruels qui font arracher la langue à leurs esclaves pour que leurs impuretés restent cachées, de ces femmes qui divorcent dix fois et prennent tous leurs amants pour maris, femmes qui sont adultères par la loi, comme le dit énergiquementMartial'; ily a, dis-je, quelques portraits qui sont de tous les temps et qui font rire sous tous les costumes. D'au tres ne s'écartent du type universel que par un petit nombre de traits particuliers à l'époque, ce qui leur donne, outre l'intérêt d'une vérité générale, un attrait piquant de vérité locale et contemporaine. Ce sont des originaux sortis du même moule, sur lesquels la diversité des civilisations a jeté des accoutrements divers; ce sont les mêmes masques, avec des grimaces différentes. '< Cinna a la maladie de tout dire à l'oreille, et i. Martial, livre Vf, épigramme 8.

fc pourtant Cinna ne dit rien qui ne pût se dire en « présence de la foule. Cinna rit, pleure, gronde, « se plaint à l'oreille; il chante, juge, se tait, crie « à l'oreille*. Je connais le pendant du Cinna de Martial. C'est un pauvre homme, auquel on a fait une réputation d'homme d'esprit, parce qu'il parle très-bas. La première fois que je le vis, j'étais tout oreille, j'écoutais même son silence. Mais comment savoir s'il dit des choses spirituelles? à peine sait-on s'il a parlé.

f< Savez-vous pourquoi Sélius est si triste, pour« quoi son nez touche presque à terre, pourquoi il « se frappe la poitrine et s'arrache les cheveux? Ce « n'est ni son ami, ni son frère qu'il pleure. Ses deux « enfants vivent, et je désire qu'ils vivent longtemps; « sa femme se porte à merveille; sa maison est res-

c( pectée des voleurs; son fermier ne lui a pas fait « banqueroute. D'où vient donc sa tristesse? Sélius « dîne chez lui. Quand Sélius se voit réduit à dîner ff à ses dépens, il n'y a rien qu'il ne tente et qu'il « n'ose. II court au Champ-de-Mars; il loue la vi« tesse de tes pieds, Paulinus. Du Champ-de-Mars « il va au marché, du marché aux bains de Faustus,

(( des bains de Faustus à ceux de Fortunatus, et il « se lave à tous les deux, ce qui aiguise d'autant « plus son appétit. Il n'est pas possible d'éviter « Sélius, quelque soin qu'on y mette et quelque « peur qu'on en ait. Jouez-vous à la paume? il vous « la ramasse et vous la présente. Êtes-vous au bain? « s'il vous voit prendre du linge pour vous essuyer,

t. f:idesinaurcm,qucrens,arguis,ptoras,

Cantas in anrem, judicas, taces, clamas. (Livre I, ép. 90.)

(f il va s'extasier sur la blancheur de ce linge, fût-il « plus sale que les couches d'un enfant. Si vous « vous peignez, il dira que vous avez les cheveux « d'Achille. H vous présentera la piquette dont vous « arrosez votre corps, et qui vous sert de vomitif « avant le dîner; il recueillera les gouttes de sueur cc qui tombent de votre front; il criera, il trépi'( gnera, il admirera, jusqu'à ce que, fatigué de ses c( importunités, vous lui disiez Viens'. » Mon Sélius à moi, que j'ai eu à dîner aujourd'hui, ne me loue pas de mes pieds, parce que je ne suis pas un coureur, ni de mes cheveux parce que je les porte courts, mais de mon appartement et de ma pendule, de ma lampe, et surtout de mon dîner. Du reste, il ne fait pas la cour à moi seul; il rend fréquemment visite à ma femme; il lui demande avec anxiété de ses nouvelles, quoiqu'il la sache très-bien portante; il s'informe aussi de moi, s'il sait que cela est bien pris, et il ne manque pas de dire qu'il m'a rencontré dans la rue, et qu'il m'a trouvé très-bonne mine. M est plein d'égards pourma cuisinière; et si je me plains d'un plat devant elle, il a grand soin de dire que le plat n'est pas mauvais, qu'il est très-mangeable, et qu'avec un grain de sel de plus il serait excellent. Il sonne doucement; il est exact à l'heure; il ne reste que le temps convenable, et s'en va toujours un peu avant qu'il n'ennuie. Il n'oublie pas mon portier; et au lieu d'entr'ouvrir prudemment sa loge, et d'y jeter sa carte en retenant son baleine, il entre courageuse-

t.-Uvre Il, epigramme 2; livre Il, épigramme 14; livre XII, épigramme 14.

ment, et recommande qu'on dise qu'il s'est présenté en personne. Mon Sélius n'est pas si sot, vraiment, ni si mal avisé de ménager ma cuisinière et mon portier, il sait très-bien qu'il n'est donné à aucun de nous d'échapper à l'influence des subalternes qui nous servent, et qu'en tous cas il vaut mieux les avoir pour amis que pour ennemis.

Le Sélius de Martial est le parasite de l'homme; mon Sélius, à moi, est le parasite de la maison. Il n'a pas besoin de courir les lieux fréquentés pour m'y rencontrer et y attraper un dîner; non à certain jour de la semaine, son couvert est mis, on compte plus sur lui que sur moi. Si ce jour-là une invitation me force à dîner dehors, j'en fais demander la permission à Sélius. Sélius est le convive de fondation de huit familles ce qui fait huit dîners pour sept jours. Grand embarras pour Sélius, qui voudrait dîner une fois par semaine chez tous ses amis, et ne donner la préférence à personne. Il s'en tire comme il peut, en déjeunant là où il ne dîne pas. Sélius est discret, prudent; il ne paraît jamais s'apercevoir qu'un mari boude sa femme, ce qui le dispense de prendre parti. Il ne parle politique qu'à son corps défendant; et, quand on l'y force, sa conclusion, c'est qu'il a toujours cru que Dieu protégeait la France. C'est l'exergue de notre monnaie. Chacun le prend comme il veut. Sélius co!porte ainsi son ventre d'une table à l'autre, depuis bientôt trente ans. Aussi, n'y a-t-il pas une demoiselle à marier, ni une jeune femme, dont il ne dise avec émotion qu'il l'a vue tout enfant. Jamais il ne nous manque, ni à notre jour de

naissance, ni au nouvel an; il ne se pardonnerait pas qu'un autre l'eût devancé dan& une fête à souhaiter ou dans un vœu de bonne année à faire. Sa formule habituelle est Vous savez tout ce <~<e je MMX soM/~e. De cette sorte, il ne s'expose pas à souhaiter aux gens ce qui ne serait pas de leur goût. Il n'y a pas d'homme qui soit inquiet d'un plus grand nombre de santés. Dieu veuille que ce souci de tant de vies n'abrége pas la sienne! « Tongilius fait dire à ses amis qu'il est travaillé f< par la fièvre quarte. Je connais les mœurs de « l'homme il a faim et il a soif. Sa maladie est un

« hameçon qu'il tend à ses amis, pour en obtenir des « poissons de choix et du vieux falerne. Tongilius « est malade dix fois l'an, mais sans qu'il s'en porte f< plus mal; ses amis seuls en souffrent, car il leur (c en coûte des présents à chaque convalescence'. JJ Le gourmand est un type qui se perd. De notre

temps, il ne ferait pas bon feindre une fièvre quarte pour obtenir des cadeaux qui se mangent, du poisson délicat et de bon vin; les amis enverrai eut plutôt des sangsues et de l'eau chaude que du falerne. « Sextus l'usurier, que vous connaissez pour un « de mes vieux amis, a si peur que je ne lui de« mande de l'argent, que, dès qu'il m'aperçoit, il « se dit à lui-même assez haut pour que je l'entende '< Je dois sept mille sesterces à Secundus, quatre « mille à Phœbus, onze mille à Philétus je n'ai « pas la quatrième partie d'un as dans mon coffre. « Oh sublime génie de mon ami il est bien dur, 1. Martial, livre Il, épigramme 40.

« Sextus, de refuser quand on vous demande; mais « combien n'est-il pas plus dur de refuser avant « qu'on vous ait demandé' »

Voilà un des types qui s'altèrent le moins. « Tongilianus avait acheté sa maison deux cent « mille sesterces un accident fréquent à Rome a

M détruit la maison. Une souscription s'est ouverte « entre les amis et les clients de l'incendié; il a M touché dix fois le prix de sa maison n'est-ce pas « Tongilianus qui y a mis le feu*? ))

Des médisants disent que Tongilianus n'est pas mort. C'est un propos de compagnie d'assurance. Je n'en crois rien.

La galerie de Martial est très-variée. Tantôt c'est un patron qui fait boire à ses convives du mauvais vin dans des verres, et qui en boit lui-même d'excellent dans un vase de myrrhe non transparent, pour qu'on ne s'aperçoive pas des deux sortes de vin\ Tantôt c'est un certain Symmaque, médecin, qui vient vous voir avec tout le cortége de ses disciples, lesquels, en vous tâtant le pouls l'un après l'autre, vous donnent laûèvre que vous n'aviez pas'. Tantôt c'est Laevinus, qui se glisse sur les gradins réservés aux chevaliers, et qui feint de ~'y endormir, afin d'échapper à la surveillance de l'impitoyable Océanus, huissier fort scupuleux, lequel pourchasse et fait décamper tous les intruse Cette singulière vanité était fort commune à Rome. Des 1. Martia!. livre !I, épigramme 44.

2. Livre Ht, ëpigramme 52.

5. Livre )V, épigramme S6.

Livrer), ëpigrammc 9.

Livre V, cpigt'ammc 9.

gens aisés et même des esclaves prenaient souvent l'habit équestre, et se faufilaient sur les bancs réservés, pour être de l'aristocratie. Martial se moque de l'esclave Euclide qui, sourd aux injonctions de l'huissier, et refusant de quitter sa place, est trahi par une clef qui tombe de sa poche au moment où il faisait remonter sa noblesse jusqu'à la belle Léa.

« Jamais, ditMartial, vit-on plus méchante clef? M Tantôt c'est Clytus, qui naît huit fois dans l'année, afin de recevoir de ses amis des cadeaux de jour de naissance'. Ou bien c'est Mamurra, qui parcourtles marchés, regardant d'un œil'd'acheteur les beaux esclaves qui sont en vente, ou bien les lits incrustés d'écaillé de tortue, les tables de citron ou d'ivoire; flairant des statues pour savoir si l'airain en est de Cor inthe, et si elles sont de Polyclète; choisissant et mettant de côté, comme pour les acheter, des coupes de cristal, de vieilles amphores, des vases ciselés par Mentor; marchandant des pierreries, des perles, du jaspe; et finalement, après avoir couru jusqu'à la onzième heure, achetant deux coupes communes de la valeur d'un as, et, faute d'esclave, les emportant lui-même dans sa main". Tantôt c'est Gallicus, l'avocat, qui demande avec instance qu'on soit franc avec lui, qu'on lui dise la vérité sur ses écrits et ses plaidoieries. ;< Cela me fera grand plaisir, dit Gallicus. Je « ne veux rien vous refuser, Gallicus; écoutez donc

i.))arti.t),HvreV,ëpigramme3H. 2. Livre Vt)), épigramme 64.

5.LiYrctX,et)igramn)c60.

« une chose plus vraie que la vérité même Gallicus, « vous n'aimez pas qu'on vous dise la vérité'. » Gallicus s'appelle chez nous Trissotin.

X. Les avocats, les architectes et les crieurs publics. Du temps de Martial, trois classes d'hommes fai-

saient sûrement fortune les avocats, les architectes et les crieurs publics. Ce sont les trois sortes de métiers qui vivent le plus grassement des civilisations avancées, parce qu'il n'y a pas de sociétés où l'on fasse plus de lois, où l'on bâtisse plus de monuments, où l'on vende plus a l'enchère, que celles qui tirent à leur fin.

L'avocat est l'homme par excellence de ces tempslà. 11 est doublement nécessaire, en ce qu'il est le seul intermédiaire entre la loi et le citoyen, et en ce qu'il est aussi le seul prêt, le seul disponible en tout événement. L'avocat possède une aptitude spéciale, et en outre une aptitude universelle. Par l'une, il est mêlé nécessairement à toutes les transactions, à tous les procès, à tous les débats civils, qui ne sont nulle part plus fréquents, plus multipliés, plus délicats que dans les sociétés avancées; par l'autre, il n'y a guère de situation à laquelle il ne touche par quelque lien et où il ne puisse rendre à peu près tous les services que le premier moment exige. L'avocat s'est habitué de bonne heure à parler vite et à parler de tout. Cela fait croire qu'il pense vite t. Martial, livre VIII, ëpigriimme 76.

et qu'il pense bien. L'avocat a toujours une réponse toute prête, parce qu'il se donne peu la peine d'attendre la bonne, et parce que la première venue satisfait le plus grand nombre. Là où vous hésitez, l'avocat tranche sans coup férir il ne doute de rien, il ne voit pas la difficulté, ce qui le rend quelquefois plus propre à la surmonter, que celui qui la voit et l'apprécie. Comme il s'est exercé longtemps à traiter le pour et le contre, et qu'il connaît à peu près~tous les côtés superficiels des choses, il comprend suffisamment toute espèce de situation, et il s'y rend utile. Quand vous avez besoin d'un conseil, l'avocat ne vous donne pas le meilleur, mais il est le premier qui vous en donne un chose inappréciable dans les circonstances où le meilleur parti est le premier qu'on prend.

Les civilisations qui tombent, les sociétés décrépites, tournent nécessairement 'et invariablement sur l'espèce de factotum qui s'appelle avocat. Lisez les poëtes btins du second âge presque tous parlent de l'importance des avocats; presque tous font de piquantes allusions à leur médiocrité florissante tous se reprochent ou se font reprocher par leurs amis de n'avoir pas embrassé la carrière des lois, qui rapporte. des honneurs, des maisons de ville et de campagne, de magnifiques litières entourées de clients, au lieu du triste métier de poëte qui ne rapporte que des baisers. L'avocat est l'homme des temps malheureux, en ce qu'il n'est malheureux dans aucun temps. C'est lui qui est chargé de dresser le bilan des nations qui finissent. il n'est donné à aucun peuple de mourir sans lui;

et quand vient la barbarie, c'est encore l'avocat qui restele dernier pourlierparle droitle passé àl'avenir. Le rôle de l'architecte dure moins, car il arrive un temps où l'on ne fait que défaire et démolir. Ce temps-là est celui où l'on bâtit des idées en même temps qu'on jette bas les monuments. L'architecte n'a plus alors qu'à se faire avocat. Le bon temps de l'architecte, c'est principalement aux époques de décadence, lorsqu'une nation, autrefois libre, est tombée, comme Rome, de lassitude et d'épuisement, aux mains d'un seul homme. Or, les princes absolus sont grands faiseurs de monuments Néron et Domitien couvrirent de beaux édifices des quartiers occupés jadis par les dernières tribus de la république. Quand les nations n'ont plus de vie, elles contractent la manie de bâtir quand Rome se fut retirée de la place publique et du Champ-de-Mars, et qu'elle n'eut plus de liberté à conquérir, ni de suffrages à donner en plein soleil, elle se bâtit de belles demeures, elle se logea magnifiquement; l'office des architectes remplaça celui des tribuns. Autour de Rome, dans cet immense rayon où les anciens consulaires conduisaient la charrue, on ne voyait que des maçons et plus de laboureurs, des architectes et plus de fermiers. Un des embarras des rues de Rome sous Domitien, c'était d'y rencontrer d'immenses blocs de marbre traînés à bras ou sur des chariots, qui menaçaient d'écraser les gens On élevait des temples aux dieux et des amphithéâtres au peuple. Les maisons des grands et les i. Martial, livre V, épigramme'

maisons des dieux enrichissaient également l'architecte. Les avocats surtout lui donnaient de la besogne; non pas ceux dont parle Juvénal, qui recevaient de leurs clients des poissons desséchés et des oignons d'Égypte, mais ceux qui gagnaient des palais, comme Régulus, à brouiller les familles, qui allaient au barreau en litière, ou sur les bras d'une nombreuse clientèle, et dont le portique était toujours verdoyant des palmes qu'on y suspendait à chaque cause gagnée.

Reste le crieur public pour compléter cette espèce de triumvirat qui exploite la Rome impériale. Le crieur public, c'est le commissaire-priseur de notre temps. Jadis c'était un citoyen obscur, un <r~u/~ des dernières classes; aujourd'hui le crieur public est riche; son luxe fait enrager Juvéhal et Martial. Ce qui rend sa fortune plus insolente, c'est qu'il est resté facétieux, mais facétieux de meilleur ton que les crieurs dont nous parle Cicéron. Le crieur d'autrefois était un pauvre bouffon de place publique, improvisateur du goût de Paillasse, qui faisait rire les badauds de Rome aux dépens du malheureux dont il vendaitles meubles, ou de l'esclave qu'il mettait à l'enchère. Son style était grossier, ses plaisanteries populacières. Aujourd'hui notre bouffon, en s'élevant, en s'arrondissant, est devenu presque un bel esprit il ne plaisante plus, il raille. Savez-vous, par exemple, quel tour il emploie pour faire valoir les terres de Marius qui sont en vente? « On se « trompe, s'écrie-t-il, si l'on croit que Marius a be« soin de vendre sa terre pour payer ses dettes. « Marius ne doit rien à personne, bien plus, il prête

« à tout le monde. Pourquoi donc Marius vend-il « son domaine? C'est qu'il y a.perdu ses esclaves, « ses troupeaux, ses récoltes depuis lors, il veut M s'en défaire. M Votre domaine vous restera, Marius, grâce à. votre crieur, bel esprit qui aime mieux nous dire que tout y meurt, que d'avouer que vous êtes endetté.

Un autre crieur, Gellianus, veut nous persuader que la pauvre fille qu'il met en vente, et qui grelotte au milieu de ce marché ouvert à tous vents, est honnête et pure; et il l'attire vers lui, l'infâme, et il veut l'embrasser malgré sa résistance Votre esclave vous restera, Gellianus;. car elle a. cessé d'être pure, depuis que vous l'avez souillée de votre souffle.

Ehtbien tout cela n'empêchera pas Gellianus de faire sa fortune. Attendez quelques années Gellanius, après avoir vendu vos terres pour votre compte, finira par les racheter pour le sien. La richesse, les nombreux esclaves, les clients qu'il; aura enlevés à d'autres, lui donneront un air d'aisance et de dignité suffisante pour cacher l'origine de sa. fortune. Pareil à l'esclave fugitif qui a été stigmatisé au front, et qui,. devenu riche, cache sous des mouches la marque du bourreau~, Gellianus cachera sous une belle toge blanche son ancienne tournure de crieur, il chargera ses. doigts d'anneaux d'or; il contiendra.ses bras habitués à battr.e les vents pour attirer les acheteurs.; il. baissera: d'un ton cette voix qui remplissait le marché, et, au lieu 1. Martial, livre VI, épigramme !67

S. Litre H, épigramme 29.

<te l'avoir rauque et faussée, il l'aura simplement voilée par un rhume. Gellianus se placera sur les quatorze gradins, côte à côte avec vous, Martial, et mieux vêtu q.ue vous; il achètera fièrement les honneurs que vous demandez, vous, si humblement. Ou si ce n'est Gellianus, ce sera son fils, jeune débauché qui imite tous les vices~des hommes de naissance, lequel prendra place sur ces gradins, d'où l'huissier Océanus chasse quiconque ne paye pas le cens de chevalier. Et qui sait si, vous voyant avec votre toge jaunie, Océanus ne vous fera pas sortir quelque jour comme un intrus, pour faire place au fils du crieur devenu chevalier, qui échangera avec lui un de ces sourires d'intelligence auquel les parvenus se reconnaissent.

Quand Martial voulait emprunter de l'argent à Caïus, son vieil ami « Que ne plaidez-vous? » lui disait Caïus. Valérius FIaecus, le poëte, se plaignait à Martial de la misère des poëtës « Que ne « plaidez-vous? lui disait Martial. Au barreau, l'ar« gent sonne; mais autour de la chaire stérile où « nous récitons nos vers, on n'entend que le bruit « des baisers'. » Il est peu de poëtes auxquels on n'ait conseillé de se faire avocat. Bbileau répond d'une manière charmante à ces hommes qui veul'ent faire du poëte un marchand de paroles, et qui, en lui conseillant de sacrifier les vers au procès, l'art au métier, le goût des l'oisirs délicats aux tracas d'une profession vulgaire, s'imaginent fort .sottement qu'on donne tout aussi facilement sa

-i.Martia),)i\'reI;cpigramme?t.

démission de poëte qu'on peut en prendre la patente

Faut-il donc désormais jouer un nouveau rote?

Dois-je, las d'Apollon, recourir à Bartole,

Et, feuilletant Louetalongé par Brodeau,

D'une robe à longs plis balayer le barreau?

Mais à ce seul penser je sens que je m'égare.

Moi! que j'aille crier dans ce pays barbare, etc. (Sat. I.)

XI. Les dernières années de Martial.

Martial ne voulut être ni avocat, ni architecte, ni crieur public il vécut et mourut poëte. Il était venu à Rome pauvre; il en sortit pauvre, après avoir fait, pour être riche, tous les sacrifices que pouvait faire un homme qui n'était pas né méchant ni malhonnête. Quand ii fut sur le point de partir pour sa patrie, après trente ans d'un séjour fatigant et sans loisirs à Rome, il fallut que Pline le jeune lui payât les frais de son voyage. C'était une manière délicate de reconnaître l'éloge fin et senti que Martial avait fait quelque part de son caractère et de son talent'. De retour à Bilbilis, il resta trois ans sans rien écrire, regrettant Rome", ses théâtres, ses bibliothèques, ses mœurs, qui lui prêtaient tant à dire; ne pouvant supporter la solitude, et ne se pardonnant pas d'en avoir été chercher la chimère dans une petite ville de province sans esprit, sans littérature, et, ce qui arrive, envieuse d'un homme i. Martia),)itreX, épigramme t9.

2. Préface du livre XI [.

qui avait à un si haut degré de l'un et de l'autre. La petite cabale ameutée contre lui se bornait à deux ou trois personnages, ce qui est un monde dans une petite ville. Il fit en quelques jours son douzième livre, pour le lire à un ami qui lui était arrivé de Rome, et pour se donner le plaisir de retrouver l'ancien effet de ses vers sur des oreilles exercées.

Ce livre n'est ni gai ni triste; il se sent de la fausse situation de Martial, forcé de faire rire les autres sans en avoir lui-même la moindre envie. J'y trouve en revanche des sentiments doux, une certaine mélancolie du désenchantement exprimé plus simplement et dans un meilleur style que ses premiers écr~s.

« Voilà, dit-il à Jules Martialis, voilà, si je m'en « souviens bien, trente-quatre moissons que nous « vivons ensemble, dans un mélange de douceur et « d'amertume. Cependant les bons moments ont été « les plus nombreux, et si nous comptions les jours « par des cailloux noirs et blancs, les blancs

« l'emporteraient. Mais voulez-vous éviter cer« taines disgrâces, et garder votre âme d'at« teintes douloureuses? Ne vous liez trop étroite« ment à personne. Moins heureux, vous souffrirez « moins. »

Triginta mihi quatuorque messes, Tecum, si memini, fuere, Juli, Quarum dulcia mixta sunt amaris; Sed jucunda tamen fuere plura. Et si calculus omnis hue et illuc Diversus bicolorque digeratur, Vincet candida turba nigriorem. Si vitare velis acerba quaedam,

Gaudebis minus et minus dolebis. (Liv. XH, ép. 34.) Pauvre poëte il- en était arrivé à ce point de fatigue morale, qu'il ne pouvait plus jouir du repos d'esprit, ni savourer ses loisirs. Il ressemblait à un homme qui a fait un excès de marche, et qui ne peut pas se reposer la première nuit.

L'amour de la solitude est une disposition délicate qu'il faut ménager. Il y a des hommes qui l'ont conservée, tout en vivant au milieu des affaires et du bruit ces hommes-là savent être seuls au milieu de la foule. Martial n'avait pas l'âme assez profonde pour se passer du bruit de Rome habitué à observer les travers des autres, et àjl'exercer son esprit que sur des sujets étrangers à lui, une'fois qu'il fut seul, il fut vide. Il vivait moitié à -Bilbilis, moitié à Rome; mais le meilleur de lui était à Rome. S'il prenait la plume, c'était pour tracer quelques portraits affaiblis des vices qu'il y avait vus, et il jugeait lui-même son retour dans sa patrie comme un coup de tête sans consolation et sans excuse. Les esprits satiriques sont exposés à cette sorte de découragement; ôtez-leur la scène, ses acteurs, ses changements de décors, ses ridicules, ils se trouvent dans l'isolement, ils s'agitent, ils s'ennuient. Leurs souvenirs étant tout extérieurs, tout de critique et d'observation, ne les soutiennent pas contre l'affaissement de leur esprit et le froid des dernières années. On ne peut pas toujours vivre sur le fonds des autres, il faut tôt ou tard se suffire avec ses propres ressources c'est une nécessité contre

Et tristes animi cavere morsus

NuHi te facias nimis sodalem.

laquelle les faiseurs d'épigrammes sont peu en mesure. Je ne sais pas de quoi Martial est mort, ni ce qui l'a empêché de vivre les soixante-quinze ans qu'il demandait à Jupiter; mais j'ai tout lieu de croire que c'est l'isolement et l'ennui.

JUVËNAL 1 ou

LA DÉCLAMATION

I. Juvénal, satirique indifférent.

II. La déclamation et les déclamateurs.

III. Quintilien, panégyriste de la déclamation.

IV. Influence de la déclamation sur le talent de Juvénal. V. Tableau de la catastrophe de Séjan.

VI. Action de la satire sur les mœurs. Horace et Juvénal. VII. Politique de Juvénal.

VIII. Les chrétiens.

IX. Quelques personnages des satires de Juvénal. X. Juvénal souriant et déridé.

JUYËNAL,

00

LA DECLAMATION.

H y a sur la vie de Juvénal .quinze ou vingt lignes .qu'on attribue généralement à Suétone, et qui sont en effet dans la manière froide et laconique de ce .chroniqueur de l'empire romain. Il y est dit que Juvénal naquit à Aquinum, ville du pays des Volsques; qu'on ne sait s'il fut le fils ou l'enfant adoptif d'un riche affranchi; que le milieu de sa vie se passa dans les écoles des rhéteurs, à déclamer par fantaisie et par loisir; qu'ayant lu à quelques amis une satire fort applaudie contre l'histrion Pâris, favori de l'empereur Domitien, et contre un poëte qui était aux gages de cet histrion,, il se sentit poussé par ce premier succès à cultiver ce genre d'écrit; que sous le règne d'Adrien, où furent recueillies et publiées toutes ses satires, la malveillance ayant vu dans ses vers des allusions injurieuses au temps présent, il fut exilé en Égypte vers l'âge de quatre-vingts ans, et chargé, par dérision, du commandement d'une cohorte; que ce fut là qu'il mourut, peu de temps après, de chagrin et d'ennui. Voilà tout ce que l'on sait de la vie de ce poëte; et encore ne faut-il pas lire cette courte

notice avec le secours des commentateurs, car ils trouvent moyen d'obscurcir ce peu de lumière par leur penchant à voir partout des mystères, et à ne vouloir aller aux choses que par le chemin le plus détourné.

Onze empereurs se succédèrent du vivant de Juvénal

Claude, homme d'un esprit lent et mou, sous qui régnèrent les affranchis et les femmes impudiques Néron, qui devrait être aussi célèbre par ses inepties que par ses cruautés; Galba, avare et médiocre, ayant eu des vertus avant d'être empereur, et qu'on aurait toujours cru digne du trône s'il n'y était jamais monté; Othon, brave et efféminé, qui s'arrangeait les cheveux devant un miroir avant de se jeter dans la mêlée, et qui se lavait le visage avec du pain trempé dans du lait, prince abandonné au luxe et aux astrologues, de peu de capacité, mais de beaucoup de cœur, et qui n'eut pas besoin, comme Néron, qu'un affranchi lui poussât la main pour l'aider à se poignarder; Vitellius, goulu et ridicule, d'une cruauté crapuleuse, qui se donnait, au sortir de table, le plaisir de faire égorger lentement devant lui un de ses créanciers; Vespasien, qui commença sa fortune par la faveur de Caligula et l'amitié de Narcisse, disgracié par Néron pour s'être assoupi deux fois pendant que Néron était en scène, frugal et cruel quand il fut empereur, et d'une avarice si étrange, qu'il mit un impôt jusque sur l'urine; Titus, son fils, prince aimable, qui avait été élevé à la cour de Néron, et qui avait failli s'empoisonner en approchant ses

lèvres de la coupe préparée pour Britannicus, dont il était l'ami, rare et grand exemple d'un prince de mœurs relâchées, dissipateur, enclin aux maîtresses, qui devient honnête homme sur le trône, et qui se corrige tout à coup, par où les bons euxmêmes devenaient mauvais; Domitien, que Juvénal appelle un JVe?'o?t chauve, triomphateur qui achète la paix aux barbares; qui fait des lois contre l'adultère, et vit en adultère public avec sa nièce; qui assassine cette nièce, voulant la faire avorter; tyran effroyable qui couvre l'empire de délateurs, et qui trouve pourtant Tacite pour le servir, Martial pour le flatter, Quintilien pour l'assister comme consul; Nerva, sage et excellent vieillard, dont Pline le jeune a dit qu'après avoir remis l'empire à Trajan il avait dû mourir, afin de ne rien faire de mortel et d'humain après une oeuvre immortelle et divine; Trajan, débauché et gourmand dans l'intérieur de son palais, mais en public très-bon prince, humain et juste malgré ses persécutions contre les chrétiens, lesquelles étaient plutôt d'une mauvaise politique que d'un méchant homme; enfin Adrien, ayant des vices infâmes et faisant d'excellentes lois, croyant à Jupiter et épargnant les chrétiens, aimant la poésie, et envoyant mourir dans les sables de l'Egypte un poëte octogénaire pour une misérable allusion. Durant ce siècle, la société romaine commence son agonie lente et ignoble; les vieilles vertus du passé y meurent une à une, et l'avenir n'en a point à mettre à leur place. Il n'y a plus que les rhéteurs et leurs écoliers qui parlent de la ville éternelle; le peu qu'il y a de sages ou de gens avisés n'y croit

plus, ou s'en moque. Assurément Néron faisait plus pour sa durée en mettant le feu aux vieux édifices pour les rebâtir à neuf, que les bons princes en.y établissant de bonnes lois; car les bonnes lois ne peuvent rien sur une société qui se dissout pièce à pièce, et même, meilleures elles sont, plus c'est une preuve qu'elles viennent trop tard, tandis que des maisons neuves et des rues rebâties peuvent au moins tenir quelque temps contre le fer et le feu des barbares. Les croyances étaient éteintes et la foi morte; c'est pourquoi les cérémonies religieuses se faisaient avec plus de pompe que jamais, et le chef de l'État prenait le titre de souverain pontife, et la religion était passée tout entière dans les formes. Au lieu de croyances, on avait les superstitions des vieilles femmes, cette maladie des peuples dégénérés et des mauvaises consciences. Les honneurs allaient aux riches, aux nobles, aux délateurs, race avide et souple, qui trouvait son compte sous tous les empereurs, en sachant passer à temps sous les enseignes de celui qui devait vaincre..Des sectes, mais point de philosophie pratique;. des stoïciens portant une longue barbe, un sourcil froncé, un manteau troué, mais n'ayant rien au cœur; plus d'études sérieuses; laluxure~énervantles corps et les âmes; l'éloquence, sans liberté, sans comices, sans gravité, se prostituait à de lâches panégyriques, ou à plaider le pour et le contre. De là des arguties puériles, des idées vides et des paroles au vent, devenant un art qui avait des professeurs et des disciples et de magnifiques écoles aux frais du trésor public, où les fils des grandes familles, qui devaient

entrer un jour au sénat, s'instruisaient à tourner des. adulations au prince, pour le temps où il leur demanderait des conseils.

Dans~touh l'empire, des soldats,. des grands, de la populace, mais point de classe intermédiaire, où pût se former à la longue une nation nouvelle; car, d'une part, ceux qui touchaient à la classe des grands.finissaient par s'y confondre, soit en copiant ses habitudes de servilité et d'orgueil, soit en offrant au prince leurs services comme délateurs; d'autre part, ceux qui touchaient à la populace trouvaient avantage à s'y.confondre, soit pour avoir leur part dans les distributions de viande et d'argent que faisaient les patrons riches, soit, quelquefois, pour échapper à la servitude. Ils se mêlaient à cette foule qui suit la fortune et qui n'a de haine que pour les vaincus, la seule puissance que flattèrent les Césars, la seule qui osât s'impatienter si les Césars se faisaient trop longtemps attendre aux jeux du cirque, la seule qui pût forcer Néron, retenu à table entre Pâris et Poppée, à jeter sa serviette par la fenêtre, en signe qu'il allait venir.

I. Juvénal satirique indifférent.

Juvénal vécut au milieu de cette décadence. Malgré le laconisme de son historien, il est aisé, je crois, pour quiconque a fait une étude un peu profonde de ce poëte, de déterminer quels durent être son caractère et sa conduite. J'insiste sur la nécessité d'une étude profonde, parce que, s'il est vrai

qu'il n'y a aucun genre de poésie qui soit plus là fille du temps que la satire, laquelle en tire tous ses matériaux et y prend toutes ses couleurs; il n'est pas également vrai que la satire soit toujours l'expression fidèle du caractère de l'auteur, ni que l'homme s'y découvre à première vue sous le poëte. Cela est applicable à presque tous les satiriques, mais particulièrement à Juvénal. Il semble, dès l'abord, que ce soit un homme chaud et passionné, de la trempe d'âme de Thraséas, qui se soulage de sa résignation par des cris de colère, et auquel la fortune a refusé de protester par une belle mort contre le siècle monstrueux où il a vécu. Mais en y revenant, on croit s'apercevoir que cet homme est indifférent, qu'il sue quelquefois à dire des choses froides, que son indignation est plutôt de tête que de cœur, et que le fond de toute sa philosophie, c'est peut-être l'insouciance d'Horace, avec une âme plus fière, et probablement des mœurs plus chastes. Telle est l'opinion qui m'est restée de Juvénal. Voici j( sraisons qui m'y ont conduit.

D abord, Juvénal était l'ami de Martial. Cette ammé devait être très-étroite, s'il faut en croire l'épigramme suivante où le poëte appelle son ami mon Jurent.

A UF< CALOMNIATEUR.

« Toi qui essaies de me brouiller avec mon jMuena/, « langue perfide, que n'oseras-tu pas dire? Tes ca« lomnies auraient rendu Pylade odieux à Oreste, « Pirithoüs ennemi de Thésée. )'

ADMALEDICUM.

Cum Jut'ena~e meo quse me committere tentas,

Q~idnonaudebis,pe)'fida)ingua,)oqui?

Te (tngent.e nefas, Pyladen odisset Orestes,

TheseaPirithoidestiLuissetamor.(L[V.Ytt,ëp.24.) Je n'achève pas l'épigramme, qui se termine par un trait fort sale. Mais on peut croire, d'après cette citation, que la liaison de nos deux poëtes était étroite; et certes, ils y trouvaient un grand charme, puisque la calomnie essayait de les brouiller. Or, on a vu ce qu'était Martial; bon homme sans doute, et bien meilleur que sa renommée, mais d'un caractère trop facile et de mœurs trop libres pour l'austère Juvénal des Sa~'es,, sinon pour le Juvénal expliqué et éclairci tel que je l'entends.

Il faut dire que Juvénal ne nomme pas une seule fois son ami; mais on n'en saurait conclure qu'il ne le payait pas de retour, car, à deux ou trois exemples près, Juvénal ne nomme jamais les personnes vivantes. C'est par le même scrupule qu'il n'adresse ses satires à aucun homme puissant, à la différence d'Horace, soit qu'il ne veuille ni les compromettre ni se compromettre lui-même, soit qu'il ne se trouvât dans Rome aucun personnage qui voulût être associé aux vertueuses protestations d'un honnête homme.

Dans une autre épigramme, Martial envoie à son ami des noix de son champ, pour cadeau de fête aux Saturnales

« Je t'envoie des noix de mon petit champ, éloquent Juvénal; c'est mon cadeau des Saturnales. » De nostro, facunde tibi Juvenalis, age)io

Saturnalicias mittimus ecce nuces. (Liv. XII, pp. 91.)

Je ne cite pas les deux derniers vers, qui sont aussi du genre graveleux. Enfin, dans nue petite pièce plus longue et fort jolie, Martial, retiré à Bibilis, raconte à son ami le plaisir qu'il éprouve à se reposer de trente ans de fatigues, dans un sommeil long e~ </M~ n'est pas ~)M/oM/s cA~e/ le jour, à quitter la toge incommode pour un vêtement de campagne plus court et plus léger, ou à se chauffer à un foyer bien nourri, que la fermière coM/'OH/~e </e KomA/'eM~ H~r~M'

Mutta villica quem coronat olla. (Liv. X!ï, ép. 48.) Puis vient encore une confidence de libertin car il est piquant que, dans les trois pièces adressées par Martial au grave Juvénal, au rigide censeur des mœurs romaines, il y ait trois grosses impuretés. Cela prouve, encore une fois, que les deux poëtes ont été très-bons amis, et que notre satirique n'était pas aussi roide dans son commerce qu'il l'est dans ses livres. Il ne se faisait pas scrupule d'ailleurs de hanter le quartier bruyant de Suburra, qu'habitaient les courtisanes, ni de se fatiguer sur le grand et le petit Célius à faire sa cour aux grands, ni d'éventer son visage avec le pan de sa toge, au seuil de leurs palais, ainsi que le dit encore son ami Martial'.

En outre, Juvénal n'était d'aucune secte; il n'avait étudié ni les cyniques, ni les stoïciens, qui n'en diffèrent que par le costume; et la simplicité d'Ëpicure, vivant content des légumes de son petit jardin", i. Martial, livre Xft, épigramme 18.

Juvénal, satire xut, vers 121.

ne l'avait pas rendu épicurien. Indifférent, comme Horace, aux querelles philosophiques, peu soucieux de l'avenir, il prenait volontiers son parti d'une société qu'il méprisait en secret, aigre et amer dans la forme, mais insouciant dans le fond, et s'étonnant qu'Héraclite eût tant pleuré sur nos travers. 11 comprenait mieux le rire de Démocrite, lequel ne pouvait mettre le pied dans la rue sans éclater, quoique, dit Juvénal, il ne fut pas à Rome, et qu'il ne vît ni les faisceaux, ni les litières, ni le préteur assis sur un char au milieu du cirque, les épaules chargées de la tunique de Jupiter, et la tête écrasée sous le poids d'une couronne, ni la longue file de clients qui le précédaient, ni le sceptre d'ivoire qu'il balançait dans la main, ni les trompettes qui l'annonçaient, ni les Romains, en robes blanches, marchant, pour quelques pièces d'argent, à la tête de ses chevaux'. Juvénal ne pensait pas que la gloire d'avoir sauvé son pays valût le danger que Cicéron courut pour elle, ni qu'il fallût, pour faire un chëf-d'oeuvre, compromettre le repos que donne l'obscurité et même la sottise « Car, dit-il, Cicéron c( aurait pu mépriser les poignards d'Antoine s'il « eût toujours parlé de la façon suivante M 0 Rome fortunée

Sous mon consulat née!

0 fortunatam natam me consule Romam! (Satire x.)

Enfin l'indifférence de Juvénal se trahit souvent, soit par une conclusion moqueuse et froide qui terJnine un morceau de passion, soit par quelque trait

.i.Juyéna),satire x.

déclamatoire qui glace tout à coup l'indignation du lecteur, et qui lui fait douter si le poëte croit à ce qu'il dit. Il y en a de nombreux exemples. Dans la satire vm, vers la fin, il parle du supplice que méritait le parricide Néron, et il nous épouvante par la peinture simple qu'il en fait. Puis tout à coup, comme on s'attend à quelque rapprochement philosophique entre la mort que la fortune accorda à Néron et celle dont il était digne, Juvénal se met à comparer son crime avec le crime d'Oreste. Il pèse très-sérieusement les motifs et les intentions d'Oreste, et il nous dit K qu'il ne tua ni Hélène ni « Hermione, qu'il ne chanta jamais sur un théâtre, '< et qu'il ne fit pas de poëme sur l'incendie de K Troie.)) Belle indignation, vraiment! Dans la satire xv, après avoir raconté qu'un homme de Coptos, en Égypte, fut dévoré par des hommes de Tentyra, parce que les deux villes n'adoraient pas les mêmes dieux; que ces insensés se disputèrent des lambeaux du cadavre, et que ceux qui n'avaient pu prendre part au festin pressèrent la terre entre leurs doigts, afin de sucer au moins quelques gouttes de sang, Juvénal compare ce crime du fanatisme avec la nécessité où se trouvèrent les habitants d'une ville assiégée de manger leurs femmes et leurs enfants; et il trouve que la conjoncture était bien différente, sed res cKfe)'m, et que les malheureux'assiégés méritaient d'obtenir leur pardon de ceux mêmes qui leur avaient servi de nourriture. Ensuite il explique, dans une longue tirade que t. )n scena nunquam cantavit Orestes

Troïca non scripsit.

Boileau eut le tort d'allonger en l'imitant, que les serpents ne mangent pas les serpents, que le sanglier robuste épargne le jeune sanglier, que les ours vivent en très-bonne intelligence. et il finit ainsi

« Que dirait Pythagore, où ne fuirait-il pas, s'il « était témoin de ces horreurs, lui qui s'abstint de « la chair des animaux aussi scrupuleusement que « de la chair humaine, et qui ne se permit pas '( même toute espèce de légumes? »

Quid diceret ergo

Vel quo non fugerct, si nunc hagc monstra videret

Pythagoras, cunctis anitnatibus abstinuit qui

Tanquam homine, et ventri induisit non omne togumen? '¡ La satire pourrait être la meilleure preuve de ce singulier mélange d'indignation et d'insouciance, qui caractérise l'oeuvre de Juvénal. Notre poëte, après un piquant début, annonce son projet d'écrire contre les vices de son temps. Il choisit, parmi ces vices, les plus monstrueux, afin de faire sentir au lecteur la nécessité de sa censure, et de justifier l'indignation qui lui a fait prendre les tablettes de cire et le stylet d'acier. Si l'on regarde la forme, jamais homme ne fut plus emporté, ni plus vertueusement colère que Juvénal. Si l'on regarde le fond, ce sont plutôt des habitudes d'école qui mènent l'écrivain qu'une vraie colère qui transporte le moraliste.

Voyez quelle âpre impatience dans les interrogations qui suivent

'< Il est difficile de ne pas écrire de satires en « présence de tels vices. Car quel est l'homme assez

« peu las de cette ville odieuse, assez insensible « (/en'eu~) pour se contenir, s'il vient à rencontrer « la nouvelle litière de l'avocat Mathon, toute pleine « de cet obèse personnage.? Dirais-je quelle co« 1ère brûle et dessèche mon cœur.? Quoi! tous « ces vices ne me paraîtraient pas mériter qu'on « rallumât la lampe d'Horace? Quoi je ne les fla« gellerai pas de mes vers.? Ne m'est-il pas permis « de remplir de larges tablettes en plein carre« four.? Qui peut dormir au milieu de ces pères « qui corrompent des brus avares, au milieu d'é« pouses infâmes et d'adolescents souillés par <~ l'adultère? Non; et si la nature a refusé le « don de la poésie, l'indignation dicte des vers, « quels qu'ils soient, ~re~<e~<yMeMOMseM/aMO?M « C~UtCMMS et MMt. »

Quelle chute après toute cette colère, et toutes les descriptions, qui suivent chacune de ces interrogations précipitées! Tant d'indignation finir par une épigramme contre un mauvais poëte 1 Le latin rend encore le désappointement plus complet

Difficile est satiram non scribere. Nam quis iniquae Tarn patiens urbis, tam ferreus, ut teneat se, Causidici nova quum veniat lectica Mathonis Plena ipso?

Quid referam quanta siccum jecur ardeatira?.

HcBC egononcredam Venusinadigna lucerna?. HajC ego non agitem?.

Nonne libet medio ceras implere capaces Quadrivio?.

Quem patitur dormire nurus corruptor avarae,

Quem sponsœ turpes, etprœtextatus adulter?

Sinaturanegat.facitindignatioversum,

Qualemcumque potest; quales ego vel Cluvienus. Boileau a dit aussi, après Juvénal

Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard.

Seulement le trait est en harmonie avec ce qui précède. Boileau vient de s'avouerincapable de chanter dignement les victoires de Louis XIV, et s'invite, lui et Cotin, à garder le silence. Le trait est plaisant tout à la fois et opportun, quoique pris à Juvénal. Je n'en conclus pas qu'il ne soit pas plaisant ni en son lieu dans le poëte latin je ne fais pas ici une critique du poëte, mais je juge l'homme, ou plutôt les deux hommes qui sont en Juvénal, le fougueux écrivain de l'école et le moraliste assez insouciant. Or, à mon sens, c'est l'écrivain de l'école qui se montre dans les protestations d'impla cable colère que vous venez de lire, et c'est le moraliste insouciant qui montre l'oreille dans ces quatre mots de la fin.

Quales ego, vel Cluvienus.

lI.Ladéctamation..

Tout le secret du caractère et du talent de Juvénal est dans cette phrase de sa courte biographie 7~ déclamait MMue~t. Mais que signifie ce mot? La déclamation, comme les lectures publiques, était une des institutions de l'empire. Les profe sseurs étaient nommés par l'empereur, et entretenus

aux frais du trésor. La déclamation avait des écoles publiques; mieux traitée en cela que les lectures, auxquelles l'État n'affectait aucune salle spéciale. D'ailleurs, comme les lectures, la déclamation avait été un usage avant d'être une institution. Du temps même de la république, on déclamait. Quand la guerre civile éclata, Pompée fut obligé d'interrompre un cours de déclamation pour monter à cheval et recommencer la guerre. Il se fiait tellement à son nom, et craignait si peu César, que, pendant que celui-ci gagnait des batailles, il s'exerçait à l'art de la parole, et faisait des amplifications orales, comme si la parole eût dû être longtemps encore, à Rome, l'instrument du pouvoir. Auguste, tout en disputant le monde à Antoine, déclamait dans les camps, sous la tente dictatoriale, pendant que ses amis se battaient pour lui; soit qu'il voulût atténuer par cet avantage le mauvais effet de sa nullité militaire; soit plutôt qu'il songeât dès lors à autoriser de son exemple ce puissant moyen de diversion aux ressentiments politiques, et à déshonorer l'art de la parole, si puissant à Rome, en le prostituant à de puérils exercices, et en salariant comme rhéteurs ceux qu'il aurait pu craindre comme orateurs.

Déjà, tout enfant, Auguste avait prononcé l'oraison funèbre de Julie, son aïeule'. C'était la coutume, dès ces temps-là, qu'on fît apprendre aux fils des riches patriciens des discours composés ou corrigés par leurs maîtres. Néron, au commencement de

t. Suétone, t~'M dM ~OM~e Césars, Auguste, yi.

son règne, récita des déclamations attribuées à Sénèque*. Claude offrait de gros honoraires à un professeur de déclamation, homme de talent et de renom, pour l'attacher à son palais, et il lui confiait les princes de la maison impériale. Caligula, dans les causes les plus graves, en plein sénat, se décidait pour celle qui fournissait le plus aux lieux communs, réglant ainsi son équité d'après ses habitudes de plaider le pour et le contre, et préférant un coupable facile à justifier à un innocent difficile à défendre". Aussi l'institution était prospère; le caprice d'un empereur la mettait au-dessus de la justice.

La déclamation, ce n'est plus l'éloquence naturelle, ni même l'éloquence de l'art; c'est l'éloquence de procédé.

Il y a en effet trois époques bien distinctes dans l'histoire de l'éloquence.

Dans la première, l'éloquence est le langage naïf et énergique des passions. Cette éloquence n'exclut pas l'adresse ni les autres moyens de capter l'attention des hommes; elle sait ménager son auditoire; elte s'insinue dans les esprits, elle lâte les dispositions de ceux dont elle veut obtenir la faveur; mais tout cela est sans préparation. C'est de l'art, si vous voulez, mais un art qui naît en même temps et à la même heure que le sentiment qui va parler. L'occasion, l'expérience, une heureuse organisation, une facilité naturelle de parole, choses qui ne s'apprennent pas dans les traités, voilà ce qui fait

i.SueMnc,We.!<!MdouxeCMnr~Keron,Yn). N. Suctone, ibidem, Caligula, LX.

toute l'éloquence de cette première époque, éloquence spontanée, sans traditions, sans mélange de conventions oratoires, qui sort naturellement de l'homme. C'est l'éloquence des époques peu civilisées et des hommes qui ne sont l'oeuvre que d'eux-mêmes l'orateur de ces époques, c'estUlysse. « Quand Ulysse, consulté, s'était levé de son « siège, debout, les yeux fixés un moment vers la « terre, tenant son sceptre immobile, il paraissait « semblable à un homme qui n'a aucune habitude « de la parole. D'autres fois vous eussiez dit qu'il « était privé de raison. Mais quand il faisait sortir « sa grande voix de sa poitrine, et que ses paroles K tombaient comme des flocons de neige, alors '< aucun mortel n'eût disputé à Ulysse l'empire de f< l'éloquence~. »

Dans la deuxième époque, l'orateur étudie longtemps les ressources de l'action et de la prononciation, ou bien il récite des vers tout d'une haleine, en gravissant en arrière; ou bien il roule des cailloux dans sa bouche; ou bien enfin il compose son action devant un miroir, ne voulant s'en rapporter qu'à ses yeux de l'effet qu'il devra produire~. Voilà déjà deux éloquences, l'une naturelle, l'autre artificielle. Les théories vont s'emparer de la seconde; les rhéteurs seront contemporains des orateurs. A côté de Démosthène, on verra Isocrate et Isée l'un représentant l'éloquence douce et insinuante l'autre, l'éloquence qui tonne et qui foudroie. Démosthène aura même pris des leçons I. Homère, ~t'aA- chant III, vers 216.

2. DcmostMne faisait tour à tour ces tro!s choses.

d'Isée. Cependant la gravité des affaires, la liberté de la tribune, l'influence de la parole dans le gouvernement, soutinrent l'éloquence contre les raflinements amollissants de l'art; et même, pendant un moment unique, l'instinct et l'art, s'aidant et se fo.rtifiant l'un l'autre, produisirent les chefsd'œuvre de l'éloquence. Deux époques analogues, deux gouvernements qui tombent, deux libertés qui vont mourir, inspirent à trois siècles d'intervalle les deux plus grands orateurs des temps anciens, Démosthène et Cicéron..

Toutefois, dès le temps de Cicéron, l'éloquence tourne au procédé, et c'est ce grand orateur luimême qui prépare la décadence de l'art oratoire, comme Ovide devait préparer la décadence de la poésie.

Tous les préceptes, j'allais dire toutes les recettes de la troisième espèce d'éloquence, se trouvent dans l'0)'~eM)' de Cicéron. Si ce grand écrivain se fût borné à donner des principes de morale et de probité oratoire, à indiquer des lectures et des modèles, à tracer des plans d'éducation littéraire, son livre n'aurait causé aucun dommage à la vraie éloquence. Mais l'habitude du succès, trop d'estime pour toutes les petites ressources de métier que lui avait suggérées la longue pratique de son art, l'amenèrent à discuter gravement dans son Orc~eM~ s'il convient que l'orateur se frappe le front et dérange ses cheveux en l'essuyant. Il préparait ainsi les théories oratoires de l'âge suivant, et la dernière transformation de l'éloquence en un procédé dont les rhéteurs débitaient les recettes.

Dans la troisième et dernière époque, au temps de Juvénal, l'orateur sera le produit plus ou moins complet des prescriptions suivantes, les unes positives, les autres négatives.

Voici quelques-unes des prescriptions positives. Avant de commencer, quand l'huissier a appelé l'affaire, il n'est pas indécent de se frotter la tête, de regarder ses mains, de faire craquer ses doigts, de feindre une grande contention d'esprit, de marquer son anxiété par des soupirs. H faut se tenir debout, le pied gauche tant soit peu en avant, les bras légèrement détachés des flancs, la main droite se déployant, au moment de commencer, un peu hors du sein, par un geste plein de modestie, et attendant le signal.

Quand on est en pleine plaidoirie, ou en pleine déclamation (car l'art est le même pour l'éloquence pratique et pour l'éloquence d'apprentissage), il faut prononcer avec une sorte d'abandon et de négligence les périodes les plus habilement tissues, et faire quelquefois semblant de réfléchir et d'hésiter sur les choses qu'on sait le mieux.

Si vous avez une longue période à soutenir, n'allez pas reprendre brusquement haleine, ce qui est d'un homme mal appris; mais rassemblez toutes vos forces pour la dire tout d'un trait, en ayant soin que cela ne soit pas trop long, se fasse sans bruit et sans qu'on le remarque.

Quand le plaidoyer touche à sa fin, laissez tomber votre toge en désordre, pour que la passion se montre par là. Si vous êtes en sueur, gardez-vous bien de prendre votre mouchoir pour vous essuyer

le front, et ne compromettez pas toute votre affaire en dérangeant vos cheveux. Il est vrai qu'à ce sujet les avis sont partagés. Pline le jeune ne hait pas cette espèce de désordre; il trouve piquant que l'on ait vers la fin quelque faux air de la Sibylle. Mais Quintilien le défend formellement, lui qui prend soin de la pose de son orateur, comme Lysippe ou Phidias des attitudes de leurs statues. Pline le jeune incline au mauvais goût; l'avis de Quintilien vaut mieux.

Les prescriptions négatives sont innombrables Ne faire des gestes que tous les trois mots; Ne point mettre ses doigts dans son nez Ne point tousser ni cracher à chaque instant, ni tirer avec effort du fond de sa poitrine une âcre pituite, ni incommoder ses voisins de sa salive, ni respirer par le nez;

Ne pas trop avancer la poitrine ni le ventre, parce que cette attitude courbe la partie postérieure du corps, ce. qui est indécent;

Ne pas étendre à la fois le pied et la main du même coté; ne pas trop écarter les jambes, ce qui a quelque chose d'obscène, surtout lorsqu'il s'y joint de l'agitation;

Ne pas se dandiner, sous peine de se faire accuser, par les mauvais plaisants, de parler dans un bateau et de chasser les mouches;

Ne pas se laisser aller dans les bras de ses clients, à moins d'un abattement réel;

Ne pas se promener chaque fois qu'on a prononcé une phrase à effet, ce qui est presque aussi ridicule que de s'arrêter tout à coup pour mendier des ap-

plaudissements par son silence quant à boire et à manger en plaidant, c'est un ridicule où ne tombent même pas les derniers orateurs.

Outre les prescriptions générales, il y a des prescriptions spéciales pour les gestes, pour les vêtements, pour la voix.

Il y a de jeunes déclamateurs qui adaptent la mesure aux gestes, ce qui leur donne l'air de machines. Quintilien, sur cette partie délicate de l'éloquence, renvoie à un certain livre de Plotius et de Nigidius touchant le geste, livre pour lequel ces deux grands maîtres avaient cru devoir associer leurs lumières. Il indique en outre un excellent traité anonyme sur le point où doit descendre et monter la main. Pour le vêtement, il convient que la tunique descende un peu au-dessous des genoux, par devant; et par derrière, jusqu'au milieu des jarrets. Plus bas, ne sied qu'aux femmes; plus haut, qu'aux gens de guerre.

Il ne faut pas s'envelopper la tête de couvertures de laine, ni les jambes de bandelettes, ce qui est d'un malade; ni s'entourer le bras gauche de sa robe, ce qui est d'un furieux; ni la prendre par le bas et la rejeter sur l'épaule droite, ce qui est affecté mais tenir une partie de sa robe retroussée sous le bras gauche, ce qui est fier et délibéré. On blâme certains jeunes gens de maisons riches qui plaident ou déclament les doigts chargés de bagues.

Pour la voix, les prescriptions tiendraient un volume. Il ne la faut avoir ni sourde, ni rude, ni rauque, ni dure, ni roide, ni épaisse, ni mince,

ni vaine, ni menue, ni vague, ni crue, ni enfan-tine, ni molle, ni efféminée'; mais la tenir entre les sons très-graves et les sons très-aigus qui ne conviennent qu'à la musique. Trop basse, la voix manque de mordant; trop élevée, elle risque de se rompre. Il faut avoir soin que les mots sortent entiers de la bouche, et ne point les manger, comme font tant d'orateurs. La prononciation doit être égale, et non pas sautillante, comme celle qui mêle témérairement les longues et les brèves, les graves périodes aux phrases courtes, qui brouille tout, qui rompt toutes les mesures, prononciation boiteuse pour tout dire. La condition pour l'avoir ornée, c'est une voix facile, grande, heureuse, souple ferme, douce, longue, claire, pure, fendant l'air et se posant sur les oreilles~. Le souffle ne doit pas être trop fréquent, sous peine de couper la phrase, ni prolongé jusqu'à manquer tout à fait, ce qui est d'une poitrine épuisée et d'un homme qui respire après être resté longtemps sous l'eau. Enfin, pour bien plaider et bien déclamer, il faut se promener souvent, se faire frictionner, s'abstenir d'amour, digérer facilement. Telle est l'éloquence, dans la dernière époque; et il semble que jamais l'on n'en disserte plus subtilement que quand on ne l'a plus.

1. Deinde, si ipsa vox non fuerit surda, rudis, inmianiSjdura, rigtda, vana, prœpinguis, aut tenuis, inanis, accrba, pusma,mot)is,cf!cminat.a.(Quintiiien, 7M<ff«<font oratot'fM, livre XI, 3.)

9. Ornata est pronuntiatio, cui suffragatur vox faeitis, magna, beata, flexibiiis, rima, dulcis, durabilis, clara, pura, seeans aera et auribus sedens. ( 7b<(ffm )

Ht. Quintilien panégyriste de la déclamation.

C'est pourtant le grave Quintilien, cet esprit si sain, si judicieux, qui avait, dit-on, conservé le dépôt du goût, qui du moins recevait d'assez gros appointements pour le conserver; c'est le défenseur officiel de toutes les bonnes traditions, qui a donné ces recettes d'éloquence, dans un style ingénieux, délicat, coloré, et bien digne d'un meilleur emploi 1 C'est dans Quintilien que vous trouvez tous les secrets du procédé oratoire; c'est l'admirateur de l'Ulysse d'Homère, de Démosthène, de Cicéron, qui se charge de faire un homme éloquent, un orateur accompli, avec des gestes demime, une voix de chanteur, des poses de comédien, et tout un appareil de petites précautions, de petites qualités, de petites grâces, de petits mensonges. La plus grande preuve qu'il n'y a rien à faire contre les décadences littéraires, ce sont toutes ces graves prescriptions de Quintilien. Il croyait régenter son siècle, et son siècle lui imposait, en réalité, le plus puéril de ses travers

Quintilien ne défend pas l'éloquence; il n'en défend que la pantomime. Un esprit plus profond serait remonté à la source des choses, et, au lieu de tant s'occuper de la tenue de l'orateur, il aurait cherché ce qui pouvait rajeunir l'éloquence dans un pays sans liberté, sans forum, où, faute d'affaires qui suscitassent naturellement l'éloquence, on en cherchait l'ombre dans des causes imaginaires; où

l'on supposait des fils demandant l'interdiction de leur père, des citoyens demandant au sénat l'autorisation de s'ôter la vie; Annibal délibérant après la bataille de Cannes, s'il doit marcher sur Rome; où l'on conseillait à Sylla de rentrer dans la vie privée; à Marius, de faire sa paix avec Sylla; à César, de tendrelamain à Pompée; où de vieux soldats criaient à tue-tête « Voici les blessures que j'ai reçues pour « la liberté! Voici l'œil que j'ai perdu à vous dé« fendre! » Dans ces vains exercices, une promptitude trompeuse remplaçait la réuexion; l'esprit devenait indifférent pour la vérité; la moralité des raisons n'était comptée pour rien; la gloire n'était pas de trouver les bonnes, mais de n'en chercher longtemps aucune; la honte était d'hésiter, non de se tromper ni de. manquer de sens. Le choix des sujets, parmi lesquels on préférait les plus bizarres et ceux où les situations étaient le plus violentes, accoutumait les jeunes gens à l'exagération ou au raffinement; de telle sorte qu'un homme élevé dans les écoles ne pouvait plus parler naturellement de la mort de sa femme ou de son fils, alors même qu'il en était accablé.

Quintilien en offre un exemple frappant. Avant d'être époux et père dans la réalité, nul doute qu'il n'eût été époux et père dans les déclamations de l'école. Aussi bien, on recommandait aux déclamateurs de lire et d'étudier Ménandre, parce que, alternativement pères, fils, soldats, paysans, riches, pauvres, ayant pour tâche tantôt de se mettre en colère, tantôt de supplier, tour à tour doux et traitables, durs et hautains, ils trouvaient tous ces ca-

ractères dans Ménandre, admirablement tracés, au dire des anciens. Quintilien avait eu apparemment quelque douleur paternelle à exprimer, ce qui se faisait d'ordinaire avec un luxe d'injures vagues contre la fortune. Quand donc il éprouva pour son -compte les sentiments qu'il avait déclamés dans les écoles lors de son apprentissage, et qu'il lui fallut pleurer tour à tour, avec des larmes vraies, trois morts prématurées, celle de sa femme, âgée de dixneuf ans, celle de son plus jeune fils, puis celle de son fils aîné, il mêla involontairement, dans la peinture de ses regrets de mari et de père, les exagérations de l'école aux accents d'un cœur déchiré.

Les plaintes éloquentes par lesquelles commence le livre VI sont marquées de ce .double caractère; et pourtant on dirait qu'il se méfie de ses souvenirs, qu'il a peur d'être éloquent dans le goût de l'école = car il se défend de toute arrière-pensée d'écrivain et d'orateur; il ne veut pas qu'on voie de prétention littéraire dans ces tristes confidences. a Je ne « mets point de faste dans ma douleur, s'écrie-t-il, « je ne cherche point à grossir mes larmes', x Hélas n'est-ce pas déjà une prétention, que d'annoncer qu'on n'en veut pas avoir?

Voici qui est du vrai père

« Cet enfant était plein de caresses pour moi; il « me préférait à ses nourrices, à l'aïeule qui veil« lait à son éducation, à toutes les personnes qui « sont le plus agréables à l'enfance. »

i. « Non sum ambitiosns in malis, nec augere lacrymarum causas yo)o. )'

-Mais la raison que donne Quintilien de ces caresses et de cette préférence est du faux père de l'école: °

« C'était, dit-il, un piège de la fortune pour me '< rendre sa perte plus poignante*. »

Ce qui suit est encore du vrai père

« 0 mon enfant, ô mes espérances déçues, ai-je « pu voir tes yeux s'éteindre et ton âme s'exhaler; « ai-je pu tenir dans mes bras ton corps froid et « inanimé, et pourtant recouvrer mes sens et res« pirer encore l'air vital? Ah! j'ai bien mérité les « tourments que j'endure et les pensées poignantes « qui me déchirent! Toi qui venais d'être honoré '< de l'adoption d'un consul, et qui pouvais préten« dre un jour aux honneurs de ton père adoptif; toi,

(( destiné pour gendre à un préteur, ton oncle ma« ternel; toi, désigné par l'espérance universelle « pour faire revivre parmi nous les beaux temps de « l'éloquence, je t'ai perdu, et, père sans enfants, « je ne survis que pour souffrir" M Mais le faux père de l'école n'est pas loin. Il va

se trahir, dans la phrase qui vient après, par un trait de bel esprit, et par une bravade de stoïcien

« Ah si je consens non pas à aimer, mais a <. « Uh)d vero insidiantis, quo me validius cruciaret, fortunœ fuit, ut ille mihi Mandissimus, me suis nutricibus, me aviiE educunti, me omnibus qui soUicitarc illas œtalcs sotent, aatcfct'ret."

Tuos nf~ ego, o n)cœ spes inancs, labentcs oculos, tuum fugicntcm spiritun: v'tdi?Tuum corpus ft'i~idum exsangue comptcxus, animam t'ccipcrG, auram()uc communemhaunt'e amplius potui? Dignus his cruciatibus,quusfcro,dignshis cogitutionibus.Tcncconsularinnperadoptionc ad omnium spcs honorum patris admotum te, avunculo prœMn generum destiuatum; te, omnium~pe Attica; eloqucntia; candidatum, supers'-es parens tantum ad pœnas, amisi?.

f supporter la lumière du jour, cet effort sera ta « vengeance, car c'est en vain que nous mettons f< tous nos maux sur le compte de la fortune nul « n'est longtemps malheureux que par sa faute'. » Cette dernière phrase en particulier est d'autant plus vaine que, deux lignes plus loin, Quintilien entrevoit la possibilité de se calmer, et demande l'indulgence du public pour le retard qu'il a mis à publier son ouvrage. Quand on a l'intention de vivre, on ne débite pas des aphorismes de suicide il n'est pas de bon goût de prêcher le courage aux autres, dans un endroit où l'on se fait plus lâche qu'on n'est.

Au reste, tout ce préambule est mêlé de sentiments vrais et d'habitudes d'éducation. La douleur de rhétorique le dispute à chaque instant à la douleur vraie; l'esprit se substitue au cœur, l'apostrophe aux soupirs, l'exclamation aux cris. Singulière et bien incurable décadence, que celle où trois morts irréparables, la perspective d'une vieillesse solitaire, le plus amer désenchantement de la vie, un cœur réduit, pour toute joie sur la terre, à de stériles distractions d'amour-propre, tant de malheurs à la fois ne peuvent pas inspirer à un écrivain supérieur une page de véritable éloquence Ce n'était pas, comme on l'a dit, par une sorte de concession au goût du temps qu'un homme du sens et de l'esprit de Quintilien cherchait à se recommander au public contemporain par ces fausses beautés. Quintilien, ni t. Et, si non cupido lucis, certe patientia vindicet te reliqua mea œtate; nam frustra mata omma ad fortuna; crimen relegamus nemo, nisi sua culpa, diu do)et.

aucun autre écrivain, ne faisait ce puéril calcul il avait en lui, à son insu, une portion de ce non-sens universel qui avait empoisonné jusqu'aux sources de la pensée. Dans un temps où l'on mourait soimême avec emphase, comment pleurer sans emphase la mort des siens! Je puis bien concevoir un caractère qui se conserve sain et droit dans l'extrême corruption des mœurs, mais je ne conçois pas un esprit qui se sauve tout entier de l'extrême corruption des lettres. C'est que le nombre des tentations dont le caractère peut avoir à se défendre est toujours limité, tandis que les tentations qui peuvent égarer l'esprit sont aussi nombreuses que ses idées, c'est-à-dire qu'elles sont sans nombre.

La déclamation faisait peut-être plus de mal encore à la poésie qu'à l'éloquence. Dans l'éloquence, du moins, il y a une partie de fait qui demande de la raison, de la logique; et, quelle que soit d'ailleurs la décadence intellectuelle d'une époque, il s'y trouve toujours, quoiqu'en en petit nombre, des juges sains et exigeants qui préservent l'art de la parole du non-sens et de l'absurdité. Mais dans la poésie, comme il y a plus de vague, il y a aussi plus de prise à la corruption. Les poëtes élevés dans les écoles, côte à côte avec les avocats, ayant les mêmes maîtres et les mêmes préceptes, n'en retenaient que ce qui pouvait prêter aux développements poétiques, le goût des descriptions, par exemple, ou des lieux communs de morale, selon qu'ils aspiraient à la gloire de l'épopée, ou qu'ils se sentaient portés vers la satire.

On comptait deux sortes de déclamations, les ~M/Mon'œ et les coKh'ouer~'(r. Les premières, roulant plus particulièrement sur des sujets philosophiques hors de toute discussion, sur des aphorismes de morale, sur l'éloge des lois, de la vertu, des mœurs, toutes matières qui permettent une logique un peu lâche, étaient données aux enfants et aux poëtes pour la même raison, c'est-à-dire pour le vague des sujets. Les secondes, qui consistent davantage en discussions, en débats judiciaires, en examens de témoignages, enfin, en critiques beaucoup plus qu'en éloges,, et qui appartenaient plus spécialement an genre délibératif, étaient traitées par les personnes plus mûres et par les aspirants au barreau. Il y avait en outre les déclamations traitées, et les déclamations colorées :<~MC~œ et co~M'c~es. Les déclamations traitées étaient celles dont le rhéteur donnait la matière et les principales dispositions. Les déclamations co~oree~ devaient être, matière et plan, tout de l'invention des écoliers. Il fallait être d'une certaine force pour être admis à réciter des déclamations co~orccs. J'estime que Juvénal devait avoir souvent cet honneur; car, si on lui donne parmi ses camarades d'école la place que peut lui mériter son livre, nul doute qu'il ne fût le plus habile faiseur de déclamations colorées.

Dès qu'un enfant avait la mémoire prompte et la langue déliée, on lui donnait une matière à traiter. Il la développait selon les recettes. Le maître la lui rendait corrigée et augmentée; après quoi il l'apprenait par cœur, et, à jour dit, il la récitait devant un auditoire, le même auditoire qui servait aux

lectures publiques. Car, malgré les efforts des poëtes pour exclure des lectures publiques les. déclamations en prose, le même homme étant presque toujours poëte et prosateur, lisant ou déclamant, l'usage avait prévalu qu'on récitât les déclamations co~o'ee~, et les mêmes patients servaient à tout. Pline le jeune lisait ses plaidoyers aux mêmes amis qui venaient d'entendre ses poésies légères. Voici quelques-unes de ces matières

Une ville menacée de la famine envoie un député pour acheter des blés, avec ordre de revenir à jour fixe. Le député part, fait ses achats; mais, au retour, il est poussé par la tempête vers une autre ville. Il y vend ses blés lé double dtf prix d'achat; et avec cet argent il achète une provision double de celle qu'il devait rapporter. Mais dans l'intervalle, la ville affamée mange les corps de ses citoyens. Le député arrive et est décrété d'accusation; accusation de cadavre ma~e, pf<s<t cadaveris.

Un riche et un pauvre possédaient deux jardins contigus. Le riche avait dans le sien des fleurs, le pauvre des abeilles. Le riche se plaignit que ses fleurs fussent picorées par les abeilles du pauvre, et exigea de celui-ci qu'il les changeât de lieu; mais, comme le pauvre n'en voulut rien faire, le riche fit empoisonner ses fleurs toutes les abeilles du pauvre périrent. Le riche est cité par le pauvre devant la justice.

Un homme avait un fils aveugle qu'il avait institué son héritier. Peu après il lui donna une belle-mère et le relégua dans une partie secrète de la maison. Une nuit, pendant que le père était cou-

ché près de sa femme, il fut assassiné; on trouva le lendemain, dans la blessure, l'épée du fils, et tous les murs, depuis la chambre à coucher du père jusqu'à l'appartement du fils, souillés de traces de doigts ensanglantés. L'aveugle et la belle-mère s'accusent réciproquement.

Une mère voyait dans son sommeil son fils qu'elle avait perdu; elle en fit la confidence à son mari. Celui-ci alla trouver un enchanteur et fit exorciser le tombeau. La mère cessa de 'voir son fils = elle accuse son mari de mauvais traitements. –Un riche et un pauvre, ennemis mortels, avaient chacun trois enfants. La guerre ayant éclaté, le riche, nommé général, part pour le camp. Le bruit courut qu'il trahissait la république; le pauvre s'avança dans l'assemblée du peuple et se porta son accusateur le peuple furieux lapida les enfants du riche. Celui-ci, ayant été vainqueur dans la guerre, revint dans sa patrie; il demanda la tête des enfants du pauvre; celui-ci s'offrit seul à sa vengeance. Le riche voulait la mort des enfants; les lois étaient formelles le traître devait être puni de mort, et le calomniateur souffrir la même peine, s'il était convaincu.

Deux amis, dont un seul avait sa mère, étant partis pour un voyage lointain, furent poussés par la tempête sur un rivage où régnait un tyran. La mère ayant appris que son fils était détenu par le tyran, perdit les yeux à force de pleurer. Le tyran fit promettre aux deux jeunes gens qu'il relâcherait l'un d'eux pour aller voir sa mère, à condition qu'il revînt à jour fixe reprendre ses fers; qu'au cas con-

traire, celui qui resterait payerait pour l'absent. Le fils part et revoit sa mère; mais celle-ci le retient en vertu de la loi qui défend.aux fils d'abandonner leurs parents dans le malheur. Le fils s'oppose à cette loi.

Deux jumeaux, qui avaient leur père et leur mère~ tombèrent malades. On consulta les médecins, qui déclarèrent que tous deux étaient atteints du même mal. Tous désespéraient de les sauver, excepté un qui promit de guérir l'un des deux enfants, s'il pouvait interroger les organes vitaux de l'autre. Le père l'ayant permis, il ouvrit l'enfant, et examina les organes. L'autre guérit; mais le père fut accusé par sa femme d'avoir tué son fils. Les deux fils d'un riche et d'un pauvre ennemis étaient liés d'amitié tendre. Le fils du riche, étant pris par les pirates, écrit à son père pour son rachat. Celui-ci ne s'en tourmentant pas, le fils du pauvre part, apprend que son ami a été vendu à un donneur de jeux, et il arrive dans la ville le jour même des jeux, au moment où son ami allait combattre comme gladiateur. Il demande et obtient du donneur de jeux de remplacer le fils du riche, et fait promettre à celui-ci de nourrir son père indigent il est tué dans le combat. Le fils du riche, de retour dans sa ville, donne des aliments au père de son ami il est renié et déshérité par son propre père.

Il est remarquable que ces causes factices faisaient souvent allusion à la vieille inimitié du riche et du pauvre.

Tels étaient les sujets donnés aux jeunes gens

pour exercer leur imagination et leur goût. 11 faut avouer que ces divers choix, et d'autres plus bizarres encore qu'il n'est pas dans mon propos d'énumérer, s'ils étaient propres à faire divaguer l'imagination, ne l'étaient guère à former le goût. En général, ces sujets présentent uniformément deux caractères, la subtilité et l'exagération. Les situations sont à la fois recherchées et violentes. Recherchées, elles habituaient l'esprit aux raisonnements tirés de loin, c'est-à-dire presque toujours faux; violentes, elles le transportaient toujours hors de la vie commune, hors de la vraie donnée des passions humaines. Mais c'est pour cela même qu'on en faisait l'objet des premières études, parce que tout le monde est propre de bonne heure à mal raisonner, et à se tromper sur les caractères, et, dans la Rome déclamatoire, l'important était d'avoir, dans le moins de temps possible, un certain talent passable de plaider également le pour et le contre, et de n'être jamais .à court de raisons, bonnes ou mauvaises.

Les pères étaient à ce sujet d'une exigence que Quintilien déplore. Ils voulaient des orateurs avant la robe prétexte, et des logiciens avant la première barbe. Il fallait qu'on vantât leurs enfants, non de leurs joues roses et fleuries, ni de leurs espiégleries d'écoliers, mais de leur belle prononciation et de leur capacité précoce. Quintilien lui-même, par une contradiction trop commune, ne put échapper à cette vanité paternelle. Ce qu'il regrettait dans son plus jeune fils, enfant de cinq ans, c'est, le croirait-on? « le calme de son âme et l'élévation de

ses sentiments » Passe encore pour la gentillesse de ses propos, passe pour ses étincelles d'esprit (<M~e!m ~ttc~os), quoique le regret paternel dût s'exagérer le babil plus ou moins piquant d'un enfant; mais le calme de son âme qu'aurait-il dit de Thraséas ou de Caton? Ce qu'il regrette dans l'aîné de ses fils, dans son Quintilien, autre enfant de dix ans, ce ne sont plus des fleurs (flosculos), comme dans le premier, mais des fruits tout formés; c'est une facilité pour apprendre et une ardeur d'étude dont l'excellent père n'avait jamais vu d'exemple; il en jure par ses malheurs, et par les mânes sacrés de ce cher nls c'est un son de voix agréable et clair, une extrême facilité à prononcer les deux langues, comme s'il eût été également né pour l'une et pour l'autre; c'est, enfin, cette contention d'esprit prématurée qui, aux approches de la mort, et jusque dans son délire, ramenait le pauvre enfant aux études de son apprentissage oratoire. Peutêtre mourait-il victime de cet orgueil impatient que Quintilien reprochait à d'autres pères, lesquels du moins n'avaient pas le tort d'être aussi éclairés que lui

Les plus sages adoptaient ce tempérament-ci. Les enfants n'obtenaient la permission de déclamer qu'après un devoir bien fait et une matière bien développée. La déclamation n'était plus le but, mais le prix des études. Ils lisaient alors leur propre ouvrage, et c'était un moyen puissant d'émulation,

disaient ces sages, oui, si l'auditoire eût été sévère, et n'eût pas applaudi souvent le père dans la personne du fils. Mais, dans la pratique, cette ému-

lation n'était qu'un piège dangereux, et ceux qui avaientleplus d'ardeur se gâtaient le plus vite. Pour le résultat, j'aime autant les pères impatients que les pères sages; d'autant plus que les premiers pouvaient avoir sur les seconds l'avantage de n'être pas dupes d'une institution qui favorisait leurs vues ambitieuses. Les sages, songeant gravement à améliorer ce qu'il fallait détruire, et proposant des amendements à la méthode de faire pousser des orateurs comme des champignons, pouvaient bien n'être que de grands enfants.

IV. Inftuence de la déclamation sur le talent de Juvénal. Ce fut au milieu de ces fausses passions, de ces moeurs exagérées, de ces événements embrouillés de l'école, parmi des pirates enchaînés sur le rivage, des tyrans ordonnant à des fils de couper la tête à leurs pères, des oracles consultés en temps de peste, et répondant qu'il fallait immoler aux dieux trois jeunes filles ou davantage', ce fut dans le bruit confus des <tw?Me~s du pcKwre, des ~'Mme~M~c ~M~M!SMM<s, des ~epM~crcx enchantés, des poisons versés, des cadavres M!CM~/M, des abeilles ~M pauvre, des ôtages c!'MM ami, titres bizarres qu'on donnait aux déclamations", que Juvénal se prépara aux mâles inspirations de la poésie satirique. Ce fut après de longues années passées dans ce monde i. Pétrone, Saliricon, J.

2. Gemini ~angaentcs; sepulcrum incantatum; vcneMum effusum; torment'i pauperis cadaveris pasti apes paupcris ') amici vades; etc.

faux, dans cette atmosphère de vices sortis du cerveau des rhéteurs, qu'il songea à jeter un regard sévère et sain sur le monde où il vivait, sur cette fange de vices réels qui fermentait autour de lui. Il apporta dans ce travail une imagination remplie de passions extraordinaires, et je ne sais quelle habitude d'indignation factice qui devait lui grossir tous les objets, une sorte de colère de tête, prompte à éclater dans les mots, sans attendre que l'âme et la pensée fussent montées à ce ton.

Juvénal écrivit tard. Or, à l'âge où l'on peut supposer qu'il remplit ses tablettes de cire, pour parler commelui, il ne pouvait plus guère avoird'illusions, même sur cet. art de la déclamation qu'il avait cultivé obscurément, non pour s'avancer au barreau, ni pour se pousser à la cour, mais peut-être pour tuer le temps, ou simplement pour s'effacer. Aussi se moque-t-il, en deux ou trois endroits, des déclamations et de ceux qui en enseignent l'art à la jeunesse. « Et moi aussi, dit-il plaisamment, j'ai « conseillé à Sylla d'aller chercher le sommeil dans « la condition privée~. M Et ailleurs « Voilà Vecf< tius, le rhéteur, au milieu de ses nombreux élèves f( qui s'exercent à juger les tyrans » Et ailleurs, faisant allusion à leurs chaires silencieuses « Plus de ravisseurs, dit-il; les poisons répandus « se taisent; plus de mari ingrat et méchant. Les « rhéteurs se font avocats, et vont plaider au bar'< reau de vrais procès\ ))

i. Juvéna), satire t, vers t5.

2. Juvénal, satire Y~[, vers t50.

5. Juvénal, satire v, vers t60.

M est vrai qu'en un autre endroit, il paraît leur vouloir du bien, car il se plaint qu'on paie plus cher les maîtres de musique, auxquels, dit-il, on prodigue l'or, tandis que les rhéteurs sont rétribués en rations de blé'.

Quoi qu'il en soit, quand Juvénal s'aperçut des ridicules de l'institution, il était trop tard pour s'en corriger. Il ne put s'affranchir d~s lieux communs où il avait passé ses plus belles années. L'exagération, le luxe des développements, l'amour du paradoxe, cette colère sans conviction, et par cela même sans mesure, tous ces ressouvenirs des habitudes de l'école, faussèrent son génie naturellement nerveux et sobre car, ainsi que le remarque Pétrone, ceux qui étaient nourris dans ces exercices ne pouvaient pas plus conserver un goût pur, que ceux qui vivent dans les cuisines ne peuvent sentir bon

Il est arrivé à Juvénal que plus la nature de son talent était antipathique avec les procédés de l'école, plus ce talent a dû être altéré par une longue et malheureuse pratique de ces procédés. Par exemple, le talent de Juvénal est principalement un talent de style; ce style est savant, subtil, et d'une trame si serrée, que la pensée y étouffe en plus d'un endroit. On ne peut pas lire Juvénal avec paresse, à bâtons rompus, comme Horace; il faut le lire avec toutes ses facultés tendues, et comme avec une loupe, tant il veut faire entrer de choses sous les mots. Or, dans l'école, le style eni. Juvénal satire vn, vers 174.

l'ëtroue,sttttrt'coM,t. 1.

seigné, c'est le style abondant, plein, périodique, quoique ce ne soit que le style lâche et diffus qu'on en rapporte. Que résultera-t-il de cette contradiction entre la nature du talent de Juvénaï et son éducation ? Ne pouvant lâcher son style, c'est son sujet qu'il lâchera; ou plutôt, selon que le caractère ou l'habitude dominera, il sera serré jusqu'à l'excès pour des choses qui demanderaient du développe.ment, ou développé jusqu'à l'épuisement pour des choses qui demanderaient peu de mots; contradiction qui le rend inégal, et le fait lire avec fatigue.

Juvénal était fait pour des compositions calmes, reposées, où il eût été plus occupé de se châtier que de s'étendre, et plus soucieux de donner à toutes les parties de sa pensée la précision et le fini d'un bas-relief, que de déborder comme le rhéteur Isée Mais l'école lui ayant enseigné l'art de s'emporter et de courir comme la bacchante, il s'emporte et il court; toutefois, on sent qu'il est retenu par une main invisible, ce qui le fait paraître déjà tout haletant au bout de quelques pas. Tour à tour Fin-' spiration et l'école se le disputent, mais ni l'une ni l'autre ne peuvent l'avoir tout à fait; de là son allure pénible; quand il déclame, il n'a pas la suite superficielle ni la facilité d'un bon déclamateur; quand il pense fortement et se serre, il n'a pas cette simplicité qui est la clarté des poésies profondes.

Juvénal se sert peu de la forme du dialogue; il

i./i(FO<orrcnit'or.(Juvënat, satire iii, vers 74.)

enseigne, il déclame, comme du haut d'une chaire; il soutient une thèse à la manière des rhéteurs; il déploie un art infini, qui éblouit et qui fatigue; il applique la pompe de l'épopée aux choses les plus vulgaires, et il est si grave, jusque dans ses obscénités, qu'on voit bien qu'il ne s'y plaît pas comme à des souvenirs de libertinage, mais comme à des hardiesses de son art. Il a peu d'invention poétique; il s'en tient à son thème, sans s'égarer à droite et à gauche, comme fait Horace, lequel se met en route sans parti pris, et change de sujet dans son sujet. Voilà pourquoi il est si difficile de donner un titre précis aux satires d'Horace, au lieu qu'on peut résumer par un mot chacune de celles de Juvénal. En outre, Juvénal est toujours en colère; ses plaisanteries, souvent très-fines, ne sont jamais gaies. On sent que s'il n'avait pas été aux écoles, il aurait pu rire de bon cœur; mais son rire est celui d'un homme qui se croit tenu à tant de gravité, qu'il veut la garder même en riant; ou bien, si vous voulez, c'est le rire d'un homme qui en a perdu l'habitude. On aime encore mieux sa colère plus apparente que vraie, qui ressemble un peu à celle de ses camarades d'étude, quand ils faisaient la leçon à un tyran.

Sous le cynisme effronté de Pétrone, sous sa gaieté libertine, il y a plus de colère réelle et plus d'arriè re-pensées courageuses que sous l'indignation de Juvénal. C'est peut-être pour cela que Pétrone conspira contre Néron, et s'ouvrit les veines, au lieu que Juvénal ne conspira contre personne, et mourut dans son lit. Toutefois son exaltation fait, à pre-

mière vue, une singulière illusion. On a presque honte, en le voyant si emporté, de se sentir plus froid que lui; mais quand on l'a lu de plus près, c'est lui qu'on trouve froid. On s'aperçoit bientôt qu'il est monté sur un trépied auquel il manque le Dieu; et si, dans ce moment-là, il tombait sous la main quelques-unes de ces pensées de Tacite, si pleines de mélancol~ et de découragement, ou seulement une phrase sèche et nue de Suétone, où le fait est raconté et comme enregistré sans réflexion, on serait assurément plus ému.

V. Tabteau de ta catastrophe de Séjan.

Un des plus beaux morceaux, non-seulement du recueil de Juvénal, mais de la poésie latine, c'est assurément le tableau de la chute de Séjan. La satire des Vœux n'a pas de plus bel endroit, et cette satire est elle-même la meilleure de Juvénal. Le poète y est dans tous ses avantages; le morceau èst sans défaut, et pourtant l'impression qu'on en reçoit n'est pas celle que produisent les œuvres parfaites. A quoi cela tient-il? à ce que la déclamation a passé par là. On en va juger.

Voici le morceau

« 11 en est que précipite le pouvoir, objet d'une « si violente envie ils sont accablés par la longue « et brillante liste de leurs honneurs. Les statues « descendent de leur base et suivent le câble. La « hache brandie contre les roues mêmes du char « les met en pièces; elle brise jusqu'aux iambes des

« chevaux innocents. Déjà le feu pétille, déjà, dans « la fournaise embrasée par le soufflet, rougit cette « tête adorée du peuple le colossal Séjan éclate et « se dissout. Et de cette face, la seconde de l'uni« vers, voici qu'on fabrique des vases, des bassins, '< des poëles à frire, des cuvettes!

« Orne donc ta maison de laurier; conduis au Ca« pitole un grand taureau blanc Séjan est traîné « au croc et livré en spectacle Et tout le monde de « se réjouir. « Quelles lèvres il avait et quel vicc sage Jamais, croyez-m'en, je n'ai aimé cet « homme. Mais sous quelle accusation a-t-il suc« combé? quel délateur, quels indices, quels té« moins l'ont dénoncé? Rien de tout cela. Une f< longue et verbeuse lettre est venue de Caprée. « Fort bien; je n'en demande pas plus. Mais cc que fait la tourbe de Rémus? Ce qu'elle a tou« jours fait; elle passe du côté de la fortune, et « elle hait les condamnés. Ce même peuple, si r< Nursia* eût accompli les vœux du Toscan, et si a la vieillesse sans défiance du prince eût été ac« câblée, ce même peuple, à l'heure où je parle, « proclamerait Séjan Auguste. Depuis que nous ne cc vendons plus nos suffrages, il ne se soucie plus « de rien lui, qui jadis distribuait commande« ments, faisceaux, légions, tout, il se tient chez « lui; il n'a que deux soucis et ne désire que deux « choses du pain et des jeux. M

« On dit qu'il en périra bien d'autres. N'en « doutez pas, la fournaise est vaste; je viens de I. YiUe d'Ëtrurie où Séjau était né.

« rencontrer tout pâle mon ami Brutidius, près de « l'autel de Mars. Je tremble qu'Ajax vaincu ne « sévisse, pour avoir été mal défendu. Courons « vite, et pendant que le cadavre gît sur le rivage, « allons donner notre coup de pied à l'ennemi de « César. Mais surtout soyons vus de nos esclaves, « de peur qu'ils ne démentent leur maître, et ne le « fassent traîner en justice la gorge serrée. « Tels « sont les propos qu'on tient sur Séjan. Voilà ce que « la foule murmure tout bas. »

« Veux-tu être salué à l'égal de Séjan? avoir tout « ce qu'il avait, donner à l'un la chaise curule, à « l'autre le commandement des armées, passer pour « le tuteur du prince confiné sur l'étroit rocher de « Caprée, avec son troupeau de Chaldéens'? Tuveux « du moins commander des primipiles, des co« hortes, une élite de chevaliers, un camp dans t< Rome? Pourquoi non? Ceux-mêmes qui ne « veulent pas tuer, sont jaloux de le pouvoir. Mais « cet éclat, ce bonheur, sont-ils de si grand prix « qu'il faille les payer de tant de maux? » « Aimes-tu mieux porter la prétexte, comme ce (~ misérable qu'on traîne au croc, que d'être une « puissance àFidène ou à Gabies, oubien un pauvre f< édile en haillons, jugeant des délits de fausse me« sure, et brisant des vases frauduleux dans Ulubre « déserte? Séjan, de ton aveu, n'a donc pas connu « ce qu'il fallait souhaiter. En désirant des honneurs « sans mesure, en étant insatiable de richesses, il « entassait l'un sur l'autre les étages d'une tour imt. Les astrotoguM.

« mense, pour tomber de plus haut, d'une chute « plus rapide et avec plus de fracas »

Quosdam précipitât subjecta potentia magna; Invidite; mergit longa atque insignis honorum Pagina descendunt statuae restemque sequuutur. Ipsas deinde rotas bigarum impacta securis

Csedit, et immeritis franguntur crurac:)ba))is. Jam stridunt ignés, jam follibus atque caminis Ardet adoratum populo caput, et crepat ingens Sejanus deinde ex facie toto orbe secunda Fiunt urceoli, pelves, sartago, patetiae.

Pone domi lauros, duc in Capitolia magnum

Cretatumque bovem Sejanus ducitur unco

Spectandus. Gaudentomnes. Quse labra! quis illi Vnitus erat! nunquam, si quid mihi credis, amavi Hunc hominem. Sed quo cecidit sub crimine? quisnam Deiator? quibus indiciis? quo teste probavit? Ni) horum verbosa et grandis epistola venit A Capreis. Bene habet; nil plus interrogo. Sed quid Turba Remi? Sequitur fortunam, ut semper, et odit Damnatos. Idem populus, si Nursia Tusco

Favisset, si oppressa foret secura senectus

Principis, bac ipsa Sejanum diceret hora

Augustum. Jam pridem, ex quo sunragia nulli Vendimus, effudit curas; nam, qui dabat otim Imperium, fasces, legiones, omnia, nunc se Continet, atque duas tantum res anxius optat, Panem et Circenses. Perituros audio multos. -Nil dubium magna est fornacula pallidulus mi Brutidius meus ad Martisfuit obvius aram.

Quam timeo, victus ne pœnas exigat Ajax

Ut male defensus Curramus praecipites, et,

Dum jacet in ripa, calcemus Coesaris hostem. Sed videant servi, ne quis neget, et pavidum in jus Cervice obstricta dominum trahat. Hi sermones Tunc de Sejano, secreta haec murmura vulgi. Visne salutari sicutScjanus? habere

Tantumdem, atque illi sellas donare'curules, IHum exercitibuspraeponere? tutor haberi

Principis angusta Caprearum in rupe sedentis Cum grege Chaidaeo? vis certe pila, cohortes, Egregios équités et castra domestica. Quidni

Haec cupias? Et qui nohmtocciderc quemquam Posse vniunt. Sed quaeprcedara et prospera tanti Ut rébus iaetis par sit mensura matorum?

Hujus, qui trahitur, prstextam sumere mavis, An Fidenarum Gabiorumque esse potestas, Et de mensura jus dicere, vasa minora

Frangere pannosus vacuis oedilis Ulubris? Ergo quid optandum foret, ignorasse fateris Sejanum nam qui nimios optabat honores Etnimias poscebat opes, numerosa parabat Exce)sae turris tabulata, unde altior esset

Casus, et impu)sse praeceps immane ruinae. (Satire x, 56-107.)

La peinture de la catastrophe est très-belle; c'est la beauté qui convient à la satire. Le sérieux en est mêlé d'ironie. Si le poëte satirique n'est pas pour le personnage qui tombe, il n'est pas non plus pour le dur vieillard qui triomphe. Quelle hardiesse dans les figures! Cre~ft< w</ens Se;anus/ Oui, c'est Séjan lui-même qui éclate; il ne reste déjà plus du héros que les débris de sa statue mise en pièces par le peuple.

Le dialogue entre ces deux hommes modérés qui s'entretiennent de l'événement, rappelle les meilleurs d'Horace. Ni l'un ni l'autre n'ont été les courtisans de César ni de son favori; vrais types des honnêtes gens au milieu des révolutions, qui ne donnent prise ni aux faveurs de la fortune ni à ses retours. En dehors de cette scène, où les rôles sont si brillants mais si périlleux, ils jugent des coups de théâtre, sans passion, sans colère, mais aussi sans illusion. Séjan, Tibère, et sa longue lettre venue de Caprée, le peuple, chacun a son trait; et le peuple n'a pas le moins sévère. Peuple bien digne en effet de Séjan et de Tibère, que cette tourbe deRé-

mus qui suit toujours la fortune et se déclare contre tous les vaincus

Le carnage des amis de Séjan, ces égorgements en masse par lesquels Tibère se vengea tout à la fois en tyran qui avait eu peur et en fourbe qui avait été dupe, sont prédits en quelques mots terribles, dans leur simplicité ironique. « Il en mourra « bien d'autres; la fournaise est vaste. Je viens « de rencontrer Brutidius; il était tout pâle. M Ce Brutidius périt en effet dans la conspiration de Séjan. Il avait, dit Tacite, de grands talents; mais dans son ardeur de dépasser d'abord ses égaux, puis ses supérieurs, enfin ses propres espérances, il se perdit. C'est le sort de certaines gens qui méprisent une fortune lente, mais sûre, et qui préfèrent les avantages prématurés, avec le risque de les payer de leur vie'. Quelle profondeur dans cette réflexion sur Tibère « Je crains qu'Ajax ne sévisse, « comme ayant été mal défendu! Le trait qui suit nous donne la mesure de la servitude où Rome était plongée « Courons, allons donner « notre coup de pied au cadavre de l'ennemi de « César. Et surtout, que nos esclaves en soient « témoins JJ Certes, nos deux interlocuteurs ne sont pas gens à faire ce qu'ils disent l'obscurité de leur condition les en exempte mais ils savent qu'il y allait de la vie à ne pas le faire, et que pour le faire utilement, il fallait y être vu par ses esclaves. S'ils étaient des personnages de marque, qui sait s'ils n'achèteraient pas la sécurité à ce prix? ~1 t. ~nt)o;M,IH, M.

La suite sent un peu le lieu commun de l'école: « Veux-tu avoir le rôle de Séjan?. » Et ceci « Aimes-tu mieux être Séjan, au risque de finir par le croc des Gémonies, que d'être un petit magistrat de Fidènes ou d'Ulubre?. Qui prouve trop ne prouve rien; c'était le défaut de la logique des écoles de déclamation. Mais l'image de cet édifice à plusieurs étages qui s'écroule avec fracas, est sublime.

Que manque-t-il donc à ce morceau pour nous contenter? Quelque chose qui dise la catastrophe est méritée. Séjan est trop ménagé. Peu s'en faut même que les réflexions sur sa condamnation sans jugement, sans témoins, sans indices, et sur la lâcheté de ce peuple qui foule aux pieds celui qu'il eût proclamé Auguste, ne le rendent intéressant. Pour le poëte, Séjan n'est qu'un ambitieux. Il a voulu trop d'honneurs, il a été insatiable de richesses il a payé de la vie l'accomplissement de vœux indiscrets. Il avait mal calculé., il ne connaissait pas les vrais biens. Où donc est l'adultère qui corrompt la femme de Drusus, et se sert de la main de cette femme pour empoisonner son mari? Où est le misérable qui entreprend de détruire la famille de l'empereur par l'empereur lui-même? Où est le meurtrier juridique de Crémutius Cordus? Où est le ministre aux haines duquel il fallait se prostituer pour arriver aux emplois publics? Où est le favori qui a réussi à se faire un nom exécrable sous le règne et à côté de Tibère? L'idée de l'inanité des vœux domine le morceau, comme il domine la pièce; l'idée du châtiment qui suit le crime en est

absente. Or, on ne sert pas la morale en montrant aux hommes la mauvaise issue de tous leurs désirs; on peut la servir en leur faisant voir que personne n'est criminel impunément.

La vanité des vœux est sans doute un côté de la morale de cette catastrophe; mais c'est le moins saisissant. Il était d'ailleurs plus favorable à la description, aux tableaux, aux mouvements; aussi a-t-il plus tenté Juvénal. Là encore les habitudes de l'école se trahissent. Le thème de Séjan présenté comme victime de son ambition est un thème d'école.

II en est de même de la pensée générale de cette satire. Dire que la puissance, le génie, l'éloquence, la gloire des armes, la beauté du corps, une vie longue, sont des dons qui coûtent cher, soit ceux qu'on a reçus de la nature, soit ceux qu'on doit à ses propres efforts; qu'on court moins de risque à vivre dans un grenier qu'à posséder les jardins de Sénèque que les voleurs ne sont pas à craindre pour qui n'a rien dans sa poche; que l'homme qui voyage de nuit, n'eût-il sur lui qu'un petit vase d'argent, a peur du frémissement d'un roseau sur lequel se jouent les rayons de la lune, tandis que le voyageur qui n'a -rien chante au nez du voleur; qu'il vaut mieux juger des délits de faux poids à Gabies, en toge râpée, que de finir comme Séjan par le croc des Gémonies c'est plaider une de ces causes où l'on a trop raison, c'est déclamer. Il ne sert à rien non plus, comme fait Juvénal à la fin de sa pièce, de réduirece que nous pouvons souhaiter ceci un esprit sain dans un corps sain; une âme forte qui n'ait

pas peur de la mort., et n'y voie qu'un bienfait des dieux; qui préfère les travaux d'Hercule aux amours et au duvet de Sardanapale. Car à quoi employer cet esprit sain, et cette force d'âme? Comment user de ses talents? Quels sont ces travaux d'Hercule? Je reconnais là l'inconséquence du stoïcisme. Voilà son sage, détaché, isolé, en l'air, aspirant à une perfection stérile. Combien la philosophie chrétienne est plus conséquente Elle rend le sage au monde; elle lui conseille d'appliquer cet esprit sain, cette force d'âme aux affaires, sans exclure les plus brillantes et les plus périlleuses. Elle permet l'ambition aux grands talents, lesquels ne sont donnés à quelques-uns que pour le service de tous. Mais elle leur dit Paye en bienfaits le loyer des dons que tu as reçus; fais le bien, même le bien pour le mal. Toute la conduite est réglée. Rien n'est sans explication. L'activité se concilie avec la vertu.

Mais Juvénal, comme Tacite, comme Sénèque, car ils se ressemblent tous par cette inconséquence de leur morale, ne pouvaient pas en dire plus. Avec des dieux auxquels ils croyaient ou dont ils doutaient selon leur humeur, c'était beaucoup qu'ils se fissent un idéal du sage, sauf à le laisser sans direction. Le christianisme allait se charger de le conduire.

VL Action de la satire sur les mœurs. Horace et Juvéna). Il faut reconnaître que la satire contemporaine a peu d'action sur les sociétés. Je ne sache que deux choses qui soient propres à réformer les mœurs d'un peuple, si cette réforme est possible, c'est la religion et le théâtre; la religion, qui châtie les vices; le théâtre, qui s'en moque. Dans un pays, par exemple, qui aurait des croyances, et qui craindrait le ridicule, je crois qu'un vice scandaleux aurait de la peine à tenir, si les mêmes hommes entendaient le matin un saint prêtre le flétrir au nom de la religion, et le soir un poëte rieur et fin le couvrir de ridicule. Par conséquent, la satire, qui est une sorte de milieu entre ces deux influences, ne peut faire peur aux vices qu'autant qu'elle sait emprunter avec supériorité, soit quelques-unes de ses foudres à la religion, soit quelque pièce de son armure légère au théâtre.

Horace a parfaitement rempli ce dernier rôle. Voilà pourquoi ses satires ont pu, de son vivant, sinon réformer les mœurs, du moins sauver quelques apparences; or les apparences sont une partie essentielle de la morale publique. Il est vrai qu'il se montrait coulant, d'une vertu peu sévère, et qu'il prenait les mœurs comme Auguste les hommes, en flattant les vieilles vertus, mais en inclinant aux vices du temps; il est vrai qu'il était prudent, qu'il s'entourait de précautions pour parler aux hommes

corrompus, qu'il avait peur qu'on ne le crût en faveur, qu'il se faisait petit et humble pour donner le change à ses envieux, qu'il tournait autour des vices, n'osant les attaquer de front; mais il est vrai aussi qu'il dut répandre le goût des vertus privées dans un pays où il n'y avait plus de place pour les vertus publiques.

Horace entre dans vos faiblesses; il vous dit <( Voyez, je suis un pourceau du troupeau d'Épi« cure. » Mais qu'on ne s'y fie pas; quand on croit l'avoir pour soi jusqu'au bout, il vous tourne le dos et se moque de vous. Il gourmande ses amis euxmêmes d'un ton doux, en leur serrant la main, et il baise les blessures qu'il leur fait. En outre, au lieu de ces maximes générales de vie spéculative, dont Juvénal est plein, espèces de formules qui ne font pas plus d'effet sur les âmes corrompues que les consolations sur les gens désespérés; au lieu de ces apophthegmes de morale universelle, qui indiquent ce qu'on doit faire plutôt que ce qu'on peut faire, Horace nous donne de ces vérités d'expérience, de ces préceptes de détail, de ces petites vertus d'intérieur, qui ne sont pas dans les livres, mais qui s'apprennent, dans le commerce des hommes, avec l'expérience et les cheveux blancs. Sa moquerie est douce, gaie, pénétrante. Devant les autres, on ne paraît pas en avoir été atteint; rentré chez soi, on trouve le trait sous sa toge. La satire d'Horace est venue dans un temps de luxe et de paix, où les caractères étaient un peu pâles, et où le vice même se couvrait d'un vernis de bon ton et d'élégance; elle s'est attaquée à des travers moins monstrueux,

et par conséquent plus communs. Voilà pourquoi elle est encore d'une application si populaire. La satire de Juvénal n'a ni l'un ni l'autre des deux caractères dont j'ai parlé. Quant à la religion, ce qu'il en a dit en se moquant ôte toute autorité aux endroits où il en parle sur le ton sérieux. Je ne sais s'il a rien écrit de plus fin, et même de plus gai que cette raillerie sur l'état des dieux, avant que le monde fût corrompu.

« Ainsi vivaient les habitants du Latium, avant « que Saturne fugitif quittât son diadème pour la « faux des moissonneurs. AlorsJunonn'étaitqu'une

« petite fille, et Jupiter un simple particulier dans « les antres de l'ida, alors les dieux n'avaient point '< de banquet au-dessus des nuages, et leurs coupes « n'étaient remplies ni par l'enfant d'Ilion, ni par f( la belle épouse d'Hercule, ni par Vulcain essuyant « ses bras noircis à la fumée de Lipari, après avoir « vidé des coupes de nectar. Alors chacun des dieux « dînait seul la foule n'en était pas si nombreuse « qu'aujourd'hui, et l'Olympe, content d'un petit « nombre de divinités, pesait moins sur les épaules f< du malheureux Atlas. »

Quondam hoc indigenae vivebant more, priusquam Sumeret agrestem, posito diademate, falcem Saturnus fugiens tunscum virguncula Juno Et privatus adhuc tda~s Jupiter antris,

Nulla super nubes convivia cœ)ico!arum,

Nec puer Iliacus, formosa nec Hercutis uxor Ad cyathos, et jam siccato nectare tergens Brachia Vulcanus Liparea nigra taberna.

Prandebat sibi quisque Deus, née turba Deo'utn Talis, ut est hodie, contentaque sidéra paucis Numinibus, miserum urgebnntAtiantaminori Pondère. (Satire xm, 39.)

Chose singulière dans cette même satire où il se moque des dieux, il attribue au mépris qu'on en fait tous les maux qui affligent la terre. Ce n'est pas la seule inconséquence religieuse de notre poëte. Seulement, quand il est incrédule, sa franchise perce à travers ses précautions; on remarque sur ses lèvres un sourire de dédain pour ce culte usé qui s'en va en superstitions de vieille femme, depuis que les moeurs ne le soutiennent plus. Au contraire, quand il affecte de la foi, on sent qu'il se sert des noms officiels de la religion païenne, pour s'adresser au dieu inconnu de Socrate, ou plutôt que les dieux ne lui sont venus à l'idée que comme un des lieux communs de l'école, du développement le plus facile et le plus à effet.

La société d'Horace tournait à la corruption celle de Juvénal était pourrie. Aussi le ridicule, qui pouvait être une arme assez forte contre la première, se serait émoussé contre la seconde. Juvénal n'en essaya pas; ce n'était ni possible, ni dans son génie. Les moindres vices étant des crimes, il y avait plutôt lieu à s'indigner qu'à rire. Juvénal s'indigna donc; mais il attendit prudemment que les personnages de ses satires fussent couchés le long de la voie Latine et de la voie Flaminienne; et il laissa passer devant lui, sans se prononcer, quarante ans de crimes et de folies, pendant lesquels il dépendit du hasard, qui fait qu'un prince est bon ou mauvais, que Rome se précipitât dans la débauche et la délation, ou qu'elle se contraignît et qu'on ne s'étonnât plus d'y être en sûreté.

La satire de Juvénal n'a donc pas eu d'action sur

l'époque où il a pris ses portraits. Si elle eût été aussi courageuse qu'elle est âpre, si Juvénal eût attaqué les gens de leur vivant, je doute que sa franchise n'eût pas été plus dangereuse pour lui que profitable aux mœurs. Aujourd'hui, quel fruit tirer de toute cette froide exaltation contre des vices extraordinaires qui dégoûtent plus qu'ils ne corrompent, et dont plusieurs, grâce à Dieu, ont péri avec Rome? Quelle application en pouvons-nous faire à nos petites faiblesses de gens civilisés, à nos compromis secrets avec la conscience, à ce train journalier de vices polis et peu bruyants, auquel Horace fait encore une petite guerre si utile, de sa campagne de Sabine, et à dix-huit siècles de nous? Restent donc à Juvénal quelques principes généraux de philosophie et quelques maximes de morale professorale, qui n'obtiennent rien de l'homme, pourvouloir en exiger trop; espèces d'abstractions stoïciennes, d'une application si difficile, que si quelqu'un entrait dans la vie armé et enveloppé de ces maximes, il ne s'y trouverait ni moins nu ni moins vulnérable, et ne s'irait pas moins heurter contre toutes choses. Quant à ces préceptes de détail, où excelle Horace, Juvénal n'y a presque point songé, soit que ce fût un esprit plus vigoureux que fin; soit qu'il eût été détourné par ses habitudes de rhéteur de descendre au détail de la vie; soit que dans la société où il vécut, n'y ayant point de nuances dans les vices, mais tout étant grossier, tranché, monstrueux, une demi-morale, à la façon d'Horace, fût impossible. Je pencherais pour cette dernière opinion. En effet, à des maux extrêmes

que peut opposer Juvénal, si ce n'est des remèdes extrêmes? Sa recette, c'est la vertu; mais quelle vertu? La vertu pure, absolue, « dont l'âpre sen« tier peut seul conduire à une vie tranquille. » Semita certe

Tranquillae per virtutem patet unica yitae. (Satire x, 363.) Du temps de Juvénal, pourtant, cette vertu était la seule protestation possible des gens de bien. Ils s'y renfermaient comme dans un sanctuaire et se livraient dans l'ombre à de stériles contemplations de cette divinité tombée; ou bien, si leur âme chaude et impatiente les poussait à vouloir servir d'exemples et à faire tourner leurs vertus à l'amélioration des mœurs publiques, comme ils risquaient de succomber dans leur sainte entreprise, cette espèce de religion les aidait du moins à mourir et à faire des libations de leur sang à Jupiter libérateur

VII. Politique de Juvénal.

Maintenant il est curieux de connaître quelles sont les idées politiques de Juvénal, si l'on peut appeler idées politiques d'énergiques malédictions contre les riches, et d'éloquents tableaux de la misère des pauvres. La satire m, où un certain Umbricus, ami de Juvénal, fait ses adieux à Rome, pourrait être regardée comme le plaidoyer du prolétaire contre le riche. Écoutez tous les griefs du pauvre. Son témoignage en justice ne compte pour t. Tacite, Annales, XV), 35.

rien. Qu'on produise devant les juges un homme aussi vertueux que Numa, aussi religieux que Cécilius Métellus, aussi aimé des dieux que Scipion Nasica « Est-il riche? demandera-t-on. Combien a-t-il d'esclaves? combien d'arpents de terre? Tient-il table? » De ses moeurs, on ne s'en informe qu'en dernier. Celui-là qui a son coffre plein, .est seul digne de foi. Le pauvre n'a pas même de crédit, quand il se dévoue aux dieux infernaux, pour garantir sa parole; on croit que le pauvre méprise la foudre et les dieux, et que les dieux dédaignent de le punir'.

On rit de sa robe sale, on rit de ses souliers percés ou rapiécés; la pauvreté rend les hommes ridicules, et c'est par là surtout qu'elle est un si grand mal. Si le pauvre se trompe de gradins, et va s'asseoir sur ceux des chevaliers « Sortez d'ici, lui « crie-t-on, vous qui ne payez pas le cens, et faites « place à la postérité de nos crieurs et de nos maîtres '< d'escrime M Un père donne-t-il sa fille .à un pauvre? Le pauvre est-il jamais nommé dans les testaments, ou consulté par l'édile~?

Le pauvre est ruiné par un incendie; son grabat, les six coupes qui décoraient son buffet, son petit vase, sa statue couchée de Chiron, son vieux coffre, où des livres grecs étaient mangés aux vers, tout cela périt. Lui-même quitte sa cellule dévastée, et nu, mourant de faim, il n'obtient de personne ni pain ni gîte. Que le feu prenne au palais du riche, c'est un malheur public; les dames romaines se dé-

i. Satire m,vcrsi3T. 2. Satire ui,Yers)t6.

chirent les cheveux, le préteur suspend ses audiences les dons pleuvent de toutes parts l'un offre le marbre pour rebâtir le palais; l'autre, les statues; un troisième, les livres, les tablettes; un quatrième, des boisseaux d'argent; tout le monde est si généreux pour ce riche, qu'on pourrait le soupçonner d'avoir brûlé sa maison'.

Mais que doit faire le pauvre, ô Juvénal, pour changer son sort?

« Les pauvres romains, nos ancêtres, auraient dû « s'exiler tous ensemble de leur patrie. » Agmine facto

Debuerunt olim tenues migrusse Quirites. (Satire u), <69.) Triste conseil en vérité, non pas seulement parce

qu'il n'eut remédié à rien, mais parce qu'il est d'un homme qui n'en sait pas de meilleur. Et ce n'est pas seulement Juvénal qui ne sait quel conseil donner au pauvre, ce sont tous les philosophes de son temps; c'est le stoïcisme si hardi en apparence, et si résolu, c'est tout ce que la vieille religion de l'État comptait de croyants, vrais ou faux, qui pouvaient avoir quelque souci des malheurs de la patrie. Si vous demandez à Sénèque, à cet homme si fin, si délié, qui trouve des raisons à tout, ce'que doit faire le pauvre pour sortir de ses misères « Mourir, )) répond Sénèque.

Oui, mourir; oui, grossir le nombre des suicides, tout exprès pour que Sénèque triomphe et écrive a son ami Lucilius « Voyez donc, mon ami, combien i. On a déjà vu d<u<s Martin) ce p~un'e qui est chassé des grains restées, et ce fiche qui s'incendie tui-môme I:ocr b<'t)ët:cict' sur te feu.

(c d'hommes qui meurent volontairement, et con« cluez-en qu'il est bien aisé de mourir M » Si vous demandez à Tacite, à cet homme si profond, qui pénètre si avant dans les âmes corrompues, qui a une si grande connaissance des méchants,. ce qui reste à faire au pauvre et à l'opprimé, au milieu de ces princes qui ensanglantent Rome, de ces armées qui vendent l'empire, de ces délateurs engraissés de confiscations, de ces mers pleines d'exilés;

Tacite ne répond rien. Tacite ne s'occupe que des faits consommés et de leurs causes; l'avenir n'est pas de son domaine. Tacite a des tableaux à faire, et non des conseils à donner. Tout ce qu'il pourrait conseiller, c'est qu'on fît comme lui; qu'on s'arrangeât de ce qui est; ou bien encore, qu'on fît des conspirations, pour lui fournir des sujets de tableaux.

Si l'on demande conseil à Juvénal;

« Retirez-vous au Mont sacré, » vous dit-il. Tous ces grands esprits voyaient bien le mal de la société romaine, et le proclamaient plus ou moins haut, dans la mesure de leur courage; tous décrivaient à merveille les divers aspects de cette corruption immense; tous en savaient tirer de beaux effets de style; tous en dissertaient avec tant d'esprit et de sang-froid, qu'on ne saurait dire si, à l'exemple de ce riche, joyeux de voir sa maison brûler, parce que les dons lui en rendront une plus belle, ils n'étaient pas au fond assez satisfaits d'une confusion si féconde en tableaux, et qui prêtait tant aux effets de style. Tous enfin, de bonneJbi ou

par forme oratoire, s'attristaient unanimement sur les vices et les misères de leur temps mais pas un n'indiquait de remède; car je n'appelle pas de ce nom la recette de suicide si vantée par Sénèque et qui ne pouvait être, après tout, qu'un remède individuel. Ils pensaient, ils parlaient, ils écrivaient, comme si le monde dût unir avec eux. Ils ne voyaient la postérité qu'en gens de lettres; ils s'inquiétaient jusqu'à un certain point si elle les lirait, mais non comment on y vivrait. Ils se sentaient arrivés à une fin, et comme acculés à un abîme; mais, au lieu de regarder au delà, ils s'asseyaient gravement sur les bords de cet abîme, subtilisant sur le peu de mal qu'on se faisait en y tombant; quelquefois tournant la tête vers le passé, jamais ne songeant à l'avenir, jamais n'en prononçant même le nom. Quelquesuns parlaient de l'immortalité de l'âme, soit par respect pour la religion de l'État, soit pour exposer à ce sujet leurs doutes ingénieux très-peu y croyaient. Enfermés dans ce cercle sans issue, et ne pouvant ni ressusciter le passé, ni rendre le présent meilleur, ils avaient pris le parti de faire de la littérature surtout et de tout, et de ne voir, dans les affaires humaines, que des sujets de livres seulement ceux qui avaient un grand talent apportaient à cette occupation une gravité qui a souvent fait illusion sur la portée politique ou philosophique de leurs desseins.

Qui donc savait quelque chose sur l'avenir? Il y avait alors des hommes dont Juvénal a décrit le supplice avec l'indifférence d'un incrédule qui voit supplicier des fanatiques; des hommes dont Sénèque n'a pas osé dire du bien, quoique beaucoup de choses prouvent qu'il en pensait; des hommes dont Tacite a écrit, soit préjugé soit plutôt ignorance, que c'était une caste odieuse pour ses crimes, qui commençait à.infecter Rome, où vont se jeter, comme dans un égoût, toutes les choses infâmes des hommes que Suétone déclare infectés d'une superstition malfaisante, et dont il compte les supplices parmi les actes louables du règne de Néron que Quintilien ne semble pas avoir aperçus, et qu'il n'a pas nommés; que Pline le jeune voulait bien reconnaître comme d'assez bonnes gens, et de meurs inoffensives, tout en déclarant, comme Suétone, leur superstition mauvaise, excessive, ce qu'il prouvait en mettant à la torture de pauvres filles esclaves; des hommes dont Trajan disait qu'il ne fallait pas les rechercher, mais que s'ils étaient accusés et convaincus, il les fallait punir, à moins qu'ils ne consentissent à invoquer les dieux et à se prosterner devant son image. Or ces hommes s'assemblaient à certains jours, avant le lever du soleil, et chantaient des cantiques en l'honneur de leur Seigneur, et s'engageaient par serment, non pas à conspirer contre

VIII. Les chrétiens.

César, ni à lui refuser le tribut de leur argent ou de leurs vies, mais à ne commettre ni vol, ni fraude, ni mensonge, ni adultère, mais à ne pas nier un dépôt, ce que Juvénal appelait presque une peccadille qui ne valait pas qu'on s'en plaignît, dans le courant de vices où Rome était plongée. Après cela, ils se séparaient pour assister, par petites réunions, à des repas fraternels; et quand les officiers du proconsul venaient leur défendre, au nom de l'empereur, de vaquer en commun à leurs rites, ils ne s'assemblaient plus, ils ne chantaient plus, ils ne dressaient plus la table du festin.

Mais déjà les temples de la vieille religion étaient déserts, et ceux qui faisaient leur état de vendre des victimes ne trouvaient plus d'acheteurs; et sous cette pourriture de l'empire, tantôt exposée à nu, tantôt voilée de quelques victoires, il y avait un mouvement de régénération lente, qui échappait aux esprits les plus éclairés, et qui n'était aperçu que de Dieu. C'est qu'en effet il était bien diincile de comprendre que le faible fut le fort, que la caste fut le vrai peuple, et que ceux-là qui n'avaient point de grands poëtes pour compatir à leurs misères, point d'historiens pour recueillir leurs obscurs combats contre la chair et la tentation du mal, point de flatteur habile et puissant pour les soutenir auprès des Césars, mais qui avaient de pauvres servantes, des hommes de la campagne, des soldats clair-semés dans les armées, et cà et là quelque humble ministre, homme ou femme, pour offrir au Christ les cœurs de tous ses frères, fussent plus capahles de fonder une société nouvelle que tous les grands

hommes de l'empire de traîner la vieille Rome quelques années de plus

C'est là seulement qu'était la vie; là, la morale applicable; là, l'avenir politique et religieux du monde. Ces hommes simples étaient plus instruits en économie sociale et plus savants en l'art de vivre que les historiens et les rhéteurs. Ils commençaient par où il faut commencer, c'est-à-dire qu'ils réformaient les mœurs privées pour restaurer les mœurs publiques. Au lieu de protester contre le siècle, sauf à se laisser aller à son flot, comme faisaient les grands hommes de l'empire, en conciliant péniblement leur honnêteté et leur bien-être, ils songeaient à mortifier leurs passions, à faire taire leurs mauvais désirs, à fermer leurs oreilles aux paroles déshonnêtes et leur âme au scandale; les pauvres, à ne pas envier les riches; les esclaves, à ne pas dénoncer leurs maîtres; les hommes libres, à traiter en frères les esclaves et tous, à se retirer silencieusement du siècle, pour n'y laisser que ce qui appartenait à l'empereur, à savoir leurs corps et leurs biens. Et quand Pline le jeune leur ordonnait d'adorer l'idole muette, à laquelle il ne croyait pas tout le premier, ou d'offrir l'encens à l'image de César, ils tendaient la gorge aux exécuteurs, car ils ne savaient pas s'ouvrir les veines c'était une mort trop savante et trop théâtrale. Or, ce fut parce que ces chrétiens avaient la science de vivre et de mourir à propos, que les barbares, en se jetant sur le vieux monde romain, n'y trouvèrent pas seulement des hommes endormis et des morts, et que la civilisation ne fut pas surprise et étouffée dans le som-

meil; ce fut grâce à ce qui était appelé par tout l'empire une secte, une superstition, une peste, et souvent n'avait pas de nom, faute par les sages du temps d'en trouver d'assez dédaigneux, que les blondes peuplades du Nord, qui poussaient devant elles, avec l'insouciance de la force, tout ce qui était de l'ancien monde, et qui ne s'étaient arrêtées ni devant ses arts, ni devant ses orateurs, ni devant ses poëtes, s'arrêtèrent devant une croix de bois, et furent les premiers à s'inoculer le peu de vie qui animait encore un cadavre.

IX. Quelques personnages des satires de Juvénal.

Juvénal encadre dans des descriptions de quelques vers les différentes classes'de la société romaine et chacun des vices généraux dont elle est travaillée. Cela fait comme autant de médailles qui représentent un côté de cette société. Ici ce sont les Juifs logés dans le temple et les bosquets de Numa, à qui l'on vend jusqu'à l'ombre de ces arbres d'où l'on a chassé les Muses; là, les Grecs, espèce ,de /hc<o<M~~ qui venaient à Rome avec des ballots de figues et de pruneaux, et qui faisaient de tous les métiers grammairiens, rhéteurs, géomètres, peintres, augures, saltimbanques, médecins et magiciens, flatteurs surtout et rampants. Les Grecs louent l'esprit d'un sot, la beauté d'un laid; ils comparent un perclus à Hercule; ils admirent la voix d'un enroué. Les Romains essayent d'en faire autant; mais les Grecs seuls y réussissent. Ils

ont ce double privilège, qu'ils flattent bassement et qu'on les croit. Pareils à ces libertins ruinés qui s'attachent aux jeunes gens de bonne famille, et les aident à se ruiner à leur tour, les Grecs s'attachaient à la ville éternelle, et la menaient aux lieux de débauche, comme une vieille courtisane enrichie qu'on enivre et qu'on dépouille; nation comédienne, riant quand on rit, pleurant quand on pleure, grelottant avec ceux qui ont froid, suant avec ceux qui ont chaud, faisant le service de jour et de nuit, flairant la chaise percée du patron et le félicitant de la liberté de son ventre; se poussant auprès des riches, et faisant éconduire les vieux clients qui avaient blanchi au service, et qui s'étaient levés toute leur vie avant le point du jour pour saluer les premiers le réveil du maître.

Pauvre client! voyez ce que lui vaut son infatigable exactitude. Le maître et lui sont assis à la même table, l'un comme maître de la maison, l'autre comme invité. Au maître, on sert un vin qui date des consuls ou de la guerre sociale, un vin des coteaux d'Albe ou de Sétia; au client, on donne d'un vin qui ne serait pas bon à dégraisser la laine. Le maître boit dans une large coupe d'ambre, enrichie de pierreries; le client, dans une tasse fêlée, bonne à troquer contre des allumettes. Hélas! l'eau du maître n'est pas même celle du client un bel esclave d'Asie verse au maître une eau limpide; le client reçoit un liquide bourbeux de la main maigre d'un Africain, qu'on ne voudrait pas rencontrer la nuit, près des tombeaux de la voie Latine. Au maître, le pain tendre et blanc comme la neige, le pain

formé de la plus pure farine; au client, une pâte compacte et dure, ou de farine moisie. Au maître, un poisson rare, apporté fastueusement dans un immense bassin, couronné d'asperges, et dont la queue semble narguer le client; au client, de misérables coquillages, servis dans un plat mesquin, farcis avec une moitié d'œuf, offrande usitée pour les morts. Le maître arrose son poisson avec de l'huile de Venafre; le client trempe son coquillage dans, une huile apportée d'Afrique, et qui sent la lampe. Les mousserons suspects sont servis au client, les champignons sains et délicats au maître ou roi. Le maître ou roi mangera, au dessert, des fruits dont le client n'aura que le parfum, des fruits qu'on croirait cultivés dans le jardin des Hespérides; le client sera réduit à croquer quelques méchantes pommes, comme celles que picore un soldat novice quand il apprend du centurion à lancer le javelot. Pourquoi le maître en use-t-il ainsi? Est-ce avarice? est-ce orgueil? Non le maître ne veut que s'amuser du client car quel mime peut être plus risible que la grimace d'un client désappointé? Voilà donc pour quel prix, quittant dès l'aurore sa femme et ses enfants, le client gravit les Esquilies, et va grelotter le premier sur les froides dalles du palais du maître Le riche admire les poëtes, mais comme l'enfant admire le paon, sans que la vue lui en coûte, tl leur prête sa maison pour lire leurs vers, ses clients et ses affranchis pour leur faire un fond de salle et les applaudir; mais la lecture finie, il laisse à leurs frais le louage des gradins et de l'orchestre. Quelquesuns sont réduits à hypothéquer sur le succès futur

d'une pièce, qui n'est pas faite encore, le payement d'un manteau ou d'un mauvais meuble. L'historien n'est pas plus heureux; on le paye un peu moins cher qu'un greffier. Le grammairien voit son modeste salaire rogné par le gouverneur de son élève, et par l'économe qui paye le gouverneur. Encore n'est-il payé que quand il en appelle aux tribuns. L'avocat qui n'a pas de vogue obtient, pour prix de ses sueurs, un jambon desséché, de mauvais poissons, de vieux oignons et quelques bouteilles de vin piqué. S il touche une pièce d'or, il la lui faut partager avec les courtiers qui lui ont procuré l'affaire. Mais son collègue, qui est à la mode, avec moins de talent que lui, a toutes les causes, et en est payé en bon argent. C'est qu'il s'est fait couler en bronze sous son large vestibule, assis sur un cheval de bataille, l'œil enflammé, dans l'attitude d'un guerrier qui appelle les combats. C'est que le plaideur, avant de confier sa cause à un avocat, examine si un magnifique anneau d'or brille à son doigt, s'il a huit porteurs, s'il est suivi d'une litière et précédé d'un cortége d'amis revêtus de leurs toges. Ailleurs ce sont les nobles, pirates des provinces, suçant jusqu'aux os la substance des rois, falsifiant les testaments, se déguisant en Gaulois, pour commettre les adultères; cochers faisant voler les chars le long des sépultures de leurs pères, s'enivrant aux tavernes avec des assassins, des esclaves fugitifs, des bourreaux et des faiseurs de bières; buvant à la même coupe et mangeant au même plat, ou bien descendant dans l'arène, et y vendant leur vie sans même qu'un Néron les y force

On pourrait faire avec les portraits du poëte une histoire domestique de Rome, dans les premiers siècles de l'empire. Son livre est un admirable complément de celui de Tacite; c'est la chronique privée d'une époque dont Tacite a fait l'histoire publique. Toutefois il faudrait se garder d'une trop grande confiance, et faire la part des habitudes de 'déclamation du poëte, et de ses colères posthumes, d'autant plus emportées qu'elles étaient moins périlleuses précaution qu'on doit prendre même avec Tacite, lequel est trop souvent porté à croire à tout ce qui lui peut fournir un trait. Ces deux génies ont tant besoin d'événements sombres, et sont si à l'aise dans le désordre et le crime, qu'on peut les soupçonner, sans faire injure à leur probité, d'avoir vu plus de choses avec leur imagination qu'avec leurs yeux. Cela, d'ailleurs, peut se dire de presque tous les écrivains trop attachés à la forme. Entre le vraisemblable et le vrai, c'est l'effet qui décide.

X. Juvénal déridé et souriant.

N'y a-t-il donc, dans Juvénal, aucun morceau doux, agréable, qui repose l'esprit et déride le front, quelques vers aimables où le poëte ne parle ni d'adultères, ni d'empoisonnements, ni de gloutonnerie, ni de pauvreté, ni de faste insolent, de ces vers qui soulagent le lecteur des continuels efforts d'indignation qu'il lui a fallu faire? Il y en a; mais il faut les chercher longtemps, et quand on les a trouvés, les relire à part, sans ce qui précède

et ce qui suit, car ils ont le charme d'une jolie phrase musicale qu'on aurait démêlée et suivie avec peine dans le tapage d'un bruyant orchestre. Je sais deux de ces morceaux qui m'ont paru pleins de calme et de grâce; je les citerai pour finir. Juvénal écrit à Corvinus qu'il célèbre le retour de son ami Catulle, lequel vient d'échapper à un naufage. Après un spirituel récit des dangers de' Catulle, le poëte s'écrie

« Allons, esclaves, soyez attentifs, et qu'un si« lence religieux règne pendant le sacrifice ornez le temple de guirlandes; répandez la farine sur les (~ couteaux sacrés, et recouvrez d'un gazon vert « l'autel où flottent les bandelettes. Je.vous suivrai (f bientôt, et dès que j'aurai accompli, comme il « convient, les pieuses cérémonies, je viendrai dans « ma maison couronner de fleurs mes petits pénates « de cire fragile et luisante. Là j'apaiserai le Jupi<' ter qui protége mon foyer, j'offrirai l'encens à mes « lares paternels, etje sémerai à pleines mains toutes « les couleurs de la violette. Déjà ma maison brille; ff de longs rameaux ombragent ma porte, et les « lampes matinales annoncent lafête que je prépare. « Que ces tendres témoignages ne te soient pas « suspects, Corvinus. Catulle, dont je fête le retour « par tant de sacrifices, a trois petits héritiers. »

!teigitar,pueri,)inguisanimisq<)efaventes, Sertaque dehbris et farra imponite cuitri: Ac molles ornale focos, g!ebamque virp.nteni. Jam sequar, et sacro, quod prœstat, rite per~cto. Inde domum repetam, graciles ubi parva coronas Ar.cipiu;)tfr.)s:itisir))u)acranitentiacera. Hic nostrum placabo Jovem, Laribusque paternis

Thura dabo, atque omnes viotœjactabo colores.

Cuncta nitent ioi~gos erexitjanua ramos,

.Et matutinis operiturfesta lucernis.

Née suspecta tibi sint hsec, Corvine, Catullus

Pro cujus reditu tot pono altaria, parvos

Treshabtit haeredes. (Satirexn, vers 83. )

Ce passage est charmant; la poésie en est moHe et facile, comme celle de Tibulle, comme celle des églogues. Le trait de la fin n'y gâte rien. C'est une allusion plus fine qu'amère à la cour qu'on faisait aux riches sans enfants, et à ces hécatombes que promettaient les coureurs d'héritages pour être couchés sur le testament. Juvénal est radouci par son sujet. Ailleurs, il aurait éclaté; ici, il raille doucement l'indignation n'est pas de saison un jour de fête.

Les vers suivants sont encore plus aimables et plus doux, par la pensée qu'ils expriment et qui est detous les temps. Ce sont, à mon goût, les plus jolis vers du recueil de Juvénal. Ils ont d'autant plus de prix, que sa muse un peu guindée semble s'y détendre.

Umbricius, maudissant Rome, ses embarras et ses mille hontes, s'interrompt tout à coup et s'écrie « Si vous aviez le courage de vous arracher aux « jeux du cirque, vous pourriez acheter une petite

« maison riante à Sore, à Fabratère ou à Frusinone, « avec le prix que vous coûte à Rome le loyer an'< nuel d'un réduit ténébreux. Là, vous auriez un <f petit jardin, avec une source peu profonde ou '< vous pourriez puiser l'eau à la main, sans le se« cours d'une corde, pour arroser sans effort vos « légumes naissants. Ayez l'amour du labourage,

« aimez à cultiver vous-même un jardin qui four« nisse de quoi donner un régal à cent pythago« riciens. C'est quelque chose, en quelque lieu « solitaire qu'on vive, de pouvoir s'y dire le maître, « ne fût-ce que d'un lézard! M

Si potes avelli circensibus, optima Sorœ

AutFabrateriœdomus, aut Frusinone paratur, Quanti nunc teitebras unum conducis in annum. Hortulus hic, puteusque brevis, nec reste movendus !n tenues plantas facili diffunditur haustu.

Vive bidentis amans, et culti villicus horti

Unde epulum possis centum dare Pythagoreis. Est aliquid, quocumque loco, quocumque recessu, Unius dominum sese fecisse lacertae. (Satire ni, vers 223.)

N'est-ce pas là, aujourd'hui encore, et ne sera-ce pas toujours le vœu du poëte et de ceux qui, n'ayant pas l'honneur d'être poëtes, n'en ont pas moins le goût de la solitude et de la vie facile des champs; surtout si, comme Juvénal et son ami Umbricius, ils ont une probité délicate et facile à s'effaroucher; surtout s'ils payent de leur repos le triste privilége de vivre dans une ville et dans un temps qui ressemblent par plus d'un trait à la ville et au temps de Juvénal, entre autres par le grand nombre d'intrigants et de factotum, postérité directe des Grecs de Cicéron et de Juvénal!

FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES

DANS LE PREMIER VOLUME.

Pages.

r'réfacedeta2'cdition. t Prefacedeta2°cdition. v PHÈDRE, OU LA TRANSITION.

LViedePhedre. 3 O.PhëdreetSëjan. 7 Uf.Phedread'autresenncmisqueScjan. tl IV. AHusionsYraicsctaUusionsfausses. 12 V.Pi~edreestptutôtuncontcurqu'un fabuliste. 22 Vf. Caractère de Phèdre.–Sonexcessive vanité. 24 VII. Phèdre écrivain intermédiaire,poëtcintermëdiaire. M VHLDustytedePhcdre. 41 IX. La décadence fut-elle brusque ou progressive?. 4(t C> X. Quel empercurrcssuscita)apoesie)atine?. 4!) LES TRAGÉDIES DITES DE SÉNÈQUE,

OU LA TRAGÉDIE EN MANUSCRIT.

P)tEM)ÈRE PARTIE.

1. Quel est l'auteur de ces tragédies? Leur caractère moral et piniosophique. 5'! Î Il. Quelques rëtlexions préliminaires sur la tragédie romaine. Appréciation des tragédies dites de Sénèque sous le point de vue j)urcment littéraire. Déclamations en vers, tragédies en manuscrit. 90 DECXtEME PARTtE.

Analyse comparée de l'OEdipe de Sénèque et de l'OEdipe de Sophoete. i '41 L 1. OEdipe de Sénèque ibid. U.OEdtpedeSophoete. ICt PERSE, OU LE ST<j':C!S}!E ET LES STOiCtENS.

1. Les vers de Boileau sur Perse sont-ils un éloge ou une critique?. 201 Il. Biographie. Enfance et éducation de Perse. 2)3 111. Du danger d'écrire de trop bonneheurc. )V.Pcrseetscsma!tres. 224 V. Les faux stoïciens et les vrais stoïciens

l'a~

Y!. De la querelle entre tes stoïciens et les olliciers de l'armée. 236 Y)). La niora)ede Perse. 239 VULPonrquoiPersecstouscur. 244 )X. De queUe façon Perse dit les mêmes choses qu'Horace 247 X. Pourquoi l'on s'est tant occupé de Perse. 253 XI. Ya-t-itproHtatircPcrse?. 25& STACE, OU LES LECTUXES PUBLIQUES.

t.StacetepcrectStacctefiis. 2(!t .O.LecaraetereettetatentdcStace. 265 )t).Lcstecturcspub)iques. 277 )V.LafëtedesSaturnaies. MO V.L'bistoirederan'ranchiOabrion. M5 YI. La Pléiade rengaine. 29f VU. Les préliminaires de la lecture. La lecture. 305 \'l)).t)ecadencedcs)ccturesriu)))iques. 317 MARTfA)., OU LA VIE DU POETE.

LViûdeMarUa). 335 Il. L'cn]pereur et le poète. Pourquoi les poëtes anciens ne partentitsjamaisdeteursprcmieresannccs?. 337 )tL Martial pauvre, et <!attcur pour avoir du pain. 343 )V.Lepoëtc de t'empireades honneurs,de la réputation et point d'argent. 349 V.Martia[etDoi))itien. 357 YLMartia[hommccandidectbon. 359 \')LDcsimpurctesde)fartia). 3C5 VtH.MartiatctStaeepOHteshvaux. 3i2 )X. Quelques personnages des épigrammes de Martia), et leurs anatogucsdccetcmps-ci. 39t X. Les avocats, les architectes et les crieurs publics. 398 XI. LcsdcrniercsanneesdeMartia). 4M JUYE~AL, OU LA DËCLAMATKtX.

L.Juvëna),satiriqueindin'erent. 4J5 )LLadcc)amationcttesdecta!natenrs. 423 !!).Quintitienpanegy.istedeJad~ciat))at!on. 432 IV. )nnucnce de la déclamation sur le talent de Juvena). 444 Y. TaMeaude)acatastrophedcSejan. 449 \'). Action de la satire sur les mœurs. Horace et Juvénal 459 VM.PotitiquedeJuvenaL. 4C3 YHLLesChretiens. 4M )X.Que)quespersonnagesdessatiresdeJuYëna). 47) X.Ju\ëna)derideetsouriant. 476





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